Débauche législative
Qu’il y ait inflation législative en France est une idée communément reçue et acceptée. Quand on y regarde de près d’ailleurs, au cours des dernières décennies, ce n’est pas le nombre des lois qui a augmenté ; il est au contraire resté stable, et a même légèrement diminué. En revanche, la dimension des lois a considérablement enflé.
L’instrument qui permet de mesurer cette pathologie est l’évolution du nombre de pages du Recueil des lois de l’Assemblée nationale. En 1973, il avait 433 pages. Dix ans plus tard, en 1983, il contenait 1274 pages pour exploser au cours de la décennie suivante et atteindre ainsi 2400 pages en 2003, et un record absolu de 3721 pages en 2004.
Parallèlement, le nombre des amendements, déposés par les députés, au cours de la discussion des textes, a également connu une évolution exponentielle. Deux chiffres dont je dispose, 6180 amendements examinés en 1986, 27 073 en 2004, montrent un quadruplement en vingt ans.
Des épisodes plus récents introduisent ce que l’on peut qualifier de véritable détournement de la procédure législative. Un article des Echos nous informe ainsi qu’après le record précédent atteint en janvier 2005 lors de l’examen du projet de loi sur le statut de la Poste, qui avait fait l’objet de 14 888 amendements, déposés essentiellement par les socialistes, 30 950 amendements le sont déjà sur le projet de loi relatif au secteur de l’énergie. Si ce chiffre tient compte de deux amendements du groupe UMP, les milliers d’amendements annoncés par le groupe communiste ne sont pas encore inclus (A peine écrit, mon propos est déjà dépassé par les évènements. Je lis à l’instant sur le site de Challenges que le nombre d’amendements déposés est désormais de 110 000 !). Est-il nécessaire de rappeler que le projet comporte dix-sept articles et que seuls trois d’entre eux concernent directement la fusion entre Gaz de France et Suez.
François Hollande, à la question que lui était posée dans Le Monde du 24 août 2006 : « Est-il constructif d’avoir déposé des milliers d’amendements sur le rapprochement de Gaz de France et de Suez au Parlement ? », répondait :
« Nous ferons du débat sur Gaz de France non pas une bataille procédurale, mais une discussion stratégique sur l’avenir énergétique de la France. Elle permettra de confronter deux politiques : l’une, celle de la droite, qui lève un à un les instruments de contrôle de la puissance publique sur les entreprises du secteur et abandonne toute maîtrise de la politique tarifaire ; l’autre, la nôtre, qui part du constat que la politique énergétique est centrale pour l’environnement, la croissance économique et l’indépendance nationale, et appelle à la constitution d’un pôle public dans le respect des règles européennes pour préparer l’après-pétrole.
Nous sommes favorables à un rapprochement d’EDF et de GDF.
Je mènerai moi-même, avec les présidents de groupes, le combat
parlementaire sur ce sujet. Le nombre d’amendements est destiné à
imposer un débat dans le pays qui doit être aussi long que possible. Il
ne s’agit pas d’une question banale, mais d’un choix irréversible. En
cas de fusion GDF-Suez, il n’y aura pas de retour.
Je ne désespère pas d’ailleurs que le gouvernement soit obligé de
retirer son texte comme il l’a fait pour le contrat première embauche.
Car, au-delà du ralliement de Nicolas Sarkozy à Dominique de Villepin
et du reniement de sa parole d’ancien ministre de l’économie et des
finances, les réticences dans la majorité demeurent fortes. »
Personne ne peut contester la légitimité d’un débat authentique sur la question que le Parlement devra trancher, ni la liberté du parti socialiste et de la gauche d’y attacher l’importance qu’ils lui attribuent. Cependant, dans un rythme normal d’examen, l’Assemblée nationale est actuellement capable d’examiner environ 10 000 amendements par an. Par ailleurs, il est difficile de croire, les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, à la vraisemblance du retrait d’un tel texte sous la pression d’une bataille d’amendements, comparaison avec le contrat première embauche ne faisant pas raison. Le Parti socialiste ayant certainement un comportement rationnel, le but poursuivi est sans doute d’obliger le gouvernement à user de l’article 49-3 de la Constitution pour faire adopter le texte dans un délai raisonnable et compatible avec l’examen du budget, qui est la mission prioritaire du Parlement pendant les derniers mois de l’année. Il subirait ainsi une nouvelle fois le discrédit qui s’attache aujourd’hui à la mise en œuvre de cette procédure.
Paradoxalement, l’effet boomerang de ce type de comportement parlementaire peut être la pérennisation d’une procédure qui, aujourd’hui honnie, était considérée dans les débuts de la Ve République comme un élément essentiel de l’équilibre des pouvoirs législatif et exécutif. Certes, Nicolas Sarkozy, dont la candidature à l’élection présidentielle est quasi certaine et les chances de l’emporter sont sérieuses, écrit dans son livre Témoignage (page 171) : « Je pense qu’il faut supprimer l’article 49-3... ». D’autres femmes ou hommes politiques ont fait des déclarations analogues. Mais peut-être les uns et les autres, en fait tous ceux qui prétendent exercer un jour le pouvoir suprême dans la République, seraient-ils avisés d’approfondir la réflexion avant de priver les gouvernements futurs de cette arme ultime de dissuasion, qui permet d’éviter que le désordre parlementaire n’atteigne des proportions inacceptables. De ce point de vue, l’attitude de Lionel Jospin, que ses convictions avaient conduit, quand il était Premier ministre, à s’interdire d’utiliser cet instrument sans pour autant en initier la suppression, relevait de la sagesse de l’homme d’Etat qui soit s’astreindre à la prudence et ne jamais insulter l’avenir.
La qualité du gouvernement du pays et du débat démocratique est-elle améliorée par cette débauche législative, faite à la fois d’inflation des textes et d’emphase procédurale, et ceux dont les intérêts sont supposés être défendus par ce moyen sont-ils convaincus par son efficacité, et y trouvent-ils autre chose qu’une forme de réconfort psychologique sans portée pratique ? On peut en douter. La "discussion stratégique" nécessaire, que François Hollande appelle à juste titre de ses voeux, doit-elle passer par de tels abus de procédure, ne doit-elle pas reposer d’abord sur l’expression solennelle des points de vue, la qualité des arguments et la pertinence des raisonnements, tous éléments qui disparaîtront, dilués dans la logorrhée des amendements ?
Contrairement à la pratique anglo-saxonne, la tradition constitutionnelle française a depuis toujours mis l’accent sur le rôle législatif du Parlement, et a laissé au second plan le rôle de contrôle, qui est au contraire l’essentiel en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Actuellement tous ceux qui aspirent à la fonction présidentielle ne manquent pas de proposer un renforcement des pouvoirs du Parlement, selon des modalités diverses. La sagesse serait sans doute que ce renforcement porte sur les modalités et les moyens du contrôle, et non pas sur la rupture de l’équilibre entre Parlement et gouvernement dans la procédure législative. Sauf à revenir à des pratiques parlementaires qui, si elles ne font plus partie de la mémoire des nouvelles générations de dirigeants politiques qui arrivent aujourd’hui (enfin !) aux commandes, ont néanmoins montré leurs effets pernicieux en des temps qui, de fait, commencent à devenir anciens.
Ce dont nous avons besoin, me semble-t-il, ce n’est pas d’un Parlement qui prétende gouverner ou imposer des changements de politique par d’autres moyens que ceux qui sont prévus par la Constitution, mais d’un exécutif qui sache et puisse gouverner et d’un Parlement qui le contrôle effectivement et concrètement, sans chercher à se substituer à lui, quitte à le renvoyer si son action et ses propositions législatives ne conviennent pas, ou ne conviennent plus à la majorité de ses membres, responsables devant le suffrage universel.
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