Faut-il faire payer les soins covid aux personnes non-vaccinées ?
« Est-il logique de bénéficier des soins gratuits quand on a refusé pour soi la vaccination gratuite et qu’on met doublement en danger les autres, en pouvant les contaminer et en pouvant prendre une place en soins intensifs nécessaire pour un autre patient ? » (Martin Hirsch, le 25 janvier 2022 dans "Le Monde").
Depuis quelques jours, une question posée par Martin Hirsch a provoqué un tollé général dans le monde politique et médical. Martin Hirsch est depuis le 13 novembre 2013 le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), c’est-à-dire l’un de ceux qui ont dû gérer concrètement la crise sanitaire dans les hôpitaux.
Martin Hirsch a voulu être médecin dans sa jeunesse, mais il n’a pas poursuivi ses études de médecine et il finit normalien et énarque, dans la botte, au Conseil d’État, soit un haut fonctionnaire qui a "réussi" par la "méritocratie". Il a été président de l’association Emmaüs France de mai 2002 à mai 2007, puis Haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté et à la Jeunesse de mai 2007 à mars 2010 dans le gouvernement de François Fillon.
S’il a posé cette question qu’il reconnaît "délicate" dans une tribune du journal "Le Monde" parue le 25 janvier 2022, c’est parce qu’il voyait bien qu’elle était posée implicitement par des médecins dans les hôpitaux. La pandémie de covid-19 a en effet impacté sur les soins de tous les patients, pas seulement ceux du covid-19.
Si le Ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran estimait le 25 janvier 2022 sur LCI (le matin, avant la parution de la tribune le soir) que le système hospitalier "tiendrait le coup" avec cette cinquième et sixième vagues (delta et omicron), il affirmait cependant que le pic de la sixième vague n’était pas encore atteint.
C’est même pire depuis quelques jours puisque le taux de reproduction effectif (à savoir la dérivée seconde des contaminations par rapport au temps, la pente de la pente), qui baissait régulièrement depuis deux semaines, s’est remise à augmenter ces derniers jours, ce qui signifie que le sommet est encore loin d’être atteint (certains parlent de mi-février 2022 et d’autres de mars 2022). Il faut dire que la même journée du 25 janvier 2022 a connu le pire nombre de cas positifs détectés depuis mars 2020, à savoir 501 635 !
Cette indication signifie que nous sommes encore en pleine vague, avec un taux d’incidence 3 900 nouveaux cas par 100 000 habitants en une semaine (soit 4% de la population totale !). Actuellement, il y a plus de 6,6 millions de Français qui sont covid positifs, soit près de 10% de la population totale. Heureusement, ce nombre n’est pas significatif des conséquences sanitaires. Avec le vaccin, le variant omicron semble beaucoup moins agressif que le variant delta. La courbe des contaminations sert donc surtout à donner l’unité de temps sur les tendances à l’hôpital.
Il ne faut pas pour autant négliger le danger. Il reste encore des contaminations au variant delta (semble-t-il surtout dans le Sud de la France), au 23 janvier 2022, 1,4% des nouvelles contaminations sont au variant delta, le reste omicron, cela semble faible mais étant donné la forte circulation du virus, cela signifie quand même entre 4 000 et 5 000 nouveaux cas de variant delta par jour. Tous les jours, 300 à 400 personnes sont encore admises en réanimation pour covid-19, la plupart non-vaccinées ou dont la dose de rappel n’a pas encore été faite dans les délais.
Le nombre de places en réanimation occupées par des malades du covid-19 est heureusement en baisse, il n’a jamais dépassé le seuil des 4 000 et il est à 3 694 au 27 janvier 2022, ce qui reste élevé et surtout, la baisse est très lente.
Du reste, conséquence des fortes contaminations de la seconde quinzaine de décembre 2021 et du début de l’année, le nombre de décès quotidien hélas augmente beaucoup en ce moment et risque de ne pas redescendre avant un ou deux mois, preuve que la situation est loin d’être rassurante (le 25 janvier 2022, il y a eu presque 500 décès, souvent en 250 et 350 par jour. Le directeur de l’OMS Europe avait averti le 4 novembre 2021 qu’il y aurait encore 500 000 décès du covid-19 en Europe (y compris la Russie). Cela reste dans le domaine du possible.
La situation est alarmante aussi dans l’hospitalisation conventionnelle car, comme au Danemark, comme au Royaume-Uni, comme en Afrique du Sud, la courbe des hospitalisations conventionnelles, probablement dues à l’infection au variant omicron, monte proportionnellement à celle des contaminations. Il y a deux jours, le seuil de 30 000 a été franchi, il est de 30 982 au 27 janvier 2022. Chaque jour, plus de 3 000 nouveaux patients du covid sont admis à l’hospital.
On atteint des seuils proches des trois premières vagues (mars-avril 2020, novembre-décembre 2020 et avril 2021). Ces hospitalisations sont généralement moins graves, souvent, il y a juste un besoin d’oxygénation et une mise en observation. Deux éléments pour en relativiser la gravité : les séjours sont de courte durée, quelques jours (mais le nombre de contaminations reste très élevé). Autre élément : il y aurait environ 20% de contaminations "accessoires" à l’hôpital, c’est-à-dire que la personne est venue à l’hôpital pour une autre pathologie que le covid-19 et elle a été testée positive. Le covid n’est donc pas la cause de sa venue à l’hôpital et cette personne ne devrait donc pas être comptée dans les statistiques sanitaires.
En somme, même si la période est tendue, le système sanitaire pourra tenir, comme l’a assuré Olivier Véran, car le variant delta est en pleine décrue et le variant omicron développe peu de formes graves (en réanimation, un médecin évaluait dans son service à 20% le nombre de patients contaminés à l’omicron sur l’ensemble des patients covid, c’est juste une indication).
Néanmoins, et cela fait revenir à la provocation, car c’en était une, de Martin Hirsch, cette situation impacte beaucoup sur la situation des autres patients dont on a déprogrammé les opérations, ce qui aura des conséquences désastreuses à moyen terme (le regretté professeur Axel Kahn évaluait l’an dernier que pour la première année de crise sanitaire, environ 13 000 personnes supplémentaires malades du cancer mourraient ou seraient mortes pour avoir trop attendu d’être soignées voire dépistées) : « On a senti ces derniers mois un débat, effectivement, ceux qui suivait des patients avec un cancer auquel on disait : votre patient pourra aller à la table d’opération dans trois semaines, pourquoi ? parce qu’on a beaucoup de patients à prendre en charge, là, ça suscitait des tensions. ».
Si tout le monde, ou, du moins, toutes les personnes fragiles (à définition peu précise) étaient vaccinées, on réduirait au moins de moitié le nombre de malades du covid en réanimation. C’est la raison du passe vaccinal, d’autant plus qu’on a laissé filer l’épidémie depuis Noël parce qu’on a pris très peu de mesures de restrictions sanitaires, pas de confinement ni de couvre-feu ni de fermeture des commerces "non essentiels" (ce qui fait pour la France, comme pour le Danemark, l’un des taux d’incidence les plus élevés d’Europe).
Cette stratégie de non-restriction peut doublement s’expliquer : avec un variant comme omicron à très fort taux de contamination, à moins de revenir au premier confinement, très sévère, aucune restriction n’aurait été vraiment efficace ; de plus, en s’attachant à protéger avec le vaccin, on évite la catastrophe sanitaire. Cette situation et ces circonstances expliquent pourquoi le gouvernement a mis en place le passe vaccinal, comme dans beaucoup de pays du monde, à quelques différences près. Au lieu d’essayer d’arrêter la pluie, on s’équipe d’un parapluie.
Martin Hirsch est venu s’expliquer sur France 5 le lendemain, le mercredi 26 janvier 2022. Il a d’abord tenu à rappeler son sens de l’éthique. Un médecin doit soigner sans chercher à savoir qui est le patient : « Je pense qu’il ne faut jamais rentrer dans : on choisit ses patients sur d’autres critères que des critères médicaux et dire : tu ne t’es pas bien comporté il y a un jour, une semaine, il y a un mois, il y a trois mois, ça, c’est anti-éthique absolu. ».
Le directeur général de AP-HP est resté sur l’idée originelle de la sécurité sociale, la solidarité nationale : « Je reviens à la source. C’est quoi la belle source ? C’est le Conseil national de la résistance qui institue un système d’État providence etc. qui aujourd’hui doit garder ses mêmes principes, donc on ne ferme la porte de l’hôpital et les soins à personne, mais d’être allié avec la responsabilité qui permet à tout le monde d’en bénéficier. ».
Le mot est lâché : pas de solidarité sans responsabilité. C’est comme pour la liberté. La responsabilité est un élément déterminant dans les sociétés complexes : « La solidarité, c’est fabuleux et on y tient, mais parfois, elle est mise à mal parce que quand il y a des passagers clandestins, il y a une partie de la population qui a envie de remettre en cause la solidarité. Moi, je n’ai pas envie qu’on remette en cause la solidarité, mais s’il y a un peu de responsabilité dedans, ce n’est pas plus absurde que cela, au contraire. ».
D’où la question qui fâche : « Est-ce que, lorsque la vaccination est gratuite, et qu’elle est d’intérêt collective, et qu’elle a un impact sur les autres, est-ce qu’on doit avoir le refus de la vaccination gratuite, la demande des soins gratuits, de hurler quand on met des passes vaccinaux, etc., je pense qu’il y a un moment, ça peut donner une sorte d’incohérence. ».
Et de poursuivre : « Se poser la question de savoir si, en général, le fait qu’un instrument de prévention gratuit est disponible, qu’il peut être utilisé et qui est reconnu par la communauté scientifique comme quelque chose qui est utile, y renoncer, est-ce qu’on y renonce sans n’en porter aucune des conséquences, ou est-ce que, effectivement, on allie le fait qu’on tend la main pour soigner, mais on dit qu’il n’y a aucune raison qu’il n’y ait pas de conséquence alors qu’il va y avoir des conséquences sur les autres patients qu’on aura du mal à soigner et qui eux n’y peuvent rien. ».
À mon sens, je trouve que poser la question en débat public fera plus de tort que de bien. D’une part, cela renforce la victimisation des personnes non-vaccinées, alors que celles-ci, comme les autres, ont cotisé et bénéficient donc du droit à être soignés. D’autre part, même en admettant qu’on se livre à ce principe (non-vacciné alors non-remboursé), et qu’il soit admis constitutionnellement (ce qui est une autre paire de manches ; le député Sébastien Huyghe avait proposé un amendement allant dans ce sens pour le passe vaccinal, mais il a été heureusement rejeté), ça ne responsabilisera pas plus, soit parce qu’une personne non-vaccinée dite très riche "se paiera" sa non-vaccination (considérant que l’intégrité de son corps n’a pas de prix), soit parce que justement, insolvable, la personne non-vaccinée ne pourra pas payer de toute façon.
Il faut savoir qu’un séjour en réanimation pour covid-19, c’est autour de 3 500 euros par jour et il faut compter trois semaines environ, soit autour de 75 000 euros, ce qui est une somme colossale pour de nombreux Français. À partir du moment où le vaccin n’est pas obligatoire, l’hôpital ne peut exiger une telle somme pour être soigné. J’ai bien compris que Martin Hirsch ne cherchait pas à ce que les soins soient entièrement payés, mais seulement qu’ils ne soient pas gratuits à 100% comme c’est le cas aujourd’hui.
En outre, cela ouvre la porte à un principe qui n’a rien à voir avec notre modèle social : celui de soigner selon le comportement du patient. Si le patient avait bien respecté toutes les consignes d’une vie saine, non seulement par son alimentation, son activité sportive, mais aussi en roulant prudemment, etc., alors il bénéficierait de soins gratuits (ou remboursés selon les règles actuelles de l’assurance maladie), sinon il devrait payer. Et il faudrait encore établir cette vie saine qui ne pourrait passer que par un moyen de surveillance de type "chinois" avec le crédit social. Nous avons la chance (malchance pour les Chinois) d’avoir dans le monde une société qui s’achemine très rapidement vers ce type de modèle : le voulons-nous en France ? Personne n’en voudrait. La question va bien au-delà de la simple tension hospitalière ponctuelle (même si cela dure depuis deux ans avec le covid-19, et même depuis plus longtemps), et remet en cause beaucoup plus qu’une politique de la santé. Car pour cela, il faudrait surveiller. Ce serait toute l’organisation de la société qui serait impactée avec des conséquences sur les assurances, etc.
Les principaux arguments pour s’opposer à cette proposition, c’est de dire qu’avec cette logique, on fera payer les soins d’un cancer du poumon aux fumeurs, d’un cancer du foie aux alcooliques, d’un diabète à ceux qui mangent trop de sucre, etc. La situation du chauffard sur la route est en revanche différent car les "assujettis sociaux" ne paient pas les soins qu’il pourrait recevoir : l’hôpital est payé par l’assurance du chauffard, donc, pour ce cas précis, il y a bien en jeu un principe de responsabilité (et quand il n’y a pas d’assurance, c’est un fonds de solidarité qui paie).
Martin Hirsch a balayé cet argument : « Je trouve qu’il y a une très très grande différence et qu’on ne peut pas blâmer quelqu’un sur un comportement, une addiction, et je redis : le système de soins qui est ouvert à tout le monde. Mais je fais cette différence. S’il y a un système de dépistage, on doit tous les cinq ans le faire, est-ce qu’on doit avoir exactement la même protection et le même taux de remboursement si on le néglige que quelqu’un qui ne le néglige pas ? (…) Si je pose cette question-là, c’est que je ne voudrais pas qu’un jour, on se dise : les dépenses de santé explosent parce qu’il y a toute une partie de comportements dits irresponsables qui remettent en cause la solidarité. ».
C’est le professeur Gilles Pialoux, chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Tenon, qui a trouvé, à mon sens, le meilleur contre-argument, le 27 janvier 2022 sur LCI : « On ne peut pas créer un cadre éthique spécial, même en pleine crise sanitaire, pour le covid. (…) On soigne évidemment les gens qui ont pris des risques (…). Créer une "jurisprudence" ne me paraît pas une bonne idée. (…) Bien sûr que ça menace la solidarité, dans la mesure où (…) ce remplissage de l’hôpital, qui n’est pas du tout terminé, on voit les pressions qu’il y a encore sur les réanimations (…), ça veut dire que les autres malades doivent se serrer sur les 30% de capacité qui restent, donc bien sûr, je comprends. Mais mettre finalement une ségrégation en fonction de la non-utilisation d’un outil de prévention, je le répète, il faudrait l’appliquer aussi à d’autres pathologies. Je prends un autre exemple. Il y a plein de pathologies cardiovasculaires dont le risque peut être diminué en prenant des statines ou des médicaments préventifs que les gens ne prennent pas, ou prennent mal. Vous voyez ce que je veux dire ? En France, à ma connaissance, il n’y a aucune pathologie qui ne soit pas remboursée ou prise en charge par la solidarité nationale au registre que les gens ne sont pas [observants]. (…) Je crois que c’est une réflexion qui dépasse le cadre de l’hôpital public, c’est une réflexion qui est d’abord parlementaire et éthique. (…) On soigne les antivax, on soigne les non-vaccinés, on soigne les opposants. ».
L’opportunité de cette question selon Gilles Pialoux : « C’est un débat parce qu’il arrive un moment où effectivement on ne comprend pas pourquoi les gens s’obstinent à ne pas utiliser un outil qui est efficace, je parle surtout du schéma vaccinal complet dont on sait que c’est la ligne Maginot et que ça divise par 25 le risque de rentrer en soins critiques. C’est le rôle du médecin aussi d’accepter que certains n’aient pas compris le rôle du vaccin, ou n’aient pas voulu car mal informés. ».
Martin Hirsch semble bien seul dans son questionnement. Comme l’a dit le professeur Gilles Pialoux, son questionnement est beaucoup plus général qu’un débat sur l’hôpital public. Les médecins soignent et n’ont aucune volonté de choisir leurs patients, et c’est très heureux, tandis que Martin Hirsch est un gestionnaire d’hôpitaux. Il aurait pu sortir ce pavé dans la mare il y a six mois puisque le vaccin existait déjà. Il aborde ce thème au plus mauvais moment, en plein campagne présidentielle, et on imagine mal qu’un candidat, quel qu’il soit, aussi "libéral" soit-il, mette en avant le principe de responsabilité des patients pour assurer la gratuité des soins.
Toutefois, d’autres pays ont déjà choisi cette condition de responsabilité : la Grèce impose une amende de 100 euros par jour pour les personnes non-vaccinées de 60 ans et plus qui seraient hospitalisées ; le Québec et Singapour demandent aussi une participation aux frais d’hospitalisation. La France s’honorerait en conservant son propre modèle de société qui est la solidarité nationale, sans condition.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 janvier 2022)
http://www.rakotoarison.eu
(Les quatre graphiques proviennent du site de Guillaume Rozier, covidtracker.fr).
Pour aller plus loin :
Faut-il faire payer les soins covid aux personnes non-vaccinées ?
Martin Hirsch.
Passe vaccinal (3) : validé par le Conseil Constitutionnel, il entre en vigueur le 24 janvier 2022.
Où en est la pandémie de covid-19 ce 18 janvier 2022 en France ?
Novak Djokovic.
Novax Djocovid.
Passe vaccinal (2) : Claude Malhuret charge lourdement les antivax.
Discours de Claude Malhuret le 11 janvier 2022 au Sénat (texte intégral et vidéo).
Les Français en ont marre des antivax !
Passe vaccinal (1) : quel député a voté quoi ?
Claude Malhuret le 4 mai 2020.
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