A ceux qui ne croient plus au progrès
L’idée se répand. L’idée que le progrès technique ne nous aiderait pas à trouver le bonheur, le plaisir de vivre. L’idée que l’humanité se portait très bien avant, avant que les machines ne viennent nous « faciliter » la vie, nous booster notre productivité et nous aider à exploiter les ressources naturelles pourtant limitées. L’idée que le progrès n’a fait que générer des inégalités, qu’il n’a profité qu’à une minorité chanceuse, elle-même incapable d’acheter le bonheur malgré tous les avantages qu’elle s’est appropriée, notamment grâce au capitalisme. L’idée que ce progrès n’est pas une nécessité, que seul la vie et la sociabilité suffit à rendre l’Homme heureux. L’idée qu’il ne sert plus à rien de croitre, qu’il faut revenir à une sobriété jadis connue mais depuis oubliée, noyée et détruite par l’opulence matérielle que le progrès nous a transmis, sans morale et sans but.
Cette idée est née d’un constat incontestable que la jeunesse fait depuis qu’elle est en âge d’observer. Celui d’être né dans une société qui n’a jamais réellement réussi à conquérir le bonheur, qui a échoué malgré tout les efforts recensés par l’Histoire. Cette idée considère que les souffrances de l’Homme avant le développement du commerce, des villes, de l’industrie, du consumérisme addictif, n’étaient rien comparé au malaise universel que ce progrès a engendré.
Estimer que la voix engagée est inepte et ne mène pas au bonheur est un jugement justifié, presque évident, à l’image des taux de suicides inchangés, du pessimisme régnant et des dérives populistes. Mais l’analyse est erronée et ses conclusions dangereuses, car elle oublie l’origine de ce progrès et sa réelle finalité.
Il faut voir l’origine du progrès comme une initiative naturelle de l’Homme. Cet être dépourvu de moyens de défense physiques efficaces et sensible aux émotions et aux relations sociales avait, à l’origine, aucune raison de ne pas chercher des solutions pour se protéger, lui et son entourage sociale, cher à ses yeux. Car oui, l’homme n’est pas aussi individualiste que certain le suppose, il n’est pas un être solitaire et sauvage par nature, il ne peut être heureux qu’en société, puisque c’est elle qui stimule ses sentiments d’affection et de satisfaction personnelle. L’Homme a donc besoin des autres – du moins de ses proches – car sont bonheur est nourrit par celui des autres et plus généralement, par l’optimisme et la sérénité qui règne au sein de sa communauté.
A l’origine, la Nature infligeait une vie éprouvante à l’Homme, puisqu’en tuant régulièrement ces êtres sociaux et sentimentaux, la Nature entretenait la souffrance. C’est cette sensation insupportable que l’Homme, bien différent de l’animal, cherche à tout pris à éviter, par instinct. Toutes luttes contre la faim, le froid, la mort ou même l’incertitude sont motivé par cette envie spontanée et instinctive d’échapper à la souffrance physique, morale et sentimentale. C’est donc pour lutter contre les souffrances que l’Homme a forgé son propre système de défense au sein d’une Nature sans pitié envers les espèces les plus faibles. De fait, dépourvu d’atouts physiques, l’Homme a développé lui-même sa défense grâce à son intelligence et sa capacité à transmettre ses avancés techniques, pendant que les autres espèces stagnaient et mourraient sans qu’ils ne cherchent à améliorer leur défense pour autant. Ainsi, lorsque la foudre venait bouleverser le cœur d’un homme après avoir foudroyé sa famille, il naissait l’envie immense de tout faire pour que la Nature ne puisse plus le blesser. L’Homme cherche alors à comprendre pour ensuite imaginer de nouvelles mesures de protection contre ces phénomènes naturels ravageurs.
Le progrès technique est une initiative instinctive qui n’a cessée d’évoluer à travers le temps, d’une part parce que les souffrances infligés par cette Nature sont sans limite (l’âge de la mort par la vieillesse pourrait être repoussée indéfiniment grâce aux recherches scientifiques), et aussi parce que ce progrès a lui-même créé de nouvelles souffrances, la plus ravageuse venant de l’art de la guerre, motivée par l’esprit de vengeance et par l’orgueil des dirigeants, une autre, plus récente, venant du désespoir morale dû aux injustices sociales.
Ainsi, en plus de devoir lutter contre la Nature, qui tue encore au XXIème siècle – même dans les pays les plus avancés – l’Homme doit continuer de faire progresser son savoir et sa technique pour lutter contre ces nouvelles souffrances que la société génère. Puis une nouvelle observation est faite, celle d’assister à la destruction, par ce même progrès, de la Nature elle-même et de la sécurité de notre propre espèce. Nous avons cherché à ne plus souffrir à cause de la Nature, puis à cause des conflits, nous voici une nouvelle fois en lutte contre nous-mêmes, auteurs de notre propre destruction. Cette fois, on ne s’entre-tue pas par désaccord idéologique ou par impulsion orgueilleuse, on organise notre suicide, en y faisant contribuer notre environnement naturel.
Notre instinct a développé le progrès, mais le progrès nous détruit. Doit-on y voir une certaine logique ? Existe-t-il une explication sensée à ce paradoxe décourageant ? Répondre à ces questions serait aussi stupide que d’essayer de comprendre pourquoi la gravité existe. Néanmoins, cette analyse nous permet d’orienter la réflexion. D’abord, on constate que ne plus progresser, revenir en arrière en supposant que le bonheur vient du passé, reviendrait à aller à l’encontre de notre instinct. C’est aussi négliger l’ampleur de ces souffrances et la nécessité de cette sécurité que le progrès nous a depuis longtemps fait oublier. C’est oublier à quel point il semblait évident de s’en protéger. Ensuite, cette analyse nous questionne sur la finalité du progrès, ou plutôt son stade d’évolution. Sommes-nous allés trop loin, au point d’avoir dépassé les limites délimitées par la Nature ?
On peut supposer que ce progrès a dérivé vers l’excès, vers l’absurde, vers le déraisonnable. Ce qui est sûr, c’est que l’état actuel du progrès, tel que le constate, à juste titre, la jeunesse d’aujourd’hui, n’a pas vocation à rester intact. Non pas que nous sommes bloqué, mais la sensibilité de notre organisation économique et politique par rapport aux instabilités ne lui permettrait pas de rester immobile. Doit-on rétrograder, au risque de retrouver les phases tristes et regrettées de notre Histoire, les conflits, les fortes inégalités, les épidémies, le totalitarisme ? Non. Le progrès évolue, et nous ne sommes pas arrivés au bout d’une impasse à cause d’un mauvais choix au milieu de l’Histoire. Notre société est arrivée à ce point par elle-même, sans choix préalable, sans volonté précise. Celui qui a inventé la lance tranchante pour chasser le bison n’espérait pas qu’un jour on pourrait se poser dans un restaurant à manger un bœuf bien assaisonné, pour le plaisir des papilles la joie de partager un moment avec une personne que l’on aime. Celui qui a inventé le cinéma n’avait pas à l’idée qu’à l’avenir nous pourrions passer des heures devant un écran à mettre son cerveau à la disposition de grandes sociétés privées, sans y gagner grand-chose en retour. Celui qui a inventé la télécommunication n’espérait pas qu’un jour notre vie privée puisse être diffusée au monde entier sans contrainte de temps ou de quantité. L’Humanité n’a pas de volonté certaine, elle ne décide pas en cœur, elle ne choisit pas son avenir de manière délibérée. Le cours de l’Histoire est un enchainement incessant d’initiatives individuelles ou collectives à différentes échelles à travers le temps et l’espace. C’est à partir de cette mouvance imperturbable que le progrès se cultive. Autrement dit, l’état actuel de la société, aussi injuste soit-elle, est le fruit de coïncidences heureuses et malheureuses, guidées elles-mêmes par la mutation du savoir et par ce fameux progrès.
La suite, c’est la continuité. Non pas la stagnation, mais l’évolution, telle que notre société l’a toujours connue. Demain, l’Humanité progressera encore et toujours vers un idéal inaccessible, grâce à des efforts perpétuels pour lutter contres les souffrances infligées par la Nature, par la guerre, par l’injustice et par la pollution sous toute ses formes. Aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si l’on doit s’arrêter pour cesser de nuire, mais vers où continuer pour espérer réussir.
On traite souvent la mondialisation de tous les maux, alors qu'elle n'est que le processus naturel de l'évolution de l'humanité. L'équilibrage des systèmes économiques nationaux ont permis de réduire les inégalités à l'intérieurs des frontières. Aujourd'hui, le défi est immense, il consiste à réduire ces inégalité à l'échelle du monde, car même si cela peut sembler éprouvant pour la vieille population confortablement installée dans sa société protégée, d'autres peuples souffrent, et pas seulement à cause des injustices de la mondialisation. Tout comme l'idée de l'Europe, la mondialisation doit surpasser ses avancées en matière commerciale pour faire progrésser les conditions sociales de la population, où qu'elle se trouve et quelque soit son passé.
Les progrès dans la science peuvent aider à lutter contre les maladies, à optimiser notre production pour réduire l’impact sur la Nature et à ralentir ce processus infernal de destruction. Les progrès techniques divers nous aident à nous affranchir des tâches physiquement et moralement ingrates qu’une partie de la population doit injustement effectuer. Ils peuvent aussi aider à mieux transmettre le savoir pour optimiser les systèmes de gouvernance, pour démocratiser l’accès au bonheur que les arts nous procurent, pour dissoudre les croyances infondées se nourrissant de l’ignorance ou encore pour nourrir davantage ce progrès intellectuel, l’essence même de notre existence d’être pensant. Les ennemis d’aujourd’hui comme le confort matériel superflu et inutile, comme l’instabilité économique ou encore comme l’exploitation intensive des ressources fossiles sont des maux nouveaux que le progrès digèrera – l’urgence environnementale aidant – c’est son rôle, c’est son devoir.
Ainsi je m’adresse à ceux qui ne croient plus au progrès. Qui ne voit en lui qu’un mal non voulu, sans penser à ce qu’il a apporté et en quoi il peut nous aider. Mais voyez, vous n’avez pas à travailler des heures durant sous un soleil de plomb pour manger quelques légumes laissant votre appétit frustré. Vous direz alors que le progrès a été trop loin et nous a transformés en mangeurs affligeant n’ayant plus de scrupule à manger des produits inconnus de la Nature. Je vous dirais que nous n’avons justement pas été assez loin. Ce que chacun ne souhaite pas, et ce que vous oubliez, c’est que la faim et les maladies digestives vous rongent l’esprit jusqu’à en mourir, et vous empêche de vivre. Mais l’avenir ne nous condamne pas, la volonté de sécurité alimentaire sera peut-être équilibrée par une volonté générale de bien-être nutritionnel. C’est alors que le progrès, qui aujourd’hui nous protège de la faim et des infections, nous permettra demain de maintenir nos exigences en matière de sécurité tout en gagnant en qualité.
Les bienfaits du progrès sont innombrables, et malheureusement ses conséquences néfastes le sont aussi. Lutter contre les souffrances qu’il génère ne peut se faire qu’en poursuivant son évolution. De ce qui est de la quête du bonheur, tant espéré par tout être sentimental, a-t-elle déjà été atteinte dans le passé ? Si oui, elle l’était il y a bien trop longtemps pour que nous cherchions à retrouver cet état d’évolution. La jeunesse est libre de rêver, c’est même ce qu’on lui souhaite, mais elle ne peut le faire qu’à partir du monde dans lequel elle est née. Dans tous les cas, il faut continuer d’avancer, de corriger, de transmettre, d’innover, d’échanger, de chercher, de changer, d’évoluer, d’améliorer, de lutter, d’optimiser, de partager, de… progresser.
Le problème ne vient pas du progrès mais de ce que l’on en fait et comment nous le partageons. Or, seul le progrès lui-même nous aidera à régler ces problèmes que la complexité du monde connait.
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