Euthanasie : Robert Badinter, Ana Estrada et l’exemple péruvien ?
« Il viendra un moment où je ne pourrai plus écrire ni m'exprimer. Mon corps est défaillant, mais mon esprit est heureux. Je veux que les derniers instants de ma vie soient comme ça. » (Ana Estrada).
Depuis quelques semaines, Élisabeth Badinter est invitée dans les médias, parce qu'elle vient de sortir un nouveau livre, le premier depuis la mort de son mari Robert Badinter. L'une de ses premières prestations a eu lieu sur France 5 le vendredi 26 avril 2024. Entre autres nombreux sujets, elle est revenue sur la pensée de Robert Badinter sur l'euthanasie. Certains, dont moi, voyaient dans la position de l'ancien garde des sceaux une appréciation hostile à l'euthanasie.
C'est toujours difficile et malsain de faire parler les morts, dans un sens comme dans un autre, et une déclaration ouvertement publique avant de mourir aurait permis d'éviter tout malentendu. Élisabeth Badinter, elle, est certaine de la position de son mari concernant le projet Vautrin d'aide à mourir : il la voterait si l'occasion lui en était donnée.
Les mots de la sociologue sont précisément les suivants : « Oui, je pense qu'il est effectivement important de savoir quel était son point de vue en septembre 2023. Il est vrai qu'en 2008, il a été interrogé dans une commission importante où il a dit ses réticences à propos de l'euthanasie. Et on a retenu ça, et par conséquent, il fallait faire très attention. Il n'a jamais dit : je suis hostile, quoi qu'il arrive. Il a dit : ça n'est pas des précautions religieuses ; ce n'est pas non plus, comment dirais-je, des précautions d'aucune sorte. C'est que l'euthanasie est un mot qui signifie quelque chose. D'ailleurs, on a enlevé le terme euthanasie dans le plan. Voilà. Et 2023, mais avant 2023 aussi, il a eu un entretien très long avec le député actuel qui va soutenir la loi. Lequel a affirmé, moi je n'étais pas présente à ce moment-là, lequel a affirmé que sa position était celle-là, qu'il voterait la loi. Et puis, donc quelques mois avant sa mort, comme l'a dit la ministre, étaient interrogés tous les deux. Donc, je suis le témoin direct, comme madame la ministre, on était quatre dans la pièce, et il a dit son point de vue, et il a dit : je voterais la loi si l'occasion m'était donnée. ».
Je ne doute pas de sa sincérité, mais j'ai quand même un doute car, en très bon juriste, Robert Badinter était guidé par des logiques inflexibles qu'il me paraît peu fluctuantes. En effet, le 16 septembre 2008, lors de son audition parlementaire sur l'évaluation de la loi Leonetti, Robert Badinter avait trouvé cette loi satisfaisante, car elle gardait un équilibre entre deux interdits, celui de tuer et celui de laisser souffrir. Mais surtout, il rappelait : « Le droit à la vie est le premier des droits de l'homme. », considéré comme « le fondement contemporain de l'abolition de la peine de mort » et que le remettre en cause en permettant de faire mourir laisserait une porte ouverte qui pourrait être très inquiétante dans le droit français (même s'il y a déjà le droit à l'IVG). Son principe juridique : « Personne ne peut disposer de la vie d'autrui. (…) Je ne conçois pas qu'un comité, aussi honorable soit-il, puisse délivrer une autorisation de tuer. ».
Robert Badinter s'estimait avant tout juriste et il réagissait comme juriste. Son point de vue n'était pas d'interdire l'euthanasie, d'autant plus qu'elle est déjà pratiquée de manière plus ou moins avouable. Mais il ne voulait pas la légaliser dans les textes. Il préférait que ce soit la justice et pas la loi qui puisse régenter cette pratique. Pour lui, c'est la justice qui doit dire si une euthanasie pratiquée est un meurtre ou un apaisement. L'intérêt que ce soient les juges qui se penchent spécifiquement sur un cas donné, dans une hypothèse de contestation (de la famille, d'un établissement, etc.), c'est qu'ils n'étudient que ce cas-là et n'ont pas la prétention de régir pour tous les cas, comme le fait la loi. Ainsi, l'infirmière malhonnête coureuse d'héritage qui "aide à mourir" ses futures victimes serait toujours poursuivie, alors que la maman aimante d'un fils en fin de vie qui la supplie de l'aider à mourir serait jugée de manière adéquate et indulgente (ce qui a été le cas en France, notamment pour l'affaire Vincent Humbert).
Au-delà de l'euthanasie, c'était une conception du rôle de la justice qu'avait Robert Badinter, par ailleurs ancien Président du Conseil Constitutionnel : le droit pénal n'a « pas seulement une fonction répressive mais aussi une fonction expressive », à savoir qu'il traduit « les valeurs d'une société ». Pour lui, au lieu de légiférer, la justice pourrait se prononcer pour dire s'il y a abus ou pas dans l'accompagnement d'une fin de vie.
Je ne suis pas dans le secret des dieux et aujourd'hui, le dieu en question a rendu l'âme, et donc, on ne peut plus rien dire de ce qui n'a pas été dit publiquement, mais je doute fort que Robert Badinter, qui avait émis cet avis effectivement il y a une quinzaine d'années, ait pu autant changer d'avis en cours de route car cela concernait des principes très importants, voire fondateurs, de ce à quoi il croyait. Mais son épouse, surtout si elle en a été témoin, est évidemment plus habilitée que moi pour dire s'il a changé ou évolué dans sa conception. Je suis cependant étonné de ce témoignage car le texte de loi n'a été véritablement défini qu'en mars 2024, après sa disparition, donc, s'il a dit qu'il voterait la loi si l'occasion lui en était donnée, de quel texte de loi s'agissait-il ?
Je laisse en suspension cette réflexion et elle importe finalement peu (au contraire de ce que pense Élisabeth Badinter que j'apprécie beaucoup par ailleurs pour son combat contre l'islamisme), faire parler les morts n'a pas d'intérêt et me paraît malsain. Je resterai donc sur le fait que j'approuve à 100% la réflexion du Robert Badinter du 16 septembre 2008, qu'il soit le même ou pas de celui de 2023 ou de 2024. Oui, pour des cas particuliers très exceptionnels, la possibilité d'une euthanasie (je mets dans ce mot qui a été évité dans le texte mais qui est bien elle, à la fois l'euthanasie et le suicide assisté, qui sont, en eux-mêmes très différents mais qui restent dans la même finalité : abréger la vie parce que la fin de vie est douloureuse, et si ce n'est pas le patient qui l'abrège lui-même, un tiers parce qu'il n'en est plus capable, mais dans tous les cas, le patient a besoin d'une aide, principalement médicale)... pour des cas particuliers, la possibilité d'une euthanasie doit rester nécessaire. Elle est déjà pratiquée, et même en présence de prêtres. Mais il ne faudrait surtout pas la mettre dans la loi, car c'est ouvrir une boîte de Pandore qui sans cesse assouplirait les conditions initialement très strictes d'application de l'euthanasie (cf la Belgique).
Toute cette longue introduction à propos de la pensée de Robert Badinter m'a paru utile pour évoquer la mort d'une citoyenne du Pérou, Ana Estrada, le 21 avril 2024 à Lima, selon son avocate Josefina Miro Quesada dans une communication sur Twitter le 23 avril 2024 : « Ana a remercié toutes les personnes qui l'ont aidée à donner une voix, qui l'ont accompagnée dans ce combat et qui ont soutenu sa décision sans condition et avec amour. ».
Qui était Ana Estrada ? Elle était une psychologue péruvienne de 47 ans (née le 20 novembre 1976 à Lima). En 1989, les médecins lui ont diagnostiqué une polymyosite (sorte de myopathie dégénérative), une maladie rare et incurable qui provoque une inflammation des muscles et entraîne des difficultés respiratoires. Dès 1996, elle devait se déplacer en fauteuil roulant. Elle a réussi toutefois à faire des études de psychologie à l'Université pontificale catholique du Pérou.
Malheureusement, sa maladie a beaucoup évolué (perte des muscles) et en 2015, après une forte aggravation de sa maladie, elle est restée près d'un an en soins intensifs pour soigner une pneumonie. On lui a ouvert la trachée pour pouvoir respirer à l'aide d'un ventilateur, et relié le ventre à une sonde pour pouvoir être alimentée (double intubation). Elle restait très peu souvent hors du lit dans la journée. Sa maladie l'a rendue dépressive. Sur son blog, elle a décrit : « C’est comme être prisonnière dans mon propre corps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. ».
En 2019, Ana Estrada a commencé une activité militante en faveur de l'euthanasie et du suicide assisté. Après une pétition pour que l'État lui donne le droit d'avoir une "mort assistée", elle a ouvert un blog pour une "mort digne". Pays catholique, le Pérou interdit l'euthanasie considérée comme un "meurtre par compassion" selon l'article 112 du code pénal péruvien, passible d'une peine de trois ans de prison. En Amérique latine, la Colombie, l'Équateur et Cuba autorisent l'euthanasie sous conditions. En particulier en Colombie, l'euthanasie est dépénalisée depuis 1997 et a fait l'objet d'une réglementation ministérielle en 2015, sans faire l'objet d'une loi particulière.
En déposant un recours auprès des administrations de son pays et après un "tour judiciaire", Ana Estrada a obtenu de la justice (la onzième cour constitutionnelle de la cour supérieure de justice de Lima) le 22 février 2021 le droit d'être assistée dans sa mort en considérant que l'article 112 du code pénal n'était pas applicable dans cette situation particulière. Le 14 juillet 2022, la Cour suprême de la nation latino-américaine, la plus haute juridiction du Pérou, a confirmé la décision judiciaire lui accordant une exemption d'euthanasie. Plus précisément, la Cour suprême dit ainsi que le médecin qui fournirait, "le moment venu", le médicament destiné à mettre fin à la vie d'Ana Estrada serait exempté de toute sanction pénale. Pour beaucoup de juristes, cette décision est un événement historique.
Lors des audiences de février 2021, Ana Estrada a déclaré aux juges, selon "Le Monde" du 30 août 2022 : « Je ne demande pas à ce qu’on me laisse mourir, je demande un droit à choisir quand je ne voudrai plus vivre. De décider quand et comment mettre fin à mes douleurs, quand la maladie aura avancé à un point insoutenable. J’ai besoin de savoir que je dispose de cet outil, de cette possibilité, et que personne ne sera poursuivi ou condamné pour m’avoir aidée. ».
Dans les débats au sein de la Cour constitutionnelle (qui a pris sa décision par 4 voix pour et 2 voix contre), il était à un moment question d'obliger la visite régulière d'un représentant d'une organisation religieuse auprès d'Ana Estrada, mais cette mesure a été finalement abandonnée. Deux ans plus tard, avec une maladie qui a encore beaucoup avancé, Ana Estrada a utilisé cette ultime disposition juridique, totalement spéciale, pour être aidée à tirer sa révérence, accompagnée de sa famille.
Cet aspect juridique est important. Alors que le Pérou n'a même pas une loi comme en France qui permet la sédation profonde et continue (loi Claeys-Leonetti), il a permis cet acte d'euthanasie sans changer la loi, par l'intervention du juge qui est le seul apte à apprécier avec justesse la réalité de la situation et la justification d'une aide à mourir. Ainsi, l'aide à mourir n'est pas un droit mais une exception juridique permise par un juge.
Cette décision du 14 juillet 2022 fera certainement jurisprudence dans les années à venir au Pérou, alors que les députés péruviens, majoritairement conservateurs, n'ont aucune envie de légiférer sur le sujet. L'avocate d'Ana Estrada commentait ainsi : « Quand la politique ne s’empare pas de ces thèmes, cela finit par être la justice, les tribunaux, qui comblent ce vide. ». Et finalement, cette voie est très pertinente, car la fin d'une vie est un événement singulier et il est difficile d'y appliquer une règle générale ne prenant forcément pas en compte toutes les situations, puisque chaque vie et donc chaque mort est différente.
L'exemple péruvien (j'écris bien "exemple péruvien" et pas "modèle péruvien" car il n'y a jamais de modèle pour mourir) devrait inspirer le législateur français aujourd'hui alors que le projet de loi sur la fin de vie est en cours d'examen à l'Assemblée Nationale. À mon sens, cet exemple applique clairement et pleinement la conception de Robert Badinter de la justice, qui n'est pas que répression, mais aussi expression des attentes de la société, mais sous le contrôle des juges (qui sont bien plus indiqués que sous le contrôle des médecins qui ne sont pas impartiaux dans la relation entre la société et les patients).
Les activistes d'une loi sur l'euthanasie seraient opposées à laisser le juge décider car ils veulent obtenir un droit à l'euthanasie. Or, l'adoption d'une loi sur un tel droit à l'euthanasie ferait de notre nation une toute autre société, où la norme évoluerait naturellement vers une sorte d'eugénisme où les inutiles seraient invités, très "librement", à laisser la place aux autres. Dans un État déjà particulièrement endetté et déficitaire, les économies financières d'une réduction de vie des personnes en fin de vie seraient énormes.
Depuis cinquante ans, des alertes sont faites comme le film "Soleil vert", pour mettre en garde contre une telle société. Ce n'est pas la société à laquelle je crois. Ma société, c'est celle dont l'État vient au secours des plus fragiles, pas en les éliminant physiquement purement et simplement, mais en les soutenant dans leur infortune, en investissement massivement dans les soins palliatifs. S'il y a une telle demande d'euthanasie provenant d'ailleurs principalement de personnes bien-portantes, c'est surtout que nous sommes très en retard avec les soins palliatifs et que la situation de certains départements est une véritable honte et un véritable scandale. Éliminer le mal, c'est proposer des traitements pour réduire la douleur, ce n'est pas tuer la personne elle-même. Méfions-nous du doigt dans l'engrenage d'une logique eugéniste : elle sera irréversible. Car implacable.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 avril 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Euthanasie : Robert Badinter, Ana Estrada et l'exemple péruvien ?
Euthanasie 2024 (2) : le projet Vautrin adopté au conseil des ministres du 10 avril 2024.
Euthanasie 2024 (1) : l'agenda désolant du Président Macron.
Robert Badinter sur l'euthanasie.
Le pape François sur l'euthanasie.
Fin de vie 2023 (4) : la mystification d'un supposé "modèle français" de la fin de vie.
Discours du Président Emmanuel Macron recevant la Convention citoyenne sur la fin de vie le 3 avril 2023 à l'Élysée (texte intégral).
Communiqué de l'Ordre des médecins sur la fin de vie publié le 1er avril 2023 (texte intégral).
Avis n°139 du CCNE sur les questions éthiques relatives aux situations de fin de vie publié le 13 septembre 2022 (à télécharger).
Rapport n°1021 de la mission d'évaluation de la loi Claeys-Leonetti publié par l'Assemblée Nationale le 29 mars 2023 (à télécharger).
Rapport de la Convention citoyenne sur la fin de vie publié le 2 avril 2023 (à télécharger).
Fin de vie 2023 (3) : conclusions sans surprise de la Convention citoyenne.
Fin de vie 2023 (2) : méthodologie douteuse.
Fin de vie 2023 (1) : attention danger !
Le drame de la famille Adams.
Prémonitions (Solace).
Vincent Lambert.
Axel Kahn : chronique d’une mort annoncée.
Euthanasie : soigner ou achever ?
Le réveil de conscience est possible !
Soins palliatifs.
Le congé de proche aidant.
Stephen Hawking et la dépendance.
La dignité et le handicap.
Euthanasie ou sédation ?
La leçon du procès Bonnemaison.
Les sondages sur la fin de vie.
Les expériences de l’étranger.
La politisation du CCNE (16 décembre 2013).
Tribune de Michel Houellebecq dans "Le Figaro" du 5 avril 2021.
Tribune de Michel Houellebecq dans "Le Monde" du 12 juillet 2019.
Les nouvelles directives anticipées depuis le 6 août 2016.
Réglementation sur la procédure collégiale (décret n°2016-1066 du 3 août 2016).
La loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016.
La loi Leonetti du 22 avril 2005.
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