165 millions d’Européens affectés par des troubles mentaux
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165 millions d’Européens souffrent de troubles psychiques. Vous avez bien lu, près de 40% de la population européenne a été affectée, durant l’année 2010, par un « désordre cérébral » du type insomnie, dépression, alcoolisme, anxiété, psychopathie, sans oublier les nombreux cas d’Alzheimer et j’en passe. Bref, nous vivons dans des pays de fous, ou enfin presque… Ce résultat, publié il y a un mois, n’a pas fait l’objet d’une analyse particulière ni d’une attention médiatique soutenue. Tout au plus trouvera-t-on une recension bien faite par l’agence Reuters. Ces conclusions sur la santé mentale en Europe émanent d’une enquête très sérieuse réalisée par des professionnels de la psychiatrie et de la neuropharmacologie regroupés dans un organisme censé intervenir dans le champ de la surveillance mentale. La revue European neuropsychopharmacology a publié ces travaux effectués à grande échelle par des scientifiques du Collège européen de neuropsychopharmacologie (ECNP) qui par ailleurs, édite la revue en question. Hans Ulrich Wittchen, directeur de l’Institut de psychologie et psychothérapie cliniques de Dresde a dirigé ces investigations visant à détecter la prévalence des troubles mentaux. La visée est transdisciplinaire puisque parmi les cosignataires regroupant plus d’une dizaine de laboratoires européens, on trouve des statisticiens, des économistes, des pharmacologues, des épidémiologistes, des psychologues, des neurologues, des psychiatres cliniciens.
L’ECNP est une institution vieille d’un quart de siècle. Elle fut fondée par des professionnels de la neuropsychiatrie afin d’échanger les résultats de leurs recherches et le cas échéant, de les centraliser pour livrer une vue d’ensemble, voire de fournir des éléments dans les stratégies de santé publique et plus spécialement, la santé mentale. Cet institut est basé en Suisse. Il ne dépend pas des institutions gouvernementales européennes et semble constituer un organisme indépendant créé à l’initiative des membres d’une corporation professionnelle. On pourrait soupçonner quelques financements privés émanant des industries pharmaceutiques mais au vu des informations livrées officiellement, ce n’est pas le cas. Tout au plus pourra-t-on noter la présence dans l’équipe de direction du responsable de la branche neuropharmacologique des laboratoires Servier. En creusant un peu, on s’aperçoit que les travaux répondent à une demande conjointe de l’ECPN et du Conseil européen du cerveau (EBC), association née en 2002, sans but lucratif, basée à Bruxelles, regroupant des patients, des organismes de recherches et des industriels. L’EBC travaille en étroite collaboration avec l’OMS, le parlement européen, la commission européenne. Preuve s’il en est que le diable, pour autant qu’il existe, est logé dans les détails.
Les résultats sont bien documentés en chiffres et statistiques. Une étude similaire avait été diligentée en 2005, concluant à une prévalence de 27 % des troubles psychiques en Europe. Comment alors expliquer l’élévation de ce chiffre à 38 % ; la santé mentale des Européens se serait-elle dégradée à ce point ? Non, rassurez-vous, c’est tout simplement que 14 désordres mentaux ont été rajoutés, couvrant de surcroît un spectre générationnel plus étendu, incluant les très vieux mais aussi les ados et les jeunes enfants. Le texte ne dit pas si les enquêteurs sont allés jusque dans les maternelles pour faire leurs diagnostics. Les troubles les plus fréquemment observés sont l’anxiété (14%), l’insomnie (7%), la dépression sévère (7%), les douleurs psychosomatiques (6%), les addictions aux substances (5%), l’hyperactivité, trouble « à la mode » repéré chez un enfant sur 20 et pour finir la démence (incluant Alzheimer) dont la prévalence dépend fortement de l’âge. Excepté les addictions, les chercheurs n’ont pas repéré de différences significatives entre les différents pays de l’Europe.
Si la prévalence des troubles psychiques dépasse un bon tiers, elle ne doit pas occulter la différence quant aux impacts sur la vie quotidienne des individus affectés. On comprend aisément qu’un trouble du sommeil est moins handicapant qu’une démence aiguë ou bien une sévère dépression. L’évolution dans le temps n’a pas montré une augmentation significative des différents troubles psychiques, excepté les cas de démence (est-ce lié aux vieillissement de la population ?). La comparaison avec d’autres pathologies montre que les désordres psychiques représentent 26 % des causes produisant une invalidité impliquant une prise en charge par la collectivité et que les dépressions sont largement représentées dans ces pathologies invalidantes. Ce taux serait plus élevé en Europe que sur d’autres continents. La vie européenne constituerait-elle un terreau pour le développement des désordres cérébraux ou bien serait-ce un biais lié aux calculs et aux protocoles d’évaluation ? On ne sait pas mais il est sûr que plus on affine les critères, plus on élargit le spectre pathologique, plus on trouvera de gens mentalement affectés. Ce qui pose une fois de plus cette question de la normalité chère à Canguilhem. A partir de quel seuil commence le désordre mental ? Si on élargit les critères en intégrant d’autres signes, comme la nervosité, l’instabilité, la mauvaise humeur, on finira par trouver une prévalence de 70 %.
Passons maintenant aux conclusions de ces travaux qui, on s’en doute, n’ont pas vocation à moisir dans les bibliothèques ou les disques durs. Ces troubles psychiques coûteraient près de 400 milliards d’euros aux collectivités. On peut alors comprendre que les auteurs tendent à placer le trouble mental au cœur de la santé publique du 21ème siècle, en faisant même un enjeu européen. Sans doute, nous verrons apparaître nombre de « plans cerveau » visant au moins à prévenir et soigner les patients sitôt la détection effectuée. Il paraîtrait que la prévention est cruciale et que si la réponse thérapeutique est précoce, alors le devenir psychique du patient s’en trouve amélioré. La dépression sévère serait concernée, tout autant que les anxiétés profondes et les désordres observés chez les enfants et les adolescents. Le citoyen tatillon se demandera sans doute si le système de santé européen n’évolue pas à l’américaine, avec un suivi et une détection planifiée et souvent, des traitements très précoces impliquant force chimiothérapie. On pensera inévitablement à la ritaline, spécialité pharmaceutique copieusement utilisée depuis 1990 aux USA, chez les enfants et les ados présentant un trouble d’attention lié ou non à l’hyperactivité.
Ainsi, la guerre déclarée aux troubles psychiques en Europe se dessine avec la figure de Janus, avec une face claire, symbolisant les bonnes intentions et les bonnes applications de traitement là où il faut et quand c’est nécessaire et surtout, avec des méthodes efficaces. La face sombre est facile à dessiner. C’est la surveillance totale des populations, assortie d’une industrialisation croissante de la santé avec des dérives oligarchiques et financières si on prend en compte les profits engendrés par ce secteur dont les décisions peuvent vite devenir entachées de conflits d’intérêts. Gageons que les commissions parlementaires seront vigilantes pour prévenir quelques improbables abus observés dans le déroulement des politiques de santé publique. Il faut en effet que les technologies soient utilisées à bon escient. Mais ne voile-t-on pas un débat plus essentiel sur une pensée profonde concernant la technologie, son absence de neutralité et même son aspect totalitaire ? Cette question, Ellul l’aurait posée.
Sans entrer dans les profondeurs de la sphère métaphysique, on peut quand même questionner les tenants et aboutissants de ces manœuvres de guerre contre les troubles mentaux. Au lieu de prendre acte de la situation et de se livrer à une frénésie statistique et comptable, ne pourrait-on pas réfléchir sur l’origine de ces troubles et questionner le mode d’existence avec ses sollicitations, ses fausses valeurs, son idéologie de la compétition, du mérite, ce culte des plus forts qui réussissent, ces mystifications médiatiques sur le bien-être consumériste, ses illusions sur le pouvoir technologique dans l’amélioration de la condition humaine ? Sauf exception, les troubles psychiques ne sont pas congénitaux mais ils sont acquis. On ne naît pas anxieux ou dépressif, on le devient. Voilà une autre voie d’investigation. Mais en rendant les existences moins pressées, on limite l’exploitation de la « force mécanique et mentale humaine » et donc les profits. On réduit aussi le champ opérationnel des systèmes de soins et les profits qui vont avec. A l’inverse, maintenir le système, c’est presser au mieux la matière humaine et quand l’homme est déglingué, le système le prend en charge en faisant aussi du profit. Il ne faut pas se leurrer, le système de santé n’est pas une œuvre de bienfaisance, c’est un investissement pour les capitaux. Et ceux qui payent, ce sont les travailleurs, avec les prélèvements sociaux et la fiscalité. Ceux qui profitent, ce sont les mêmes. Il faut lancer ce débat, car c’est le seul débat qui compte, un débat idéologique et métaphysique sur la nature humaine et la civilisation.
L’humanité se trouve face au choix le plus important qu’elle ait eu à faire depuis sa longue histoire. Peut-être est-ce la première fois qu’elle rencontre ce choix. Rencontrer est un mot trompeur car encore faudrait-il qu’elle ait conscience du choix de civilisation qui s’offre à elle. Ce choix, il se conceptualise avec plusieurs aspects, thèmes, et un principe anthropologique central. Pour faire bref en attendant une réflexion plus poussée, disons que l’homme a le choix entre la liberté spirituelle qui s’affranchit du système tout en le maîtrisant et l’esclavage de l’âme qui aveuglément, s’en remet au salut technologique servant les profits financiers autant que les délires mégalomanes des dirigeants.
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