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Connaître ou compter

Épistémologie génétique, méditation, pensée, langage, productivité, quantité, mathématique, temps, histoire(s).

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Jean Piaget écrivait que les nourrissons ne considèrent que le monde qu’ils ont devant les yeux. Ce qui est à la périphérie, en dehors de leur champ de vision, n’existe pas - pas encore - à leur conscience. Jiddu Krishnamurti, d’autre part, ne souhaitait donner qu’un seul conseil pour la méditation ; selon lui, le regard doit rester fixe, immobile. Entre les deux affirmations, il y a un lien. La méditation ramène indirectement au regard épistémologiquement primitif de l’enfant en très bas âge. La fixité du regard crée chez l’adulte méditant l’illusion d’un monde intérieur souverain. Au-delà de l’effet apaisant recherché et atteint par la pratique répétée de cet exercice d’auto-hypnose, la consigne est également conforme à l’objectif politique de stagnation du savoir et des techniques. Heureusement, le regard chez l’enfant ne reste jamais fixe très longtemps.

En effet, l’enfant se libère vite des contraintes de son champ de vision, tourne la tête, remue ses yeux. Il retrouve les objets qu’il croyait perdus, s’en saisit, s’en amuse, s’en joue (combien de chats sont passés par la fenêtre ?). En apprenant à les connaître, il finit par dégager quelques principes majeurs. Il comprend que même en son absence, ces éléments sont là. Que sa vue ne suffit pas. Que sa vie ne suffit pas.

La pensée n’est pas le langage. Le langage n’est pas la pensée, le langage est une articulation phonétique et écrite d’une pensée tournée vers un but, et c’est ce que Descartes a exploité avec son exécrable « Discours de la méthode ». La méthode n’est pas autre chose qu’un projet tourné vers un but, là où la connaissance de l’enfant qui joue avec son environnement est dénuée d’objectif. Le tour de force de Descartes est d’avoir permis à l’adulte de se donner un but excessif, et de justifier la légitimité de ce but par son indépendance en tant que sujet connaissant. Le tout dernier paragraphe du « Discours » fait finalement de ce sujet connaissant un tyran en puissance ; si l’objectif de la méthode est de se rendre maîtres et possesseurs de la nature, la fière déclaration qui clôt le livre la rabaisse au rang d’un loisir irresponsable. Ça ne pouvait que plaire aux enfants.

Pourtant, on ne peut pas affirmer que les enfants fassent un effort calculé de réflexion, il est ardu de dire qu’ils « pensent », pourtant ils connaissent, et bien entendu ils sont. Le cogito de Descartes est une justification logique au projet de domination de la nature, celui qui fera aussi de la multiplication de la pensée une industrie de la communication. Il n’est pas une explication philosophique du processus de connaissance, il est une culture de la connaissance. L’application systématique d’un schéma qui fait de la pensée l’esclave du savoir. Une culture parmi d’autres qui a réduit les activités du quotidien à la fadeur du systématisme, de la division du travail, de la spécialisation.

De la même façon qu’un enfant s’amuse de ses découvertes et de ses questions avec ses parents ou ses pairs de cour de récréation, la pensée véritable est énoncée pour le plaisir seul. Elle ne se donne pas pour être productive, elle se partage pour faire fleurir la beauté du moment. Un jeu de mots lancé à la cantonade vaut bien une intégrale de Cioran. Mais un seul Cioran vaut bien tout Adam Smith.

L’enfant malgré tous ses efforts de connaissance vit dans un monde où la séparation est un drame absolu. Il est le seul mobile dans la stase qui l’entoure, cet entourage immédiat le conduit à une affectivité excessive que d’aucuns ont voulu assimiler à du narcissisme et à de la perversion (c’est celui qui dit qui est). Son don pour énoncer la vérité ne procède d’aucun effort d’analyse. L’observation et la manipulation seules permettent la verbalisation de l’espiègle instinct avec tout ce qu’il peut avoir de faux, c’est-à-dire d’un vrai imaginé, d’un vrai possible qui étend la portée du réalisable au-delà du quantifiable, du matérialisable, du profitable et de l’utile.

L’enfant endure. Il est né pour endurer. Le gratifier de multiples biens nuit à ses parents, qui doivent supporter la frustration de pallier sans cesse à l’épreuve qu’il leur inflige. C’est de l’enfant qu’a surgi le potlach. Le premier qui faillit perdra la guerre symbolique et risquera la concrète. Cette spirale du contentement est encore une fois culture et non nature. Le parent a renoncé à transmettre sa science de la frustration à sa progéniture, science dont la pertinence et le contenu s’amenuisent à chaque gain quantifié de la connaissance en mouvement. Le cogito, la perfection de Dieu, l’absolutisme de l’épistémologie cartésienne, encore une fois, ne sont que des alibis pour permettre de libérer tout le potentiel de ce potlach intergénérationnel, de remplacer une nature par une autre.

La connaissance du monde par la mathématique est une idée neuve à l’échelle de l’existence d’homo sapiens, mais son apparition ne laisse pas de doute sur sa nécessité pour l’espèce. Cependant, à force d’assimiler des choses qui n’en sont pas, en les ramenant à des chiffres et à des pièces, elle est devenue autonome. L’autonomie de la mathématique, du langage de la mesure des choses, précède et surpasse en importance l’autonomie de la technique, laquelle découle du besoin enfantin de se saisir des objets, de les triturer et de les connaître. Elle est même devenue contre-inductive à force d’être systématisée. Pour s’en arranger, il faut aujourd’hui garder le regard fixe et détourner le regard des objets merveilleux qui nous entourent. Ils ne valent plus rien en eux-mêmes. Ils sont d’une importance mobile sur le marché des changes. Le monde intérieur est souverain à cette exception qu’il ne fixe pas le prix de ce qu’il désire et toujours moins de ce qu’il sait. La méditation permet à l’adulte de faire l’apprentissage solitaire de la frustration, sans le transmettre à l’enfant.

Il faut ramener la mathématique à ce qu’elle est : un instrument, et non un langage autonome qui nous informerait sur la perfection d’un monde conçu pour nous accueillir indéfiniment ; et surtout pas l’abductrice d’un livre de comptes ramenant chaque bien et chaque être à un actif ou à un passif pour établir un bilan individuel. Le savoir stagne. Les techniques atteignent un plafond. À 3 nm le transistor, le problème n’est plus la puissance ou même la capacité de stockage. Le problème est la capacité collective à évaluer la qualité de ce qui est produit et stocké. À considérer la mémoire collective au-delà de l’individu, de la famille, à lui donner l’échelle de l’espèce. C’est un angle bien exploité politiquement pour réserver l’abondance aux moins capables de supporter la frustration. Ils sont à l’origine de tous les bruits qui empêchent de penser clairement. Et, également, des silences.

Aucune sagesse ne saurait déterminer ce qu’est la perfection. Qu’elle ne soit pas mathématique, c’est pour moi une certitude. Si, suivant Spinoza, nous mettons que la perfection se manifeste à la puissance d’un entendement atteignant son seuil maximal d’activité, nous avons dépassé toutes ses prévisions (la puissance humaine n’est plus très limitée). Que reste-t-il désormais alors que nous pouvons illuminer une forêt entière sur la pression d’un bouton ou adresser une communication audiovisuelle vers une île isolée du Pacifique en quelques millisecondes ? Ces désirs si facilement atteints nous laissent dans la difficulté. C’est peut-être pour cette raison que compter est la dernière chose qui nous satisfasse. (Compte-là dessus et bois de l’eau fraîche. Capito ?) Compter les têtes de bétail. Ne compter que sur soi-même, compter sur les autres, compter pour les autres. Recompter, et raconter. Les enfants adorent les histoires. Ils attendent désormais qu’elles aient un sens.


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11 réactions à cet article    


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 17 octobre 2022 09:20

    Excellent article. De la proximité des mots et des maux. Compter, conter, bel oxymore. Entre le réel concret et le rêve infini, il y a une limite, le tiers abstrait et soustrait. Hier de vivre concrêtement un drame d’enfant rat conté par une proche. Je n’ai jamais vu Margot, sa petite fille (faire pleurer Margot, ou l’art Goth) pleurer avec une telle puissance. Confrontée à son impuissance. Une histoire de chaise (ou l’art de bien placer son postérieur. Son grand-père de refuser de lui rendre sa chaise (qui va à la chasse (d’eau) perd sa place. Celle de la petite reinette. C’EST MA CHAISE...... première expérience de la rage narcissique : je ne suis pas la seule au monde..... Sa mère de tenir avec elle, moi avec le grand-père. Normal, tout le monde de dire, Margot, c’est image. Ma réponse : elle apprend la vie : elle va devoir compter avec les autres... Et de l’égo à l’art goth. L’étymologie de got étant justment : verser. Qui perd ses larmes gagne des armes. Elle a perdu un ELLE (L) pour s’ouvrir à eux.... qui n’auront aucune raison de l’épargner. Le téléphone me fut claqué au nez. L’affaire sentait le roussi..... Qui mets je-nous en terre a plus de chance de relever. Cela durci la cuisse et permet de s’évader ou être piégé par les chiffres et mauvais cale culs.


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 17 octobre 2022 09:27

      Mieux vaut deux fois qu’une : Excellent article. De la proximité des mots et des maux. Compter, conter, bel oxymore. Entre le réel concret et le rêve infini, il y a une limite, le tiers abstrait et soustrait. Hier de vivre concrètement un drame d’enfant rat conté par une proche. Je n’ai jamais vu Margot, sa petite fille (faire pleurer Margot, ou l’art Goth) pleurer avec une telle puissance. Confrontée à son impuissance : une histoire de chaise (ou l’art de bien placer son postérieur). Son grand-père de refuser de lui rendre sa chaise (qui va à la chasse (d’eau) perd sa place. Celle de la petite reinette. C’EST MA CHAISE...... première expérience de la rage narcissique : je ne suis pas la seule au monde..... Sa mère de tenir avec elle, moi avec le grand-père. Normal, tout le monde de dire, Margot, c’est image : faire pleurer Margot. Ma réponse : elle apprend la vie : elle va devoir compter avec les autres... Et de l’égo à l’art goth. L’étymologie de got étant justment : verser. Qui perd ses larmes gagne des armes. Elle a perdu un ELLE (L) pour s’ouvrir à eux.... qui n’auront aucune raison de l’épargner. Le téléphone me fut claqué au nez. L’affaire sentait le roussi..... Qui mets « je-nous » en terre a plus de chance de se relever. Cela durci la cuisse et permet de s’évader ou être piégé par les chiffres et mauvais cale culs.


      • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 17 octobre 2022 09:32

        Voilà pourquoi le vélo s’appelle la « petite reine ». Il permet de se durcir le cul. Qui paradoxalement signifie mener une vie végétative. 


        • amiaplacidus amiaplacidus 17 octobre 2022 11:03

          @l’auteur,

          Lorsque vous dites : « ...Il faut ramener la mathématique à ce qu’elle est : un instrument, ... », Je ne suis pas d’accord avec vous.

          La mathématique est un jeu, on se fixe les règle du jeu, les postulats. Ensuite, on joue en découvrant de nouvelles règles, les théorèmes, découlant des postulats. Tant que l’on ne contredit pas les postulat * ou théorèmes démontrés, on fait tout juste et l’on peut continuer à jouer.

          C’est un épiphénomène que la mathématique serve d’instrument pour modéliser le monde. C’est totalement réducteur de ramener la mathématique à un instrument.

          .

          * On peut aussi poser de nouveaux postulats et en supprimer d’autres. C’est ainsi que l’on peut changer le 5em postulat d’Euclide (Par un point extérieur à une droite, il passe toujours une parallèle à cette droite, et une seule) par un postulat différent.

          Et l’on défini ce que l’on appelle des géométries non euclidiennes. Géométries de Lobatchevski, Bolyai et autres Riemann. Ces mathématiciens ne faisaient que jouer avec les postulats, mais, piquant de l’histoire, ces géométries sont maintenant des instruments pour décrire les univers courbes.


          • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 17 octobre 2022 16:39

            @amiaplacidus

            Ce n’est pas contradictoire. On joue d’instruments de musique.


          • Clark Kent Clark Kent 17 octobre 2022 11:36

            L’homme est un être biologique, un animal comme les autres, mais il est aussi un être de culture.

            Beaucoup de penseurs modernes (Lucien Malson, Claude Lévi-Strauss, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty...) ont contesté la notion de "nature humaine" : il n’y a d’être humain que par accumulation d’éléments culturels, la nature en l’homme se réduisant à son anatomie et à son fonctionnement biologique ; des comportements aussi « naturels » en apparence que boire, dormir, manger (ou même respirer) portent la marque d’une culture particulière.

            L’homme acquiert sa véritable nature au sein d’un groupe social. Laissé à l’état de nature, l’homme serait moins qu’un animal, il n’aurait rien d’humain, comme le montre l’exemple des « enfants sauvages ». L’humanité n’existe qu’à l’état de culture ; la culture est l’essence de l’homme. L’homme ne devient vraiment homme que par l’éducation qui intègre mathématiques, mythologie, arts, etc. dans des proportions différentes selon les époques et les lieux géographiques. À sa naissance, l’homme n’a presque rien d’humain, son devenir dépendra du milieu où il grandit.

            La culture, contrairement à la nature varie d’une société à l’autre  : « le biologique ignore le culturel. » (Jean Rostand)



            • chantecler chantecler 17 octobre 2022 11:52

              @Clark Kent
              Bonjour,
              Je pense qu’il y a deux sens au concept de nature humaine qui tournent autour de l’inné , le brut , et l’acquis .
              Quelle que soit notre trajectoire il me semble que l’humain est vulnérable à cause de ses affects , de ses émotions et sans doute de son substrat instinctif .
              Comment expliquer autrement l’agressivité redondante, la cupidité, les guerres, la volonté de dominer et bien d’autres choses dont nous n’arrivons pas à nous séparer ?
              « Ni ange ni bête ... »
              (je fais bref .)


            • Clark Kent Clark Kent 17 octobre 2022 13:45

              @chantecler

              Dire que l’acquis est déterminant ne signifie pas que l’inné n’existe pas.

              Mais même le plus rustre des hommes (violent, émotif, peureux, colérique), s’il a reçu un minimum d’« éducation » (dont le langage qui s’apprend) n’est pas réductible à l’animal. C’est en cela que l’étude des enfants sauvages est intéressante : non seulement ils ne possèdent ni la bipédie ni le langage, mais, s’ils ont passé de stade de l’apprentissage possible, ils n’évolueront pas et resteront, eux, des « animaux ».

              Je n’ai jamais écrit que l’homme était un ange créé par un dieu.

              Bien sûr que c’est biologiquement un animal et que son formatage neurologique a hérité des sentiments de base qu’il partage avec ses cousins chimpanzés. Bien sûr que les chimpanzés sont intelligents et que les enfants chimpanzés sont plus forts aux jeux des tablettes numériques que n’importe quel gamin. Mais le chimpanzé le plus intelligent restera incapable d’écrire un roman ou de construire le viaduc de Millau. Il peut être très « compétent » (exécuter), il ne sera moins jamais « performant » (créer). Le langage permet non seulement de comprendre ce que disent les autres et de répéter ce qu’on a appris, mais aussi d’émettre des messages nouveaux qu’on n’a jamais entendu avant et d’innover. Sans le langage dont l’apprentissage est lié à l’éducation, l’homme se réduirait à son statut d’homininé, un grand singe comme les autres, 


            • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 17 octobre 2022 16:45

              @Clark Kent

              L’opposition nature/culture est inefficiente parce qu’elle est déterminée par les notions de contexte, d’histoire, d’évolution, de temps, de mémoire, qui fondent le corpus de notre passé d’espèce et de notre rapport conscient (et cumulatif, en effet) à ce passé. La complexité de nos actes seule nous autorise à nommer culture ce qui n’est de l’extérieur qu’un produit naturel de nos gestes et comportements. La culture varie d’une société à l’autre, certes, mais une fois posé ça, les invariants d’une société à l’autre ne fondent pas pour autant la nature, puisque la somme des cultures dans toutes leurs différences constitue le tout de la nature humaine.


            • Clark Kent Clark Kent 17 octobre 2022 17:16

              @Nicolas Cavaliere

              Plutôt que « nature humaine », je préfère « condition humaine ».

              Question de point de vue.


            • Ecométa Ecométa 19 octobre 2022 12:05

              Sommes-nous plus intelligents avec notre pléthores de savoirs rationalo-économico-technoscientistes ?

              Non, il semblerait que non, du moins en terme d’Humanité !

              Il semblerait même que nous soyons toujours au fond de la caverne avec les ombres qui s’agitent toujours aussi ignorant de l’Humanité : du « Principe d’Humanité » !

              Que la « caverne » de Platon se soit même transformée et « taverne de Bacchus » et que nous sommes totalement ivres de « scientisme » et de « technoscientisme ». 

              De l’animalité, et n’en déplaise à certains adeptes de la « création » ; donc de l’animalité à l’Humanité, en réalité à l’humanisme, antichambre du transhumanisme, nous allons désormais tout droit vers ce « Transhumanisme » : l’homme machine de Descartes ! 

              Que penser d’une civilisation humaine (?) qui entend par « l’intelligence artificielle » entend faire des « machines » des « quasi-humains » et par le « transhumanisme » faire de humains des « quasi-machines » ?

              Qu’en penser sinon que cette civilisation est savamment et délibérément « malade » : totalement paranoïaque et schizophrénique ! 

               

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