« 1336 », ou le renouveau des « Fralib »
Après 40 mois de lutte et de nombreuses actions pour protéger leur emploi et leur outil de travail, les anciens salariés de Fralib, filiale du groupe néerlandais Unilever, ont réussi leur pari : monter une Société coopérative ouvrière. Depuis le 25 septembre 2015, ils distribuent leur propre production de thés et d’infusions...
Le 28 septembre 2010, le ciel tombait sur la tête des ouvrières et des ouvriers de Fralib, entreprise productrice des marques de thé et d’infusions Lipton et L’Éléphant : le géant néerlandais de l’agro-alimentaire Unilever, venait d’annoncer la fermeture définitive du site de Gémenos (Bouches-du-Rhône). Objectif : délocaliser l’activité en Belgique et en Pologne afin de réduire le nombre de sites industriels en vue d’optimiser les profits et de mieux rémunérer les actionnaires du groupe.
Conséquence de cette décision : la suppression de 182 emplois sur le site provençal, dont une cinquantaine de postes tenus par des salariés déjà délocalisés d’une usine normande du groupe en 1998 ! Inacceptable dans un contexte de chômage important de la part d’une entreprise parfaitement rentable, et a fortiori d’un groupe aux juteux profits planétaires. Une décision d’autant moins acceptable que la marque L’Éléphant – née à Marseille en 1892 – était destinée au seul marché français ! Comble de l’indécence, le groupe Unilever allait réaliser cette année-là un chiffre d’affaires de plus de 44 milliards d’euros et dégager un bénéfice de près de 5 milliards d’euros !
La destruction de 182 emplois allait-elle être entérinée sans grande opposition par un personnel fataliste, appelé à accepter sans sourciller la prime de licenciement accordée par l’entreprise ? C’était compter sans la volonté de survie de l’unité de production par les salariés de Gémenos. Très vite, ces ouvrières et ces ouvriers courageux sont devenus « les Fralib » : des héros symboliques d’une lutte contre les pratiques déshumanisées d’un patronat cynique, soucieux des seuls intérêts de ses dirigeants et actionnaires, dans une totale indifférence au sort des familles menacées de précarité.
Entre l’occupation de l’usine dès le 2 septembre 2011 – avec surveillance constante des machines pour prévenir toute tentative de déménagement – et les actions externes, notamment auprès des autorités et sur les sites de la grande distribution, les Fralib n’ont jamais cédé au découragement, malgré la puissance du groupe néerlandais et les inévitables moments de doute induits par cette lutte disproportionnée du pot de terre contre le pot de fer. Dans le même temps, les patrons du groupe Unilever ont dû faire face à une détermination sans faille au plan administratif : par trois fois, les Plans de Sauvegarde de l’Emploi (PSE) présentés par la Direction ont été rejetés par la Justice française.
À aucun moment, les salariés de Fralib, regroupés sous la bannière d’une intersyndicale CGT-CGC, n’ont cru pouvoir amener Unilever à renoncer totalement à son projet de délocalisation. L’objectif des Fralib n’était pas là : de manière plus pragmatique, il consistait à obtenir des dirigeants du groupe la cession de la marque L’Éléphant dans le cadre d’un projet de reprise de l’activité à Gémenos.
Malgré la pugnacité des négociateurs, il n’a pas été possible de garder la marque. Dès lors, fallait-il jeter l’éponge et abandonner tout projet de pérennisation d’une production locale de thés et infusions ? C’eût été compter sans la remarquable opiniâtreté des salariés de Fralib. Certes, la majorité d’entre eux a choisi de partir au fil des différentes étapes du conflit après avoir reçu les indemnisations de licenciement proposées par Unilever. Mais les autres ont résisté en optant pour un pari a priori très risqué : reprendre à leur compte l’activité de production dans le cadre d’une Société coopérative de production en mutualisant les sommes perçues du groupe néerlandais.
3 ans et 124 jours de lutte
Le lundi 26 mai 2014 au matin, Unilever signait l’accord de fin du conflit. Au terme d’un âpre combat social de 1336 jours, la multinationale cédait quasiment sur tous les points : 1) outre les indemnités légales de préjudice, elle octroyait 100 000 euros à chacun des 76 salariés encore en lutte ; 2) elle acceptait de vendre les machines – d’une valeur d’environ 7 millions – pour 1 euro symbolique ; 3) elle s’engageait à remettre en état l’outil de production ; 4) elle versait une provision de 1,5 million d’euros en vue d’alimenter le fonds de roulement de la SCOP.
Au total, Unilever a lâché 19,3 millions d’euros en versements divers ou en cession de valeurs comptables industrielles. Une goutte d’eau dans l’océan des profits du groupe. Mais une somme sans laquelle la Société coopérative de production n’aurait pu se développer. Encore fallait-il finaliser le projet et s’assurer de la mutualisation des indemnités afin de constituer le capital de l’entreprise. Tout cela a demandé du temps, des efforts, de la volonté et de l’imagination. Mais il était écrit que la détermination l’emporterait sur les obstacles...
C’est ainsi que le mardi 26 mai 2015, un an jour pour jour après la capitulation d’Unilever, les 57 fondateurs de SCOP-TI (Société coopérative ouvrière provençale de thés et infusions) présentaient aux médias les deux marques de l’entreprise : « 1336 », en hommage à la longue lutte des ex-Fralib, et « Scop-TI », l’une destinée aux différentes enseignes de la grande distribution, l’autre aux magasins bio (Biocoop, Naturalia, La Vie Claire) et lieux de vente alternatifs. Après les actionnaires, place aux « sociétaires ouvriers » !
Place également à une réforme spectaculaire de la grille des salaires. Réunis en Assemblée Générale, les 57 sociétaires ont acté la mise en place d’une grille hiérarchique simplifiée de trois catégories de personnel (cadres, agent de maîtrises, opérateurs), mais surtout un écart des rémunérations allant de 1 à 1,3 alors qu’il dépassait les 1 à 200 au sein du groupe Unilever !
C’est dans ce cadre administratif inédit pour le personnel de la toute neuve SCOP-TI que la production a été mise en route en revenant à une aromatisation naturelle des infusions abandonnée naguère par Fralib. Autre point important : SCOP-TI s’est engagée à privilégier les fournisseurs régionaux de matière première en les rémunérant au-dessus des prix du marché dans le cadre d’une relation commerciale équitable.
Le vendredi 25 septembre 2015, les premiers sachets issus de l’usine SCOP-TI de Gémenos étaient proposés à la dégustation et mis en vente dans l’hypermarché d’Aubagne. Progressivement, ils ont été mis en rayon dans les différentes enseignes de la distribution locale, puis dans les régions voisines. À terme, c’est l’ensemble du marché français de la grande distribution et des franchises bio qui est visé par les sociétaires de l’entreprise. Et l’on se prend à souhaiter que nos compatriotes amateurs de thés et d’infusions deviennent des inconditionnels des produits référencés SCOP-TI. Pas seulement par solidarité citoyenne, mais également par reconnaissance de la qualité des thés et infusions de la marque. À cet égard, aucun doute : les consommateurs plébiscitent la marque sur le web. Il est même probable que la plupart d’entre eux ont adopté la devise apposée par les sociétaires de SCOP-TI sur les paquets d’infusions : 1336 : « Éveille les consciences, réveille les papilles » !
Au-delà de l’aspect gustatif, le mot de la fin revient à Gérard Cazorla, président de la SCOP-TI. Lors d’une interview au micro de France-Info, il a déclaré ceci : « On a éliminé ce qui est nuisible dans nos sociétés, la rémunération des actionnaires […] On n’a pas besoin de rémunérer des gens qui décident de notre mort du jour au lendemain. » Puisse cette forte parole être méditée partout sur le territoire de notre pays !
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