Comment se comporter en un lieu de mémoire
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L'expérience est-elle reconductible ?
Ce matin-là, après quelques semaines de préparation, j'accompagne un groupe de vingt adolescents de 15 ans au mémorial des enfants du Vel d'Hiv. Je souhaite accorder grande importance et solennité à cette sortie. Les élèves sont mis en garde sur l'importance d'un comportement exemplaire. Pourtant dans le lot, il y a quelques garçons ingérables dont un individu hurlant à l'issue de la projection d'extraits du film « La Rafle » : « Vive Mohamed Merah ! »
Pour éviter les mauvaises surprises, renforcer si c'est possible encore les précautions oratoires, je leur demande de lire le compte rendu de la visite de leurs camarades de l'an passé. Sera-ce suffisant pour ne pas connaître des dérapages ? Nous le verrons bien ... Je m'interdis pourtant d'éliminer quiconque pour cette sortie. Ai-je raison ? L'expérience des uns profitera-t-elle aux autres ?
Texte lu avant de partir ...
Sur le chemin et dans le bus, ils se réfugient tous sous les casques ou derrière leurs téléphones. Bien que ce soit en principe interdit lors d'une sortie scolaire, je fermai les yeux. Je ne voulais pas créer de problème, seul l'après importait pour toi. Curieusement, pas de bruit, pas de conversation. À la descente du bus, les musiques sont coupées sans qu'il soit besoin d'insister. Redoutent-ils cette confrontation à un passé peu glorieux, à une tragédie monstrueuse ?
Nous rentrons dans le mémorial. Un garçon siffle. Je lui demande de cesser, lui affirme que ce n'est pas le lieu. Il s'étonne, m'interroge avec un petit rire narquois : » On n'a pas le droit de siffler ici ? » comme si la question se posait en ces termes. Nous le retrouverons tout au long de ce récit, louvoyant entre écoute et ennuie, indifférence et curiosité sans jamais savoir où et comment se situer dans une histoire qui ne sera jamais la sienne …
Nous pénétrons dans cette cour. Au fond, la façade d'une cabane issue du camp d'internement de Beaune La Rolande, le portrait d'Aline, une enfant, victime innocence de la rafle et qui ne revint jamais de son si long voyage. Les visages se font immédiatement graves à l'exception de notre siffleur qui se chamaille avec un comparse. Ce n'est la l'endroit pour se donner des coups, j'observe silencieux, je crains la suite.
Les élèves se regroupent autour de l'animatrice. Elle sait les prendre par l'émotion. Bien vite, Aline semble faire partie du groupe, les filles surtout la regardent étrangement, comme si elle était des leurs. C'est un silence auquel ils ne m'avaient, depuis le début de l'année, jamais habitué. Malgré tout, les garçons ont tous les mains dans les poches, une manière de se donner de la contenance sans doute mais une façon d'être qui me choque et qu'il faudra reprendre par la suite.
Nous nous installons dans une pièce vidéo pour regarder un film et comprendre la montée inexorable du nazisme dans l'Europe de cette époque pas si lointaine. Hitler est sur l'écran en image fixe. Un garçon sourit en prononçant son nom. Serait-il devenu simplement personnage de fiction ? Pourtant, durant la projection, pas de bruit ni de remarques. Je suis rassuré.
Nous entrons dans les salles d'exposition. Trois filles prennent des notes, elles remplissent des feuilles, m'expliquent qu'elles souhaitent faire un exposé par la suite. Les autres sont attentifs. Tous se rassemblent autour de l'animatrice. Tous ? Non. D... est scotché sur les panneaux et une vidéo traitant du camp de Jargeau. Enfant du voyage, il se sent concerné plus particulièrement par cet aspect de la visite. Nous y reviendrons ultérieurement.
Mon siffleur continue à ne pas se comporter tout à fait comme les autres. Il interpelle en vain, à tour de rôle ses camarades, il baille, il s'étire. Il s'isole, il s'assied quand les autres regardent les photographies et écoutent les explications. Non pas qu'il n'écoute pas, mais il ne peut rester concentré, il lui faut des moments de répit.
Il pose même parfois des questions, un peu en décalage car il ne parvient pas à suivre la présentation. Il regarde la liste de ceux qui partirent pour une destination terrible. Des noms qui défilent, des dates et des lieux de naissance. Il s'étonne que ces noms pour la plupart soient étrangers. Il n'en revient pas quand s'affiche la ville d'Oran. Cette histoire serait-elle universelle ?
La visite se poursuit. L'écoute est profonde, les mains ont presque toutes quittées les poches masculines. Seul mon Rossignol reste à l'écart, il me dit : « Je suis fatigué ! » Je lui permet de sortir pour prendre l'air, il refuse. J'ai l'impression qu'il comprend des choses mais qu'il ne peut s'autoriser l'attention comme tous les autres. Une posture qu'il convient de garder ?
Nous entrons dans la salle des enfants. Plus de quatre mille noms, des photographies quand il a été possible d'en trouver. Des prénoms, des noms et des âges, jeunes, si jeunes pour mettre le mot fin en bas d'une fiche matricule. Quelques bougies, c'est un lieu de mémoire et de recueillement, des familles viennent parfois ici, elles n'ont nul autre lieu pour commémorer ceux qui ne sont jamais revenus.
Ils avaient de 2 à 15 ans, ils restèrent un mois dans les camps de Pithiviers et de Beaune avant que de prendre le train pour rejoindre le sort qu'avait connu leurs parents. Ils firent ce voyage sous la demande insistante de la France, la honte s'ajoute à l'effroi. Les élèves perçoivent ces instants. Ils sont recueillis. Seul mon siffleur s'assied en ce lieu et cette fois, je lui demande de sortir car cela ne se fait pas !
Il est surpris. Il ne comprend pas ma réaction. Il n'est pas hostile, nulle marque d'antisémitisme dans ses remarques. Son attitude n'est pas de mépris ou d'indifférence. Il est ainsi et n'a pas intégré les attentes du moment. La dignité, étrange notion qui ne s'acquiert ni dans les livres ni devant la télévision. Comment lui faire comprendre ? Comment le toucher suffisamment pour que cette sortie soit pour lui un premier pas en ce sens ?
Nous sortons pour nous rendre dans une salle de travail. C'est le second volet de cette visite. J'ai souhaité que les élèves se préoccupent aussi du sort fait aux gens du voyage : Tziganes, Roms et Gitans. Dans notre département, le camp de Jargeau les accueillit de 1940 à décembre 1946, bien après la fin du conflit.
Ils doivent restituer les différentes étapes des tourments subits par Honorine Théodore et sa famille, une famille du voyage qui fut trimbalée de camp en camp dans un pays qui les considéraient comme indésirables. Ils doivent restituer les documents dans l'ordre chronologique, faire le tri entre documents officiels et pièces privées, pièces d'identité, carnet de voyage. Le substrat des historiens en quelque sorte.
L'émotion une fois encore passe. Je vois un des grands pénibles de la classe qui discrètement suce son pouce. Une marque secrète et jamais avouée d'un trouble qui ressurgit, d'une aventure personnelle faite d'abandon qui croise la grande histoire. Ils sont concentrés, studieux même. Tous ou presque, mon merle moqueur feint d'avoir ouvert la pochette de documents. Il n'en peut plus.
Il est plus de midi, nous avons dépassé le temps imparti. Pourtant, nous passons encore dans la salle vidéo, les élèves veulent poursuive ce chemin de mémoire. Un dernier film, une autre histoire personnelle, douloureuse, émouvante, terrible. Ils restent et sortiront du mémorial avec trente minutes de débours et un collège qui n'est pas à côté. Qu'importe !
Pourtant, soudainement, ils nous rappellent malicieusement que le temps n'avait suspendu son vol qu'un bref instant. Trois jeunes filles ont profité des salutations pour s'éclipser, aller manger en ville alors qu'elles sont demi-pensionnaires. La fin de la trêve, retour aux affaires ordinaires, la campagne peut recommencer.
Témoignagement leur.
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