Colères
Un matin sur inter, des info ordinaires : un témoignage sur une prison, parmi d’autres : surpeuplée, une cellule pour trois, 9 m2, la promiscuité, l’entassement, l’inconfort, la saleté, les cafards, l’humidité, l’horreur, des gardiens réduits au rôle de porte-clés et, comme ailleurs, 20% de détenus relevant de soins psychiatriques et pas de psychiatres en vue. Suit, pour flatter notre orgueil, le classement mondial des universités. La France, comme d’habitude, se traîne en queue de peloton, avec les pays pauvres, sans ambition, sans avenir.
Faut-il que l’âme d’un pays soit atteinte pour qu’il en arrive à ce degré d’abaissement ? La saignée de 14-18 serait le traumatisme fondateur. Le pays ne s’en serait jamais remis. Il faut se rappeler que lorsque la France est entrée en guerre en 1939, notre armée opposait 450 appareils de chasse moderne aux 10.000 de la Luftwaffe (in « Le deuxième conflit mondial », T.II, Deuxième partie : Science et technique de guerre, C. Rougeron, Ed. G.P. Paris, 1947). Notre DCA était inexistante. La supériorité numérique en chars des allemands était de 100% et les nôtres, moins biens armés, au rayon d’action inférieur étaient condamnés d’avance. Même connaissant l’état des forces, les projets de Hitler, nous avions été incapables de réagir.
Rien n’a changé. Nous subissons outragés certes, mécontents des autres plus que de nous-mêmes, eux qui acceptent des réformes, qui prennent le train en marche, s’y accrochent, le poussent et ont des bataillons de savants, de chercheurs, d’étudiants aux premières lignes de la guerre économique mondiale.
Les deux informations sont deux symptômes parmi d’autres de cette maladie qui frappe la France. Elle associe des manifestations psychiques et physiques :
1/ Une aboulie - cette incapacité d’action – et une boulimie - cette envie de consommer sans produire-. Le couple est mortifère.
2/ La paranoïa qui obscurcit le jugement avec la conviction d’être victime d’un complot.
Le refus de prendre en compte la réalité relève de la psychiatrie lourde.
Traiter avec humanité, respect, efficacité plutôt qu’avec indifférence, mépris, incurie les étudiants qui sont le futur, l’espoir et ceux qui purgent une peine pour que, libérés ils retrouvent une place dans la société et ne la combattent plus de l’intérieur est, chez nous, une impossibilité.
Ce qui est dénoncé aujourd’hui l’était déjà hier. Dans les années 80 le scandale des prisons surpeuplées existait déjà. Depuis l’abolition de la peine de mort, il y avait eu une explosion de la population carcérale. La conséquence avait été immédiate. On s’y suicidait à un rythme soutenu. Personne ne s’en émouvait. L’orgueil du Garde des Sceaux était que la France avait rejoint le giron des pays civilisés en abolissant la peine de mort. Un matin, sur Europe 1, Monsieur Badinter était venu se féliciter de sa grande œuvre et se lamenter – un peu – de crédits insuffisants. Il n’avait pas relevé que dans le même temps l’argent coulait à flots pour les chantiers du président. En colère, j’écrivais une réflexion sur le sujet et le Monde la publiait dans sa page « Débats » le 14 mai 1985 (p. 2) :
« Des cellules ou des palais ?
La France veut éblouir, mais condamne les détenus au désespoir
L’INCAPACITÉ du pouvoir d’imaginer et de réaliser une politique pénitentiaire efficace et humaine est donc une fatalité française. La rage des condamnés et des prévenus se nourrit du sentiment d’être plus maltraités que le délit dont ils se savent coupables ou accusés ne le justifierait. Ils accumulent un crédit sur la société que les plus rancuniers ne cesseront ensuite de lui faire payer. Le simple instinct de conservation devrait inciter ceux dont la liberté se moque des enfermés à ne pas laisser fructifier ce capital de haine.
Si le Garde des Sceaux se vante avec raison d’avoir obtenu l’abolition de la peine de mort et de beaucoup travailler à la modernisation de l’ordre judiciaire, il n’a pas le mauvais goût de relever que la prison n’a jamais été autant homicide et avec si peu de raison, puisque ce ne sont plus les coupables mais seulement les plus fragiles qu’elle tue. Les cinquante et encore plus chaque année qui s’y pendent, s’y égorgent, s’y empoisonnent, s’y défenestrent parce qu’ils ne supportent pas le supplice de l’entassement ou la honte d’une accusation qui mettra des mois ou des années pour s’instruire jugent une société et ses maîtres autant qu’une guillotine.
Le ministre se justifie en invoquant la modicité d’un budget qui le rend incapable de recruter des juges et de construire quinze mille cellules. La plainte serait recevable et l’excuse acceptable si le même État dans le même temps ne trouvait l’argent destiné à « griffer son siècle » sans aucune difficulté : les palais, musées, opéra, pyramide, regroupés dans ce que le Nouvel Observateur appelle les « pyramides du président » coûteront 15 milliards en francs 1984. Cette gloire scellée, pense-t-on, dans le béton, serait peut-être plus assurée auprès des Français et des pays que l’on veut éblouir si le procédé ne copiait celui de Louis XIV construisant Versailles sur une France exténuée.
Ce plagiat grotesque, dont le monde entier ricane et qui, accessoirement, condamne prisonniers et prévenus à la promiscuité et au désespoir, renvoie à l’un de ces moments de vérité où la nature profonde d’un homme, d’un État, d’un pays se concrétise. Notre histoire est pleine de ces choix malheureux. Les mimiques, les protestations, les inaugurations acquièrent une dimension à la mesure de leur valeur. Le constat, aujourd’hui comme hier, est amer. »
Le temps passe. D’autres éminences arrivent aux honneurs. D’autres réformateurs prennent le pouvoir. On recycle les anciennes gloires. Monsieur Chalandon, ce bon à tout devient Garde des Sceaux de Jacques Chirac de mars 1986 à mai 1988. Constructeur inspiré – rappelez-vous les Chalandonnettes, cette solution miraculeuse au mal-logement du temps où il était ministre du logement (4 ans de 1968 à 1972) – il décide à grands coups de cymbales et à l’émoi de la gauche piquée au gras de son incurie, de rénover le parc carcéral, de bâtir des prisons new look aussi vite qu’Accor ouvre des Formule 1 et de rendre aux monuments historiques tous les châteaux d’if continentaux. Ce plan-là para au plus pressé mais s’enlisa dans les difficultés budgétaires et, comme à l’habitude les réformateurs suivants s’attaquèrent d’abord aux réformes de leurs prédécesseurs. Leur peu d’énergie, de conviction, de temps et d’argent s’y épuisa.
En 1994, rien n’a changé, nouvelle colère. L’Olympe est toujours la résidence présidentielle. Le Monde nous redonne l’hospitalité le 4 décembre 1994 :
« Faisons un rêve.
Imaginons un chef d’État qui aurait décidé de laisser dans l’Histoire le souvenir non seulement d’un grand bâtisseur, ami de la musique, de la peinture, de l’architecture, de la littérature, mais aussi celui d’un président soucieux de mettre au service des déshérités les ressources de l’État, dans les mêmes proportions.
Il aurait trouvé, sans difficulté, un autre organisateur aussi génial dans le bien que celui qu’il avait chargé de créer le beau. Cette excellence ayant reçu la même délégation du pouvoir élyséen aurait forcé les défenses du ministre des finances, trouvé les architectes, les terrains, les maîtres d’œuvre pour construire les maisons qui manquent aux sans-abri, des cellules qui ne soient pas attentatoires à la dignité des emprisonnés.
La vanité exclut-elle à ce point la pitié ? »
L’état de la France est mieux représenté par celui de ses maisons d’arrêt moyenâgeuses ou surencombrées que par la Galerie des Glaces redorée. Le cuir de nos élus, de nos gouvernants est de la qualité de celui du rhinocéros : épais, imperméable, indifférent. Ils ne s’énervent pas et pourquoi le feraient-ils puisque le consensus est parfait. Aucun critique de cinéma n’a relevé que Spielberg profitait de son films « Arrête-moi si tu peux » (2003) pour montrer en quelques plans une prison française telle que la voit la scène médiatique mondiale : une annexe de la Bastille avant sa prise, un dépotoir, un cul de basse fosse servi par de sinistres gardes-chiourmes. Une promo pareille aurait mérité d’être relevée, analysée et quelques efforts faits pour ne plus la mériter. On préféra l’ignorer, applaudir le talent de Di Caprio et le policier yankee pourtant acharné à sa perte, venu le sortir de sa sinistre geôle toussant, crachant, grelottant. Le message est pourtant passé. Il n’y a que ceux qui auraient dû le recevoir qui ont fermé leurs yeux et leurs oreilles. Un état de coma dépassé, je vous dis.
L’état de nos universités, leur relégation dans le bas du tableau, leur absence de prestige, de résultat, une fréquentation étrangère maintenue parce que l’on accepte la gratuité des inscriptions, l’absence de sélection, la non connaissance de la langue et que certaines facultés trouvent là un moyen commode de maintenir un effectif d’étudiants qui justifie celui des enseignants mériterait les mêmes développements. Les causes sont identiques. Réformes itératives, à la sauvette, superficielles, sans moyens, changement d’étiquettes, volonté affichée de libérer une population d’enseignants et d’étudiants qui ne veut surtout pas d’une liberté qui signifierait le contraire des raisons qui l’on fait choisir d’être là où ils sont : la sécurité, la routine, des semestres réduits à des trimestres, des chercheurs qui n’ont rien à prouver, les emplois à vie, la cooptation comme méthode de recrutement, des commissions de conformistes chargées de piloter l’originalité, le subversif, le nouveau, autant d’inconnus qui leur font horreur.
Une université sans moyens, sans courage, sans imagination qui s’accommode du médiocre, préfère son éclatement qui affaiblit en dispersant, à l’union qui fait la force mais supprime des féodalités qui font tant de seigneurs.
Voilà ce que l’on peut entendre, au-delà des mots, sur son poste, entre deux pubs, si on a encore l’envie ou la force de se mettre en colère.
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