Dans le miroir d’Alzheimer, les déments ne sont pas ceux que l’on croit
A l’attention des trois jeunes auxiliaires de vie stagiaires qui ont maltraité récemment trois résidents atteints d'Alzheimer, en espérant qu’un jour elles soient en capacité de comprendre :
« La bête qui ronge leur conscience leur en laisse assez pour qu’ils connaissent, par instants, l’horreur d’être là ».
« Ces gens, dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe ».
Christian Bobin, La présence pure

Ces jours-ci j’ai lu dans la presse1 que trois auxiliaires de vie stagiaires sont actuellement poursuivies en justice pour des maltraitances dans un EHPAD de Seine-et-Marne sur trois résidents atteints d'Alzheimer.
Les trois jeunes tarées sont reconnues coupables de violences en réunion avec préméditation, diffusion sur Internet de scènes de violence (33 films diffusés sur Snapchat) et atteinte à la vie privée.
Laurence Rossignol, secrétaire d'État aux personnes âgées, a évoqué des actes graves « d'humiliation, de violence verbale, d'atteinte à la dignité ».
Le directeur de l'EHPAD concerné, Brice Tirvert, estime lui qu'il n'y a pas eu de défaut d'encadrement, que les pauvres petites maltraitantes ont des problèmes psychologiques et que ce n’est pas bien grave pour les victimes vu leur état…2
L’AFP mentionne d’autres faits récents du même type : « en novembre dernier, une aide-soignante d'un EHPAD de la Loire a été condamnée à un an de prison avec sursis pour des maltraitances et des humiliations sur des pensionnaires souffrant de la maladie d'Alzheimer. En octobre, en Seine-Saint-Denis, une plainte a été déposée pour de présumées violences commises par une aide-soignante sur une femme également atteinte d'Alzheimer. »
De quoi me donner la nausée et réveiller en moi un combat qui me tient très à cœur : la défense absolue des êtres les plus vulnérables.
Ma mère est morte d’une DFT (Dégénérescence Fronto-Temporale, pathologie apparentée Alzheimer) dont elle a été atteinte avant ses 60 ans. (La DFT commence souvent de manière très insidieuse à partir de la cinquantaine, avant d’atteindre des paliers irréversibles, ce qui peut prendre dix à quinze ans).
Cette maladie, je la connais du tout début à la toute fin, mieux que certains représentants du monde médical. J’ai fréquenté assidûment, pendant 3 ans, différents « secteurs fermés » où l’on emprisonne ces malades jusqu’à leur décès. Il me suffit de regarder une personne dans les yeux pour savoir jusqu’à quel point l’Alzheimer ou consorts a déconnecté les circuits neuronaux.
Dans l’une des résidences médicalisées, située près de Paris, où j’ai dû finalement me résoudre à la placer, ma mère a été maltraitée par une aide-soignante. D’autres auxiliaires de vie n’ont pas été d’un professionnalisme irréprochable, loin s’en faut.
C’est pourquoi je m’autorise à écrire aujourd’hui un peu sur le sujet ; un peu seulement, pour me préserver, pour ne pas faire remonter trop vite, comme lors d’une plongée en apnée, ce que j’ai réussi à faire descendre au fond de mon océan mémoriel.
La dégénérescence du cerveau entraîne une vision impressionniste de la vie ; les malades accordent leur attention à des petites touches du réel et à la lumière qui les transcende. Ainsi, un travail d’écriture sur les ressentis face à cette maladie peut adopter un style impressionniste ou pointilliste. Il s’agit de travailler sa mémoire par petite touche, peindre une anamnèse où chaque point scintillant rendra une part de vérité et de dignité à ces Vivants qui quittent ce monde avant de mourir.
Ces trois stagiaires adolescentes ayant pris plaisir à humilier des êtres humains qui pourraient être leurs grands-parents, ce sont elles les démentes, ce sont elles qui ont de grandes tares, des handicaps patents au cerveau, au cœur et à l’esprit.
Finalement, tant mieux si leur bêtise les a conduites à se filmer car, dans ce cas au moins, les preuves existent. Tant d’autres maltraitances se déroulent dans l’ombre, mises sous le boisseau par les directions des maisons médicalisées et niées par les inspections des affaires sociales censées agir mais qui alertent de leur venue les établissements qu’elles contrôlent !
Il faut parler aussi de la loi du silence. De nombreuses familles n’osent pas se plaindre par peur des représailles, peur que le responsable de l’établissement ne trouve un mauvais prétexte pour renvoyer le malade. Quand on connaît l’épuisant et stressant parcours du combattant que représente la recherche d’un bon établissement, quand on est confronté à des listes d’attente de plus d’un an, il y a de quoi frémir.
Afin d’éviter au maximum les dérives et surtout de dissuader les tortionnaires, les familles des résidents devraient réclamer l’installation de caméras de surveillance placées sous le contrôle d'un comité d'éthique totalement indépendant de l'établissement, pour être visionnées régulièrement. A défaut, les familles peuvent réfléchir à placer une caméra cachée dans la chambre de leur proche, celle-ci étant, en vertu des contrats signés avec les EHPAD, une location d’un meublé. (Les parents anxieux installent bien de nos jours des caméras pour surveiller les agissements des baby-sitters…).
Car les auxiliaires de vie maltraitantes sont nombreuses. Beaucoup de postes sont à pourvoir dans ce secteur et le besoin est croissant. Se bousculent au portillon bien des chercheuses (ou chercheurs) d’emplois qui n’ont strictement aucune vocation pour ce métier difficile mais qui ont échoué auparavant dans leurs études et leur parcours professionnel. Les EHPAD recruteurs devraient savoir déceler ces choix par défaut qui ne peuvent qu’être préjudiciables pour tous à terme. Mais non, l’important est de sous-payer le personnel, on embauche donc n’importe qui, du moment que ce marché des personnes âgées dépendantes reste bien lucratif ! Et il l’est, lucratif, ce marché, ô combien ! 3
Il faudrait débattre publiquement des écarts injustes et révoltants entre le coût très élevé de ce type d’établissement pour le résident (3500 à 5000 € par mois en moyenne en Ile-de-France) et la nature des services rendus. Cela relève de l’abus de confiance. Il est temps que les autorités se saisissent fermement de cette question.
Comment ces établissements médicalisés privés à but lucratif peuvent-ils s’autoriser – et être autorisés - à pratiquer de tels tarifs alors qu’ils fonctionnent avec du personnel si peu nombreux et si peu qualifié, souvent avec des stagiaires, même dans les secteurs fermés ?
Il s’agit là d’une préoccupation éthique et sociétale de premier ordre. Quid de son traitement politique ? Quel homme ou quelle femme politique aura enfin le courage d’agir ?
Voici juste quelques exemples de défaillances courantes dans la prise en charge des résidents : négligence, incompétence dans l’accompagnement pour l’hygiène quotidienne, de même que pour l'assistance pendant les repas ou pour l’habillement ; faible qualité des mets servis, répétition des mêmes plats. Au dîner, servi à 18h-18h30, le personnel pressé de partir qui débarrasse les tables alors que des résidents souhaiteraient rester, empêchant les repas d’être des moments de détente. Et les vols récurrents dans les chambres. Et la carence de la sécurité, les comportements brutaux, les mesures vexatoires. Et les médecins qui prescrivent à la chaîne des neuroleptiques, opiacés et leurs analogues, pour assommer les patients quand ceux-ci doivent au contraire être stimulés le plus possible. Et les kinésithérapeutes ou les orthophonistes qui fraudent la sécurité sociale, qui facturent des soins fictifs ou surfacturent alors qu’ils ne passent que cinq minutes avec le malade. Etc.
Les médias ne parlent généralement que de la maladie d'Alzheimer et de la perte de mémoire qui n’est pourtant que l’un des symptômes de l’Alzheimer (et beaucoup moins celui des maladies apparentées).
En fait, les malades perdent le sens de l’espace et du temps. Ils errent. Ils veulent se rendre quelque part, rejoindre quelqu’un, mais ils ne savent plus où ils veulent aller ni qui ils espèrent revoir. Il errent, ils errent mais quand vous les croisez, ils vous fixent.
Ils perdent très vite leurs savoirs, leurs acquis éducationnels et culturels, l’usage des mots. Ils deviennent rapidement muets et leurs membres se paralysent progressivement. A la fin, leur cerveau ne peut plus faire fonctionner leurs mâchoires, il faut les nourrir à la petite cuillère, jusqu’au jour terrible où ils ne peuvent même plus avaler une nourriture liquide et qu’il faut leur placer une sonde pour les alimenter. A ce stade, les familles peuvent prier pour que le calvaire cesse au plus vite.
Trop souvent le personnel soignant et les familles disent – pour tenter de se déculpabiliser ? – que les malades n’ont pas conscience de leur état et qu’ils n’éprouvent rien, qu’ils n’ont plus de sentiments. C’est faux !
Les malades ne se reconnaissent plus dans le miroir, mais ils savent qu’ils ne sont plus ce qu’ils ont été, ils se savent en partance, ils se savent mourant, lentement.
Quand un être qu’ils ont aimé vient les voir, ils ne se souviennent plus toujours exactement du lien de parenté, d’amitié ou d’amour qui était le leur mais ils savent que cette visiteuse ou ce visiteur a compté dans leur vie de manière positive, que cet être-là fut important et qu’il demeure dans leur cœur.
Et ils savent bien aussi qui les maltraite !
Ces personnes qui s’éteignent à petit feu n’ont besoin, pour ne pas sombrer trop vite et trop sinistrement, que d’attention et d’affection, de protection, de la reconnaissance de leur humanité. Comme un nouveau-né qui meurt si on ne lui prodigue pas de la tendresse en plus des soins physiques de base.
Ainsi, maltraiter une personne atteinte d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée, c’est comme maltraiter un mourant ou un bébé, un être oscillant aux confins de l’existence, incapable de se défendre de la folie et de la cruauté de certains de nos congénères.
Vivre aux côtés d’un malade permet une longue méditation sur l’effacement, sur l’errance, sur l’exil, sur l’identité, sur l’oubli, sur le silence, sur l’absence, sur notre présence subjective au monde. C’est percevoir que notre tout petit « moi » n’est rien qu’un personnage endossé le temps d’une valse avec l’espace, avec la res extensa (la chose étendue, comme la nomme Descartes).
C’est vivre une expérience ontologique de niveaux de réalité imbriquées, c’est percevoir la mort dans la vie, le présent dans le passé, et vice versa.
Rendre visite à ces malades est une Visitation. Prendre soin d’eux est une initiation.
Pour comprendre ce qui se joue là, au plus profond, il faut voir et revoir deux chefs-d’œuvre du cinéma, les films peut-être les plus aboutis de deux génies : « Le Miroir » de Andreï Tarkovski et « Persona » de Ingmar Bergman.
« Le passé et le présent ne sont au fond que la présentation d’une même image vue dans un miroir : à cet égard, rien n’est plus révélateur que cette scène du film où, par l’entremise d’un glissement de caméra qui passe de derrière à devant le miroir, l’image de la jeune mère du narrateur enfant devient image de la mère vieillie du narrateur adulte. Le passage de l’image au reflet (du miroir voyant au miroir vu) est en même temps passage du passé au présent. Le temps chronologique est aboli par une Mémoire universelle où tous les moments coexistent ».
« Plus encore, Persona est le nom de cette « maladie » où le moi, dépossédé de lui-même par sa propre image, devient flottant et sans attache : le « Je » s’affranchit du Moi et oscille entre Soi et les Autres. Détaché du moi, il porte un devenir autre illimité et en même temps menace de sombrer dans une identification délirante. Tout devient miroir : mon image n’est plus moi et toute image, c’est moi. D’un côté, je ne suis plus moi et je ne me reconnais plus dans tout ce qui m’appartient, m’appartenait : mon travail, mon mari, mon enfant et jusqu’à ma voix qui me devient étrangère. Mais, de l’autre côté, je suis ce bouddhiste qui s’immole, ces réfugiés du ghetto de Varsovie, cette infirmière qui me soigne, ce garçon inconnu qui me regarde, cette bête qu’on égorge…
Comme s’il fallait penser le temps, à la fois comme quelque chose qui s’étend à partir du présent dans la direction du le passé et du futur à la fois et aussi comme le glissement, le chevauchement l’un sur l’autre du temps passé et du temps futur à travers chaque moment présent. » 4
Dégénérescence Fronto-Temporale, m’ont-ils annoncé, gênés.
Pire qu’Alzheimer. Courage !
Hoquets de pleurs électrochoquent encore mon cœur.
Mamouchka, ma toute jolie, ma si fragile,
coulant de palier en palier dans cette saloperie de DFT,
année après année inexorablement noyée.
Insondable douleur muette.
Pire que la mort, fallait-il m'avertir.
Un gris matin de décembre. Notre délivrance.
Une mère et sa fille, une fille et sa mère,
ce jeu de rôles, du zéro à la roze et au zénith,
ce fut inouï.
J’éprouve une profonde compassion pour celles et ceux actuellement plongés dans cet enfer, ces “présences pures” 5 .
Je pense à leur proche « aidant principal » dont la vie n’est plus que nuit et brouillard et lutte.
Ai-je été « l’aidante principale » de ma mère ?
Non. J’ai été « l’aimante principale » de ma mère à la fin de sa vie.
C’est elle qui m’a aidée. A voir Persona dans le Miroir.
Pascale Mottura
30 janvier 2016
Notes
1- Cf. le Point et L’Express du 24 janvier, Le Monde du 25 janvier.
2- Pour écouter son interview sur France Info : http://www.franceinfo.fr/actu/faits-divers/article/maltraitance-dans-une-maison-de-retraite-trois-lyceennes-mises-en-examen-760989
3- Quelques truculents points de vue glanés de-ci de-là :
- Un audit du cabinet Ernst & Young réalisé en 2008 pour le Sénat : Etude sur le marché de l’offre de soins, d’hébergement et de services destinés aux personnes âgées dépendantes. Extrait : « De très bonnes performances économiques. L’activité des EHPAD (panel représentatif d’indépendants et filiales de groupes constitué par l’étude Xerfi) a progressé de 9,2 % en moyenne annuelle sur la période 2001-2007. L’effet classe creuse (post 1914-18) aura légèrement ralenti le rythme de progression du chiffre d’affaires des opérateurs entre 2001 et 2005 (8,9% en moyenne annuelle tout de même...), l’année 2004 dérogeant à la règle du fait d’une hausse plus forte du tarif d’hébergement. L’effet « papy boom » apparu en 2006, ainsi que des politiques de santé favorables (APA, tarification binaire, plans...), sont les principales causes de ré accélération du rythme de croissance de l’activité qui devrait se prolonger jusqu’en 2009 avant de se ralentir jusqu’en 2013. En 2008 est escomptée une croissance record de 10,5 %. De même, malgré un léger fléchissement en 2006, le taux de résultat net des EHPAD à vocation commerciale atteint généralement 5 % du chiffre d’affaires ».
- Extraits d’un article de Gérard Blandin paru en décembre 2014 dans Le Revenu : « La France comptera 2,3 millions de personnes âgées dépendantes en 2060. Placer dans une résidence médicalisée ou un Ehpad peut être judicieux… ». « L’investissement dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) a de quoi séduire. Au point que certains professionnels, portés par un souffle lyrique, ont pu parler d’« or gris ». « Une chambre meublée dans un Ehpad est considérée, à juste titre, comme un produit de rente. Néanmoins, rien n’interdit de céder ce bien, de préférence à l’issue des neuf ans pour ceux qui ont investi dans le cadre du dispositif Censi-Bouvard, ne serait-ce que pour ne pas remettre en cause l’avantage fiscal ». Ou encore lu sur le net : « L'EHPAD est aujourd'hui l'un des investissements les plus rentables sur un marché immobilier où la demande et les besoins en chambres médicalisées sont énormes. »
- Aujourd’hui, Raoul Tachon et Laurence Valentin, consultants experts du secteur médico-social nous disent que « le modèle tarifaire des EHPAD est en crise : doute sur la solvabilité des résidents, difficulté de financement de l’APA par les départements, excédents incongrus des budgets soins gérés par la CNSA… Dans ce contexte défavorable à l’équilibre économique, un changement des business models s’impose ». Ils s’interrogent donc, de cette manière : « Comment va évoluer la tarification des établissements ? Quelles conséquences sur leurs résultats financiers ? Quelles sont les stratégies de croissance des groupes d’EHPAD face au quasi gel des appels à projets ? Quelles sont leurs stratégies de développement sur le domicile et les résidences services ? Outils marketing et politiques ou activités porteuses de marges ? Comment se positionnent-ils à l’international ? Comment financent-ils leur croissance ? Comment créent-ils de la valeur ? Quelles évolutions stratégiques et capitalistiques à moyen terme ? ».
C’est clair, non ?
4- Jean-Yves Heurtebise, « Double face : temps et espace dans Persona d'Ingmar Bergman et Le Miroir d'Andreï Tarkovski », Sens Public, mars 2015.
5- A lire : le plus bel ouvrage littéraire à ce jour sur la maladie d’Alzheimer : La présence pure de Christian Bobin.
- L’ultime dessin de ma mère, quelques semaines avant son décès, donc avec un cerveau déjà détruit à 85 % environ, muette depuis bien longtemps et paralysée en partie, notamment de la main gauche.
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