Fallait-il privatiser la SEITA ?
Havane pour une influente défunte
Privatiser la SEITA, se justifiait moralement. Cela sortait l’Etat de sa situation ambiguë de fournisseur d’un poison qu’il devait combattre au nom de la santé publique. Le dernier épisode est l’absorption par le géant britannique Imperial Tobacco et la menace de fermeture anciens sites SEITA. La privatisation était elle un bon choix ?
Il est d’usage de balancer les fumées de l’encensoir au chevet des disparus les plus décriés. On ne s’était pas privé de vouer la SEITA aux gémonies. Quoi ? Ce serial killer ! Et le pire, à qui profitait le crime, sinon à l’Etat lui-même, censé protéger sa population ? Il était temps de faire cesser cette contradiction. L’Etat se devait d’être indépendant des intérêts financiers d’un de ses services.
D’autant que la SEITA, c’était aussi l’Etat dans l’Etat. J’avais réussi en 1983 à convaincre le Ministère de la Santé d’organiser une réunion pour promouvoir une véritable recherche scientifique sur le tabac. Les représentants de l’INSERM étaient là. Nous avons vainement attendu ceux de la SEITA, qui dépendait alors pourtant directement du Ministère des finances. Boycott !
D’autant que commercialement, ion les disait nuls ! Administration sclérosée, farcie de polytechniciens somnolents ! On reproche à Philip Morris de bourrer d’ammoniaque sa Marlboro® pour rendre les fumeurs plus dépendants. Dans cette logique, c’est donc la Gauloise®, qui en contient naturellement beaucoup plus, qui aurait dû conquérir le marché américain, pas le contraire ! Incapables même de mettre en valeur nos trésors nationaux ! Vite, qu’on privatise ! Avec Tabacalera l’espagnol, autre refuge des tabacs bruns, on créait ALTADIS, c’était un front latin …
Pendant ce temps, la campagne contre l’industrie du tabac faisait rage. Certes, toute industrie dans une économie de marché ne survit que par ses profits. Elle est prête pour cela à toutes les dérives. Seul un contrôle public strict peut limiter ses débordements. Celle du tabac n’est ni meilleure ni pire. Mais l’hystérie collective, dans la tradition prohibitionniste américaine, allait beaucoup plus loin. C’est l’industrie même qu’on cherche à détruire…
Sans penser un instant aux catastrophes que cela prépare. Il faut se pencher sur l’histoire du tabac. En moins d’un siècle, sans agriculture intensive, sans industrie, sans publicité, ni presse, ni radio, ni télévision, il a gagné le monde entier, uniquement par le bouche–à-oreille. Les répressions les plus sauvages, allant de l’excommunication à la décapitation, n’ont pu en avoir raison. Son usage répond donc à une demande. Elle exigera d’être satisfaite. Or on ne peut contrôler qu’une industrie ayant pignon sur rue. En ces temps de délocalisations faciles, il se trouvera des paradis industriels et fiscaux à l’abri des tracasseries qui rapporteront plus que les usines SEITA de Metz ou Strasbourg, On voit déjà apparaître sur le marché clandestin des cigarettes de contrefaçon dont on ne sait quelles herbes ou ingrédients elles contiennent. La contrebande et les trafics sont une source de délinquance et de dégradation sociale. Ceux qui veulent la mort de cette industrie sont des apprentis sorciers.
Nous avons besoin d’une industrie pour satisfaire une demande qu’il est illusoire de voir s’éteindre. Et surtout d’une industrie bien contrôlée. Une connaissance scientifique publique solide du tabac est pour cela nécessaire. Malgré ses défauts, la SEITA ressentait les obligations de son statut de service public. C’est elle qui a financé en France les recherches sur le cancer du poumon, avec Daniel SCHWARTZ, qui a ouvert la médecine française à la statistique, celles qu’Ivan CHOUROULINKOV qui enfumait des rats au laboratoire CNRS de Villejuif. C’est l’Association de Recherche sur les Nicotianées, financée par la SEITA, qui soutient des recherches dans les meilleurs laboratoires français sur les récepteurs nicotiniques et les modèles expérimentaux de dépendance à la nicotine et à d’autres composés du tabac. Ce sont les chercheurs de Fleury-les-Aubrais qui répondent aux demandes de dosages, et qui ont accepté de fournir des extraits de tabac et de fumée au laboratoire de neuropsychopharmacologie du Dr de
L’OMS prévoyait l’éradication du tabac dans le monde en 2000. Il semble avoir encore de beaux jours devant lui. Ceux qui sont vraiment soucieux de santé publique devraient enfin comprendre que le problème du tabagisme ne sera pas réglé par
En continuité avec ce qui restait de l’esprit de service public de la SEITA, ALTADIS maintenait la tradition de ces contacts. Ils étaient déjà notoirement insuffisants, mais les menaces qui pèsent sur les vestiges de la SEITA montrent bien que tout espoir de contrôle public de la politique industrielle est définitivement perdu.
La privatisation de la SEITA a été une erreur. Elle n’a pas libéré l’Etat de sa dépendance financière. Les 11 milliards d’euros qu’il retire des taxes sur le tabac ne l’autorisent toujours pas à mettre en œuvre une véritable politique de santé à cet égard. Mais il a perdu toute possibilité de contrôle, d’orientation d’une politique commerciale et de recherche. Elle seule pourrait aider à se passer de tabac ceux qui le souhaitent, ou à trouver des formes d’usage moins dangereuses pour les autres. Les cigares, moins inhalés et chers, ne sont pas aussi dangereux que les cigarettes, et leur production traditionnelle à Strasbourg était rentable. Une politique de santé intelligente devrait imiter la Suède, et orienter des sites comme Metz vers la production de tabacs oraux comme le snus, en tentant de faire lever l’interdiction stupide de leur vente en Europe, ce qui ne manquera pas d’arriver quand les grandes multinationales seront prêtes. Quant à la recherche, un outil existe, à Fleury-les-Aubrais et à Bergerac. Son démantèlement serait une catastrophe intellectuelle. Plutôt que de voir fermer ces sites, ne vaudrait-il pas mieux qu’ils soient repris par l’Etat ? On ne peut laisser aux seuls grands groupes internationaux la mainmise absolue sur tout ce qui concerne le tabac, et la nation dans l’ignorance totale de ce qu’ils font. Il faudrait profiter de cette situation de crise pour lui trouver enfin une solution positive.
Professeur Robert MOLIMARD
Coordinateur du Diplôme InterUniversitaire de Tabacologie Paris11-Paris12
Auteur de "La Fume" et du "Petit Manuel de Défume". Editions SIDES
1.- http://www.dohc.ie/publications/pdf/slan07_report.pdf?direct=1
* Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes. Ancien organisme public assurant un monopole d’Etat, sous la dépendance du ministère de finances. Privatisée en 1995 avant sa fusion avec Tabacalera pour former Altadis.
L’auteur déclare sur l’honneur n’avoir aucun intérêt personnel dans les industries tabagières ou pharmaceutiques..
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