Cave Canem, Cave Hominem
Les décrets d’application de la loi sur la rétention de sûreté, vouée à traiter le cas de condamnés considérés comme dangereux à l’issue de leur peine, et ceux de la dernière loi concernant les chiens catégorisés dangereux, sont parus en novembre dernier. Si cette synchronie n’est assurément qu’une coïncidence, les motivations à l’origine de ces innovations pour les chiens et les hommes sur lesquels les pouvoirs politique et médiatique focalisent les hantises sécuritaires de l’opinion publique, semblent obéir au même sous-texte idéologique, les unes seulement en avance sur les autres.
Les lois sur la prévention de la délinquance, la récidive, la comparution pénale des aliénés, la rétention de sûreté sont de cette farine, édictées en réaction à des faits divers pénibles ayant fortement excité le corps médiatique. C’est particulièrement le cas aussi des propositions et lois successives qui en 2007 et 2008 (1) ont visé les chiens dits dangereux - catégories créées par une loi de 1999 malgré la désapprobation des acteurs de la sphère cynophile, de la santé et de la protection animales -, et alourdi les contraintes liées à leur possession sans s’interroger sérieusement sur les causes diverses des morsures accidentelles. Mais les similitudes à mettre en perspective ne s’arrêtent pas là.
Au sein des professions médicale et judiciaire, de nombreuses voix se sont élevées contre la loi de rétention de sûreté du 25 février 2008 ; à l’occasion de la sortie de ses décrets d’application le 4 novembre dernier, un collectif de praticiens a lancé une pétition invitant les experts psychiatres à ne pas participer à sa mise en œuvre et s’insurgeant contre le principe qui la charpente : la dangerosité potentielle qui caractériserait certaines personnes ayant terminé de purger une peine égale ou supérieure à 15 ans de prison pour des crimes sur mineurs ou des crimes aggravés sur majeurs. Décider en commission d’enfermer pour un temps peut-être indéterminé des ex-détenus, non aliénés puisque non placés en hôpital psychiatrique, pour des faits qu’ils n’ont pas commis mais qu’ils seraient susceptibles de commettre à l’avenir, prend en effet une sombre couleur d’anticipation (aux deux sens du terme) à la « Minority Report ». Alors même que les moyens suffisants ne sont pas consentis pour assurer des soins psychologiques aux détenus qui le nécessitent, que la surpopulation carcérale induit une péjoration de leur état, on entreprend la punition, non du réel, mais de l’irréalisé, non de l’avéré, mais du possible.
Or cette notion de dangerosité virtuelle est la pierre angulaire de l’arsenal législatif anti-chiens. Les deux catégories de chiens dits dangereux (1ère catégorie « chiens d’attaque », 2ème catégorie « chiens de garde ou de défense »), qui ne correspondent à aucune nomenclature scientifique ou usuelle, rassemblent des races et des morphotypes qui seraient potentiellement dangereux, génétiquement programmés pour exprimer de l’agressivité envers l’homme. Zootechniciens et responsables cynophiles ont en vain démontré, données éthologiques, statistiques et comparatives à l’appui, l’inanité de cette discrimination au faciès canin qui ne tient aucun compte de la socialisation, de l’éducation, des conditions de vie de chaque animal, puisqu’elle a été maintenue dans la dernière loi. Mais outre cela, celle-ci autorise les maires et les préfets à contraindre les propriétaires de n’importe quel chien à faire évaluer par un examen médical sommaire la dangerosité potentielle de leur animal - en cas de mauvais résultat, celui-ci peut être saisi et euthanasié, n’aurait-il même jamais couru après un chat ou une poule (2).
Comme si le chien domestique, qui accompagne et assiste étroitement l’homme depuis 14000 ans environ, dont l’existence même est un produit des sociétés humaines, devenait par principe une anomalie dont il faudrait désormais se méfier.
Comme si avec la rétention de sûreté, les peines-plancher, les indignes conditions de détention, l’aggravation des sanctions contre les mineurs, les tentatives pour identifier dès la petite enfance des potentialités criminelles, la régulation spatiale et temporelle du délinquant finissait par se mêler étroitement à son essence.
A quoi s’ajoutent les graves élucubrations présidentielles sur un déterminisme biologique de la pédophilie (3). Nous y sommes : des chiens génétiquement dangereux ; des hommes génétiquement dangereux.
De cas limites, on fait une norme. Le réel - l’espèce canine est généralement peu dangereuse (4) , cède la place au fantasme - tous les chiens à partir d’une taille moyenne sont potentiellement dangereux et par conséquent redoutables. Dans la législation comme dans l’opinion publique, se produit similairement un autre glissement d’appréciation très sensible : tout criminel est potentiellement un fou, tout fou potentiellement un criminel. Ce sont tous les condamnés pour crime ou viol ayant purgé leur peine que la rétention de sûreté invite la population à craindre. La législation a créé une catégorisation déterministe du danger chez le chien comme chez l’homme. Lors de leur procès (5), certains condamnés à 15 ans de prison pourront donc être décrétés potentiellement récidivistes, d’autres non - avant qu’un crime bien médiatique commis par tel récidiviste précédemment condamné à 10 ans « n’oblige » un jour à étendre le champ d’application de la loi...
Il est fréquent d’ailleurs que les pédophiles et criminels récidivistes soient désignés selon une terminologie animale ; « prédateur » est couramment employé. Les chiens catégorisés sont présentés par les médias généralistes comme des bombes à retardement sur pattes, suscitant ainsi la terreur ou au contraire une attirance trouble de la part de personnes qui se valoriseront de les dominer, alors que les chiens mordeurs de tout morphotype sont souvent des animaux en souffrance ou grave carence éducative. Le traitement médiatique des affaires de pédophiles et d’assassins n’est pas éloigné, faisant de ces criminels des puissances diaboliques et des génies du mal, figures susceptibles d’inspirer à certains une fascination morbide et qui correspondent peu à ce qu’ils apparaissent au regard des spécialistes qui les examinent (6).
Les défenseurs de ces lois pour les chiens et les hommes utilisent le même écran argumentaire : la protection des citoyens. Mais bien au-delà de cette mission, dans les deux cas se tend progressivement une volonté de circonscrire tout risque, potentialité, éventualité, qui prend le tour d’une pathologie sociale inquiétante. Lutter contre les conditions qui induisent les accidents et les crimes ne signifie pas que l’on puisse prévoir et empêcher jusqu’au degré zéro de la contingence. Qu’est-ce enfin que prétendre contrôler tout le champ des possibles, si ce n’est une folie totalitaire ? Si ce n’est nier le temps, l’histoire, la complexité, tenter de figer la société dans un carcan insufférable censé incarner un monde idéal qui n’existe pas ?
Pour le chien comme pour l’homme, une peine sans infraction. Pour animaliser l’humain, ne dirait-on pas qu’il suffit de piocher des idées dans la législation et les pratiques concernant son commensal ?... Le libéralisme pour la finance, la domestication pour les consciences : une monstrueuse entreprise de régulation, avec le ciment gluant de la peur entretenue de monstres dentus, concupiscents ou fanatiques pour s’assurer le silence de multitudes, est à l’œuvre : la Société de Contrôle, tueuse d’esprit. « Nous assistons alors, impuissants, à l’élaboration de règles visant à organiser le ’’parc humain’’ - pour reprendre l’expression du philosophe Peter Sloterdjik - aux conséquences immenses », écrivait Jean-Luc Pujo dans le numéro 6 du Sarkophage ; visant à le ficher, le trier, le catégoriser, le pucer, l’identifier par ADN, l’empêcher de se mixer - en témoigne l’incroyable durcissement des contraintes administratives visant actuellement les couples franco-étrangers. Classique et banal pour les cheptels d’animaux sélectionnés. Inadmissible pour les êtres humains.
Pour les détenus comme pour les chiens, c’est sur une évaluation médico-psychologique menée par des experts, psychiatres dans le premier cas, vétérinaires agréés par les préfets dans le second, que la législation fait reposer le diagnostic décisif, aux allures de pronostic, de cette dangerosité (7). C’est une responsabilité que de nombreux psychiatres refusent d’assumer, s’élevant contre l’instrumentalisation du savoir médical en pouvoir prédictif, affirmant que le couplage systématique entre crime et maladie est une idéologie et non un fait, et que ce dispositif ne règlera en rien le problème des criminels récidivants mais permettra, au nom du principe de précaution, d’incarcérer de plus en plus de condamnés en fin de peine - la première mouture de la loi visait d’ailleurs seulement les agresseurs sexuels. On se demande en outre à quelle aune sera jaugée cette « dangerosité très probable » alors qu’en matière de crimes, le taux de récidive est très faible (8).
A certains éléments près, les mêmes critiques peuvent être adressées à l’évaluation comportementale visant l’ensemble de la population canine. Non que l’importance des deux questions soit égale ; mais il appert qu’elles reçoivent un traitement proche. La législation animale servirait-elle donc ainsi de laboratoire à la nôtre ? Il serait alors instructif d’observer tout ce qui se fait déjà pour nos compagnons à quatre pattes... La loi précitée du 20 juin 2008 a instauré une journée de formation pour les maîtres des chiens catégorisés, nécessaire pour obtenir, outre les contraintes précédemment établies, un obligatoire permis de détention ; notons que depuis le 1er septembre dernier, chez nos voisins helvètes, il faut une formation et un permis pour la possession de n’importe quel chien. L’éducation canine, exercée en club ou chez des professionnels, est une discipline parfaitement utile. Mais sommes-nous donc tous destinés à demander permission pour avoir un chien ? Nous faudra-t-il un jour passer aussi une formation et recevoir un permis pour nos enfants ? Boutade ? Cauchemar futuriste ?... Voire.
La formation est déjà une réalité. Quatre cent parents d’élèves scolarisés en sixième dans l’académie de Créteil, après avoir assisté à trois conférences préparatoires, ont effectué à partir de janvier, par petits groupes, une formation de 50 à 90 heures. Parmi les thèmes abordés, l’heure du coucher, l’utilisation des ordinateurs et des consoles. Ce « coaching parental » est à présent proposé également par des structures privées, supposées enseigner aux parents l’organisation et la communication familiales. Et bientôt des cours pour expliquer comment témoigner de l’amour à son enfant ?... Considérons en outre ces deux faits qui se sont déroulés en 2007 en Grande-Bretagne : deux frères ont été condamnés en justice parce que leur labrador était trop gros. Un garçonnet obèse a failli être retiré à sa mère avant que les services sociaux ne se ravisent - plus simple d’envisager de sanctionner les parents d’enfants en surcharge pondérale que d’œuvrer par exemple au niveau du contenu des aliments industriels ou des causes psycho-sociales de l’obésité (9).
Démarches incongrues dans les deux cas ; mais c’est en empruntant une pente verglacée par l’habituation, l’accumulation d’informations, le contrôle du niveau d’alerte que la réalité atteint dans les esprits, que l’on passe de l’un à l’autre. Il est donc indispensable de s’interroger sans cesse sur la nature profonde et la consubstantialité, dans la même sphère civilisationnelle, de faits dont la propagande médiatico-politique officielle, à grands coups de « gestion de la perception », voudrait que l’on n’appréhende pas. De nos jours, le réel n’est que rarement occulté, mais plutôt discret, décoloré, temporaire ; sa représentation orientée prend presque toute la place avant que ce qu’il en reste ne rejoigne le casier à oubli, nous baignant dans un présent aliéné, socialement myope et politiquement conservateur.
Sans s’adonner à un décryptage paranoïaque de tout, un effort de vigilance et de résistance à la pression mentale indique que nous basculons peu à peu dans l’aberration anthropologique. Prendre un chien, s’occuper de ses enfants... Plus rien d’évident, d’élémentaire, de basique. On s’emploie à nous ôter le sens, la responsabilité, la maturité, la raison, la pensée. L’Etat policier et sécuritaire guide, forme, autorise, surveille, infantilise, culpabilise, maîtrise, manipule, s’introduit comme jamais dans la sphère intime.
Condamnés définitivement effacés, délinquants entassés, et tous les cerveaux matés.
Vous avez peut-être un chien, qui gambade et joue dans le jardin. Savourez encore avec lui le goût de la liberté...
(1) Loi du 5 mars 2007 (relative à la prévention de la délinquance), propositions de loi 3635 du 30 janvier 2007, 204, 208, 211, 213, 235 du 27 septembre 2007 de l’Assemblée Nationale, proposition de loi 444 du 18 septembre 2007 du Sénat, projet de loi gouvernemental n°29 du 11 octobre 2007, loi du 20 juin 2008.
(2) On peut craindre qu’il ne fasse désormais pas bon, pour un propriétaire de chien, être en conflit pour quelque raison que ce soit avec l’équipe municipale de sa commune. Ce texte peut être une porte ouverte à des abus et des règlements de compte. La loi du 20 juin 2008 initie en outre, entre autres mesures, un fichage des propriétaires de chien.
(3) « La vision d’un gène commandant un comportement complexe tels que ceux conduisant à l’agressivité, à la violence, à la délinquance, à la dépression profonde avec dérive suicidaire, est ridicule et fausse. » Axel Kahn, « La vieille obsession de la nouvelle droite », Marianne, 31/03/07.
(4) 8 millions de chiens en France. 39 cas de morsures mortelles entre 1984 et mars 2009, dues à 42 chiens (dont 8 chiens de races ou morphotypes catégorisés en 1999).
(5) La rétention ne sera applicable que si la cour d’assises, lors du procès, en prévoit la possibilité.
(6) Daniel Zagury et Florence Assouline, « L’énigme des tueurs en série ». Plon, 2008.
(7) Dans les deux cas, la loi prévoit les conditions de la réitération de l’évaluation.
(8) Moins de 1% pour les homicides volontaires ; 1,8% pour les viols. Infostat Justice.
(9) Connor, 8 ans, refuse les fruits et les légumes. Sa mère, dépressive, l’élève seule. Dans leur ville de banlieue pauvre près de Newcastle, il y a beaucoup de jeunes mères accompagnées d’enfants trop gros. La Grande-Bretagne a le plus haut taux d’obésité d’Europe (20% de la population).
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