Alain Finkielkraut a tort
En démocratie demander des comptes aux gouvernants est un droit, voire un devoir qui ne peut pas être limité par le séquençage électoral. Contrairement à Alain Finkielkraut je ne vois rien de scandaleux ni de désastreux à ce que des citoyens saisissent la justice pour réclamer des comptes sur la gestion de la crise du CoViD-19 par le gouvernement et ses administrations.
Interrogé le 12 juin sur BFM par le duo Eric Brunet et Laurent Neumann, Alain Finkielkraut a déroulé son habituel discours orienté vers la disqualification et le dénigrement des humbles. Voilà un agrégé de philosophie qui témoigne d’une hostilité forcenée et conceptuelle quasi viscérale aux réalités sociales. Toutefois mettons à son crédit que cette posture d’analyse du monde est la plus répandue, notamment chez les politiciens et même chez certains sociologues. En son temps Pierre Bourdieu avait bien saisi la limite des analyses (permettez‑moi l’expression) de laboratoire, parfois même de salon. Ainsi, dans La Misère du Monde il écrivait : « Pour comprendre ce qui se passe dans des lieux qui, comme les « cités » ou les « grands ensembles », […] il ne suffit pas de rendre raison de chacun des points de vue saisis à l’état séparé. Il faut les confronter comme ils le sont dans la réalité… » Là, comme il le fit dans Le Métier de Sociologue, Bourdieu indique que pour parler de la société et des faits sociaux il faut s’appuyer sur des observations et que la théorie ne suffit pas ; sinon « Nous ne faisons que nous entregloser » comme disait Montaigne[1].
Au cours de cet entretien, de près de 40 minutes, Alain Finkielkraut n’a pas dérogé à cette habitude de l’entregloser, de l’entre-soi intellectuel de la « classe intellectuelle dominante » au mépris du vécu et du discours des gens humbles. Au passage je lui recommande, ainsi qu’aux deux journalistes, la lecture du livre de son confrère Pierre Rosanvallon Le Parlement des Invisibles. Laisser entendre que le rapport du Défenseur des droits ne serait, sinon asservi au « peuple des banlieues », qu’un tissu d’approximations et de déclarations creuses : « il faut réfléchir à ce qui se passe » ; d’évidence le Défenseur des droits ne réfléchit pas et instruit à charge contre la police. Alain Finkielkraut qui ne sort pas de ses quartiers « bourgeois » sait, lui mieux que quiconque, ce qui se passe ailleurs et il en profite pour nous servir son discours, devenu sempiternel, tout de même un peu xénophobe. Lui réfléchit, les autres ne réfléchissent pas. Cette technique du dénigrement est une technique classique de rhétorique d’ailleurs très employée dans le monde politique.
À propos de la verbalisation du non‑respect des consignes de confinement, le philosophe nous a fait un étalage larmoyant des situations « de petits vieux » verbalisés alors que la police ne serait pas intervenue dans les banlieues en raison de la peur qu’auraient les autorités de revoir des émeutes identiques à celles de 2005. Il a tort, la police est intervenue partout où elle avait à intervenir et a verbalisé quand elle estimait qu’elle devait le faire ; par exemple je l’ai constaté à Poitiers où il a été nécessaire de demander à la BAC, déjà bienveillante, de veiller à desserrer l’étau en présence d’une situation où, les jeunes interpellés, appartiennent à des familles où on vit à 4, 5 voire 6 personnes dans 60 m², quand ce n’est pas moins. Alors, ces adolescents au bout de quelques jours avaient besoin, un besoin physique et psychique, de s’aérer ; avoir un seuil de tolérance ce fut prévenir des troubles de santé publique grave, et peut-être aussi des troubles sociaux. Mais, cette réalité on ne la mesure ni à Normale Sup, ni dans le 15e arrondissement de Paris pas plus que dans les salons parisiens et les studios de télévision.
Avec la même démarche intellectuelle, sûrement plus sotte et bornée que stratégique, Alain Finkielkraut après avoir bien reprécisé ce qui l’éloigne du macronisme, s’est lancé dans un éloge de l’action du président de la République et de son gouvernement, notamment en rappelant l’ampleur des mesures prises pour lutter contre les effets de l’épidémie comme l’instauration d’un chômage partiel où les salariés percevaient 84 % de leur salaire net, le rapatriement des Français séjournant à l’étranger, les transferts de malades, le refus du tri de malades… Comme Alain Finkielkraut je donne acte au président et au gouvernement de ces actions mais, contrairement au philosophe ni je ne les encense ni je n’oublie leurs erreurs et leur stratégie sournoise d’abord financière et économique. Contrairement à lui je ne pense pas qu’Emmanuel Macron ait, à aucun moment, rompu ne serait-ce que provisoirement avec son approche économiste du monde.
Rappelez-vous Monsieur le penseur que les toutes premières ordonnances visèrent à mettre en place moult dérogations au droit du travail : allongement de la durée hebdomadaire du travail, congés désormais soumis à la seule volonté de l’employeur, suppression des RTT, suppression des charges sociales sur les salaires mais pas celles payées par certains salariés… et il y en eut d’autres et avec elles les discours à l’encan. Il y eut aussi toutes ses mesures en faveur des entreprises y compris les plus riches et sans véritable contrepartie, parmi lesquelles il est amusant de citer l’allègement des règles de labellisation des produits alimentaires ; en quoi la suppression de la limite géographique de production de lait pour certains fromages ou l’allongement du temps (de 1 à 2 jours) de séjour des agneaux en abattoir avant qu’ils soient abattus va apporter quoi que ce soit au bien-être des populations, au contraire ; ce ne sont que des mesures de bas « économisme libéral ». En même temps, pour parler macronien, les mesures sociales ont tardé à venir comme l’aide aux étudiants sans ressource et enfermés dans leur chambre en cité universitaire : 12 à 18 m² là aussi bien loin du vécu du philosophe et des deux journalistes. Administrateur d’un centre social qui gère une épicerie sociale j’ai vu affluer des nouveaux « clients », la fréquentation des épiceries sociales a augmenté en moyenne de 40 % et dans certains cas a plus que doublé.
Quant au rapatriement des Français qui séjournaient à l’étranger comme le transfert de malades d’un hôpital à l’autre il y a beaucoup à dire à leur sujet. Il faut d’emblée relever que la France ne fait figure ni d’exception ni de modèle pour l’un comme pour l’autre. L’Italie avait, sans doute parce qu’elle fut en prise avec l’épidémie avant la France, organisé avec succès des transferts vers l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche bien avant le France. Quant aux transferts interhôpitaux ça n’a rien d’inhabituel, c’est en partie pour cette raison que les CHU ont été dotés d’hélicoptère, ce qui fut « nouveau » c’est leur nombre et là il faut saluer le savoir‑faire des personnels soignants et des logisticiens trop souvent oubliés dans les remerciements collectifs. Qu’auraient fait les médecins sans eux et sans les employés de la SNCF qui ont apprêté les wagons ? En tout état de cause ces opérations ne sont pas à mettre au crédit des gouvernants qui n’en eurent même pas l’ombre d’un soupçon d’idée, sinon ils les eurent mises en route plus tôt que ce ne fut fait.
La liste est longue des actions dont le gouvernement n’est pas à l’origine voire pour lesquelles il n’a agi que sous une certaine contrainte comme ce fut le cas pour le « tri des malades ». France Inter dont on ne peut pas soupçonner que ses journalistes seraient fondamentalement hostiles au gouvernement annonçait[2] en mars : « Le Conseil d’État examine ce vendredi après-midi un recours porté par le président de l’association Coronavictimes. Michel Parigot (chercheur au CNRS) s’inquiète d’une possible rupture d’égalité dans l’accès à l’hôpital et aux soins palliatifs, notamment pour les résidents des Ehpad. », de fait on a vu comment les Ehpad et leur personnel ont été livrés à eux‑mêmes, mais sans doute comme le Défenseur des droits le chercheur devrait réfléchir plus. Pareillement le 27 mars France Handicap[3] (anciennement Association des Paralysés de France) s’inquiétait de ce que certains ne puissent pas avoir accès aux soins : « Alors que des pratiques émergent quant aux choix des patients qui auraient accès à une hospitalisation avec ou sans réanimation, nous venons d’interpeller la conseillère chargée des personnes handicapées à l’Élysée, la secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, le Défenseur des droits, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). En effet, nous sommes très inquiets car il semblerait qu’un ou plusieurs établissements hospitaliers aient demandé aux Ehpad de rédiger pour chaque résident une fiche contenant les pathologies de la personne âgée, ses directives anticipées et son âge… Si de telles fiches participent d’un souhait louable de connaître la personne et ses souhaits, nous attirons l’attention sur le fait qu’elles ne peuvent constituer des données à partir de laquelle les professionnels des Samu feraient le choix d’hospitaliser ou non les résidents. Cette question commençant à se poser pour les résidents accueillis en EHPAD, elle ne devrait pas tarder à concerner les personnes en situation de handicap accueillies en établissements médico‑sociaux. »
Comme Alain Finkielkraut je ne pense pas qu’un autre gouvernement aurait fait tellement mieux que l’actuel, mais je suis convaincu que certains auraient sans doute été plus prompts pour mettre en place des mesures sociales car moins accaparés, moins obnubilés par l’économisme ou sachant qu’une économie sans Humains et sans humain ça ne fonctionne pas. Alors, je comprends, contrairement à Alain Finkielkraut, que certains puissent se porter en justice pour demander des comptes aux gouvernants. Comme lui, je suis prêt à reconnaître que même si le gouvernement ne fut pas à l’origine des actions du moins ne s’y est-il pas opposé et a « donné les moyens » pour leur réalisation. Mais cela ne peut pas effacer les « erreurs et les atermoiements » comme l’histoire, sinistre, des masques. Bien sûr l’actuel gouvernement n’est en rien responsable de la non‑reconduction des commandes qui remonte à l’époque où Nicolas Sarkozy était président et ce processus fut aggravé par le gouvernement Hollande, mais il l’est du non‑renouvellement des stocks, et pourquoi a-t-on continué cette politique désastreuse malgré les mises en garde de Santé Publique France ? Toutefois, ce qu’on peut reprocher avec fermeté au gouvernement c’est le mensonge : il y a des masques mais pas pour les médecins de ville, et finalement il n’y en a pas assez, puis comme l’indiquait la porte‑parole du gouvernement qui n’est avare d’aucun mépris pour les citoyens, ce n’est pas utile d’avoir des masques puisque les Français ne savent pas s’en servir… Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas reconstitué le stock dès le mois de janvier ? L’excuse d’ignorance de l’ampleur de l’épidémie n’est pas recevable car nous avions déjà l’expérience de la Chine, d’ailleurs Taïwan ne s’est pas laissé prendre dans la nasse de l’imprévision sachant que les chiffres annoncés par les autorités chinoises étaient vraisemblablement à multiplier par 5 voire par 10, et il y eu d’autres alertes faites par l’OMS dès janvier 2020 et peu de temps après la situation italienne. Mais, le gouvernement était plus préoccupé par faire passer en force la réforme des régimes de retraite que par la santé des Français, en conséquence il n’a rien anticipé.
Anticiper c’est la mission première d’un gouvernement, il ne l’a pas fait et tout au long de la crise, de janvier à juin, on a vu les mesures s’égrener comme les billes d’un chapelet sans toujours beaucoup de cohérence et souvent sans qu’il soit aisé d’en comprendre les raisons et les objectifs. Mais anticiper relève de ce qu’on peut percevoir ; pour des gens obnubilés par l’économie plus que par l’humain la conception de l’avenir ne passe pas par la préservation de la santé des gens ni même par celle de leur bien‑être. Alors, au bout de la situation qu’ils ont vécue il n’est rien de plus normal que certains demandent des comptes aux gouvernants via la justice qui est l’institution faite pour cela. Il ne s’agit pas de criminaliser quoi que ce soit, il s’agit de demander des explications face à des actions voulues et mises en œuvre par des membres du gouvernement et des administrations dont certaines ont eu des conséquences extrêmement négatives pour les personnes. Alain Finkielkraut élevé au biberon de la culture grecque antique nous explique que de se porter en justice, ici, ce serait transformer une tragédie en culpabilité. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce que les gens ont vécu ce n’est en rien une tragédie grecque jouée dans un théâtre, fut-il antique ! En outre, seuls les juges pourront prononcer une éventuelle culpabilité, les citoyens ne font que porter au‑devant d’eux leur plainte. Or, Monsieur le philosophe, je ne sais pas si en philosophie on dit que toute plainte doit être entendue, mais on le dit en psychologie. Entendre la plainte, c’est ce qui est absent du traitement intellectuel de bien des situations comme le racisme et les violences. Les citoyens qui aujourd’hui « portent leur plainte » sur le plateau de la Justice ne criminalisent rien, ne discréditent personne, ils ne font qu’exercer le droit de tout citoyen dans une démocratie : demander des comptes à ceux qui les gouvernent.
[1] Cité par Pierre Bourdieu dans le dernier chapitre « Comprendre » de La misère du monde.
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