Des pavés et des ours
ou à propos de PISA
Depuis près d’un demi siècle, tous les gouvernements sans exception, ont prétendu agir pour réduire les inégalités entre les enfants. Moi qui vous parle, en trente cinq ans de carrières j’ai compté dix huit réformes de l’Education Nationale soit une tous les deux ans, chacune remettant au moins partiellement en cause les précédentes, mais toutes appliquées dans le but officiel d’améliorer le fonctionnement de l’école et son rendement. Résultat, la dernière enquête PISA sur les divers systèmes éducatifs nous apprend que les performances de la France sont doublement mauvaises.
- La moyenne du groupe test, tant en Français qu’en Mathématiques, est en baisse constante.
- Le fossé entre ceux qui obtiennent les meilleurs résultats et les autres ne cesse de se creuser, ceci d’ailleurs expliquant cela.
C’est toujours dans l' excellente intention d'améliorer l’école, qu'ont agi ses réformateurs. Hélas ce fut presque toujours avec le même triste résultat que l’ours de la fable en maniant son pavé. Quelques exemples au hasard :
- Après avoir découvert que les écoliers qui redoublaient leur CP étaient, en général, ceux qui, par la suite, réussissaient le moins bien, on décida de combattre cette pratique (qui, non contente d’être traumatisante, coûtait cher). Désormais qu’un enfant sache ou non lire à la fin de son cours préparatoire, il passait, sauf exception rarissime, au Cours Elémentaire où il se noyait encore un peu plus. Du coup il était autorisé à suive un second CE1assorti de mesures d’accompagnement (examen du « cas » par le psychologue scolaire, remédiations (*) dispensées par des maîtres spécialisés et interventions éventuelles de travailleurs sociaux). En général, cela ne servait pas à grand chose. Le malheureux objet de ces attentions, avait eu tout le temps, durant les deux années précédentes, de se persuader qu’il ne comprendrait jamais rien à rien. Il agissait donc en conséquence et renonçait à faire le petit effort qui aurait pu faire de lui un lecteur passable. En même temps il apprenait à vivre avec ce handicap qu’il dissimulait en usant des quelques bribes de savoir chipées ici ou là. Moyennant quoi, inapte à la lecture au début du CE2, il l’était toujours à l’entrée en sixième et le restait jusqu’à la fin de sa scolarité obligatoire. C’est ainsi que voulant combattre l’illettrisme, on le renforça et que le nombre d'enfants incapables de comprendre un texte de cinq lignes augmenta dans des proportions inconnues avant cette réforme.
- Il y eut aussi les ravages causés par une hiérarchie qui, tenant les résultats de leurs élèves pour négligeables, s’intéressait presque uniquement à la plus ou moins grande conformité avec laquelle les enseignants suivaient des modes pédagogiques pourtant contestables. C’est ainsi qu’on imposa l’introduction sans précaution de notions empruntées aux mathématiques dites modernes, le quasi bannissement de l’étude du B A BA (réhabilité depuis par les meilleurs chercheurs en neuro biologie) ou l’incertain amalgame de l’Histoire, de la Géographie et des Sciences naturelles dans le salmigondis abusivement dénommé disciplines d’éveil. A quoi il faut ajouter les inepties débitées et commises au nom de la non-directivité dont la plupart de ceux qui la vantaient ignoraient qu’il s’agissait d’une technique psychiatrique importée d’Amérique du Nord totalement inapplicable dans les conditions d’une classe normale
- Enfin on ne peut passer sous silence la disparition des Écoles Normales au profit des IUFM. Certes les EN n’étaient pas sans défauts, mais elles avaient une immense qualité : elles permettaient au corps enseignant de se renouveler en intégrant un nombre significatif de jeunes venant des classes populaires pour lesquels la perspective d''effectuer dans de bonnes conditions les trois années de la seconde à la terminale puis , leur bac obtenu d'^petre rétribués pendant leur année de formation professionnelle, était un avantage considérable. Le remplacement de ce système par un recrutement post bac suivi de deux années rétribuées de formation professionnelle ne changea pas fondamentalement la donne.. c'est au tout début des années quatre-vingt que les choses se gâtèrent,.Sous prétexte de recruter des enseignants mieux armés intellectuellement, on fit passer le concours du niveau du bac à celui du DEUG, sans prévoir le financement de ces premières années d'Université. Elles empirèrent quand il fallut être titulaire d’une licence puis d'un master. On sait, en effet, que, plus les diplômes universitaires sont élevés, moins nombreux sont les étudiants d’origine modeste à les obtenir. Résultat, alors que, dans une classe de l’Ecole Normale de filles d’Auxerre au milieu des années soixante, un tiers des élèves étaient des immigrées de la première génération, entre 1990 et 1998 la section IUFM de la même ville ne vit passer que quatre ou cinq étudiants d’origine étrangère. Cet état de fait est une double catastrophe, d’une part parce que l’entrée dans l’enseignement représentait pour les jeunes issus des milieux les moins favorisés un espoir de progression sociale, d’autre part, et c’est sans doute le plus grave, parce que, en n’intégrant plus ou presque plus de représentants de ces populations, le corps enseignant se coupe de fractions importantes de la Nation d’où entre elles et lui une incompréhension grandissante et la tentation toujours plus forte d’un rejet mutuel.
On pourrait ajouter à cela la faillite du collège unique, la façon dont a été détournée l’ambition de porter quatre vingt pour cent d’une classe d’âge au niveau du Bac ou le monstrueux gâchis auquel a abouti la création des ZEP (qui devrait inciter à un peu de modestie les tenants du concept de discrimination positive).
La liste est longue des pavés assénés par les ours réformateurs sur une Éducation Nationale dont la survie relève du miracle. Elle n’est, hélas, pas close. Après ses fantaisies sur les rythmes scolaires, il paraît que le plantigrade actuellement en poste rue de Grenelle veut s’attaquer aux classes préparatoires des grandes écoles. Sans doute parce que faute de réduire les inégalités en tirant les plus faibles vers le haut, il pense y parvenir en supprimant ces îlots d’excellence.
Refuser le modèle de la Corée du Sud dont les écoliers sont classés premiers par PISA au prix d’un emploi du temps tellement démentiel qu’il les rend les enfants les plus malheureux du monde, ne doit pas nous conduire à faire des nôtres des imbéciles heureux. Pour cela il faut en urgence que messieurs les ours laissent leurs pavés là où ils sont et leurs réformes dans leurs tiroirs.
Et à titre documentaire :
L’ours et l’amateur de jardins
…Nul animal n'avait affaire
Dans les lieux que l'ours habitait,
Si bien que tout ours qu'il était,
II vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S'ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était prêtre de Flore ;
II l'était de Pomone encore.
Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami :
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre ;
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L'ours porté d'un même dessein
Venait de quitter sa montagne.
Tous deux par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur : mais comment esquiver ? Et que faire ?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur.
L'ours très mauvais complimenteur
Lui dit : « Viens-t ‘en me voir. » L'autre reprit : « Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas :
J'ai des fruits, j'ai du lait. Ce n'est peut-être pas
De Nosseigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai. » L'ours l'accepte ; et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et, bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D'être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
« Je t'attraperai bien, dit-il. Et voici comme. »
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi.
Jean de La Fontaine Fables Livre VIII°
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