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Du bon usage des experts

Le recours aux experts dans les démocraties occidentales constitue un trait remarquable des politiques contemporaines. Non pas que ce recours soit nouveau : nombreux sont les princes dont l’action s’est soutenue de conseillers, lesquels connurent parfois une notoriété supérieure à celle de leur monarque. La Révolution française elle-même eut recours aux lumières des intellectuels - non sans susciter de sanglantes disputes. On a déjà retracé les déclinaisons de cette grande histoire de la relation entre savoir et pouvoir - c’est là tout simplement l’histoire de la politique - je n’y reviens pas (lisez Pierre Manent, Léo Straus, Raymond Aron ou Hannah Arendt, et même les Grecs et Montequieu : seuls les naïfs peuvent s’étonner de la collusion du pouvoir et du savoir et y voir je ne sais quelle insulte au politique : la question que je soulève n’est pas là).

Mais les démocraties occidentales contemporaines entretiennent avec leurs experts des relations si étendues, et si pacifiées, qu’on peut se demander si la nature même de la démocratie n’en est pas modifiée. Car c’est une chose que de demander l’avis des experts (par exemple dans le domaine de la stratégie militaire, afin d’obtenir des informations sur les conséquences prédictibles de l’engagement dans un conflit, ou sur les difficultés inhérentes à cet engagement), c’en est une autre de recourir à leur savoir comme la source même, voire l’alpha et l’omega, de la décision politique. Dans le premier cas, l’avis de l’expert constitue une information nécessaire à la prise de la décision politique (qui doit faire éventuellement l’objet d’un débat), mais dans le second cas, l’avis constitue la décision politique elle-même. C’est là une réduction de la politique à l’expertise (et donc, si l’expert est scientifique, une naturalisation radicale du politique, c’est-à-dire, la disparition de la geste politique elle-même) .
Des exemples récents dans le gouvernement de la France illustrent bien cette seconde manière de recourir aux experts. Prenons la conversion assumée du ministre de l’éducation Gilles de Robien aux sciences cognitives. J’en ai parlé dans ce texte en mars dernier. Le ministre , emporté dans un élan presque mystique, n’hésitait pas à déclarer, à propos du bien-fondé de la prétendue méthode d’apprentissage de la lecture sur le mode syllabique : “On en a la preuve. Plus aucune fausse science ne pourra révoquer l’expérience.” Politiquement, la conséquence de cette déclaration est évidente : le débat est clos. Le débat est clos puisque l’expertise scientifique a prouvé que la manière la plus "naturelle" (c’est-à-dire celle qui respecte les schémas cognitifs vérifiés en laboratoire) d’apprendre à lire est précisément cette méthode-là. Le reste (c’est-à-dire un siècle de recherche en pédagogie) n’est que littérature. On pouvait préférer l’époque récente où les ministres se reposaient sur des gens comme Philippe Meirieu, dont le travail est autrement plus nuancé et le savoir, érudit (on notera avec intérêt que les experts requis par le ministre éprouvent aujourd’hui le besoin de nuancer leur position en découvrant l’effet des simplifications ministérielles).

Autre exemple emblématique : l’articulation entre certains rapports de l’Inserm et le politique. On ne soulignera jamais assez comment une institution autrefois assez discrète (dans le champ médiatique en tout cas), est devenue en quelques années un des porte-paroles les plus importants (on dira : "incontournable") des débats publics. Rappelons quelques effets politiques des recherches de l’Inserm.

1° En réponse à une demande de Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs indépendants (Canam) sur le dépistage, la prise en charge et la prévention et du trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent, un rapport est publié, intitulé Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent (2005) (qui fait suite à Troubles mentaux : dépistage et prévention chez l’enfant et l’adolescent (2002). Le ministre de l’intérieur s’en empare pour nourrir quelques alinéas de son projet de loi sur la prévention de la délinquance. Il suit de manière assez grossière les recommandations du rapport de l’Inserm, en préconisant un dépistage précoce de "troubles comportementaux" censés annoncer un parcours vers la délinquance. S’ensuit un tollé de nombreux citoyens concernés par la question de l’éducation infantile, et la constitution d’un collectif, Pas de zéro de conduite pour les enfants de zéro à trois ans. Le ministre n’a pas cru bon de prendre l’avis d’une pluralité d’experts et s’en est remis à une seule institution, porte-parole d’un courant scientifique particulier (le cognitivisme expérimental plus ou moins teinté de neurobiologie).

2° En 2004, à la demande de la direction générale de la santé, l’Inserm publie un rapport intitulé : Psychothérapies, trois approches évaluées. Les conclusions de ce rapport font clairement apparaître que les différentes approches psycho-thérapeuthiques se prêtent plus ou moins bien à une "évaluation" (sous-entendu scientifique, donc chiffrée). Les rédacteurs sont nettement d’obédience neuro-cognitiviste, comme on pouvait s’y attendre. Le ministre de la santé s’empare immédiatement de ces conclusions pour produire un texte visant à définir ce que devrait être un psychothérapeute, quelles sont les conditions nécessaires à l’obtention de ce titre : d’où les propositions de lois à ce sujet, sur lequel je ne m’étendrai pas (étant moi-même psychanalyste, je suis dans cette affaire trop concerné pour développer ce point dans ce texte). Là encore, la publication du projet suscite un maelström de réactions de la part des associations et acteurs se sentant visés en tant que psychothérapeutes.

Je dois être ici le plus clair possible. L’Inserm est une institution dont les travaux sont indispensables (il suffit de lire la liste de leurs rapports). Et je ne vois aucun inconvénient à ce qu’une institution comme l’Inserm soit requise - voire réquisitionnée - par les politiques pour l’aide à la décision. Le problème ne vient pas de la qualité de leur expertise, mais de l’absence de prise en compte d’autres expertises. Le politique considère (implicitement) qu’une institution comme l’Inserm a vocation à représenter l’avis éclairé de la totalité des experts - sous-entendu, dans sa structure même, elle constitue un idéal scientifique, capable de produire un système de pensée subsumant équitablement la pluralité des points de vue. Pour ma part, je ne souhaite rien de tel qu’un tel idéal. Et je suis loin de croire que l’organisation de l’Inserm la légitime en tant qu’institution idéale. Et je suis persuadé que les chercheurs attachés à l’Inserm ne le croient pas non plus. Seul le ministre le croit ou fait semblant d’y croire. Nous avons absolument besoin ici (comme ailleurs) d’un anthropologue qui vienne enquêter sur les pratiques et les théories, implicites et explicites, d’une telle institution. Plus que jamais, nous avons besoin des anthropologues, capables de décrire de manière fine les modalités de ce recours à l’expertise, l’organisation et la production du savoir et du pouvoir au sein de ces institutions, et ses effets sur le champ politique (au sens large).

Le danger ne vient certainement pas des experts, mais de l’usage politique qu’on en fait : et il y a ceci de tout à fait pervers que cet usage, promu par le politique, conduit finalement à réduire le champ propre de la décision politique. En se référant aux experts comme dépositaires légitimes de la vérité, on espère faire taire les voix faisant entendre un son de cloche différent. Qu’on lie la décision politique à l’avis des mollahs ou à l’avis des chercheurs de l’Inserm n’y change rien. Dans les deux cas, le débat démocratique est clos. La place est nette pour la production de la loi. On a instauré des porte-paroles de la vérité, ce qui n’est rien d’autre qu’en revenir à un despotisme (plus ou moins éclairé). On fait plus qu’imposer un cadre de pensée (par exemple, l’interprétation des textes sacrés ou les sciences neuro-cognitives), on voudrait noyer à l’avance toute velléité critique.

Cette manière de s’avancer sous l’autorité des experts, bien qu’elle soit éminemment politique (et ne nous étonne en rien), constitue en même temps une négation de la démocratie. Chaque objet que le politique remet aux soins des experts est désormais exclu du débat public, retiré du champ de la critique. Et on doit bien convenir que l’augmentation croissante du recours aux experts, en retirant du champ de la démocratie tel ou tel objet, appauvrit considérablement l’ensemble des objets qui demeurent sujets à discussion. A ce rythme, on pourrait s’attendre à ce que le seul moment démocratique qui nous reste s’incarne à l’avenir dans le vote, et rien d’autre, le reste étant de toute manière l’affaire des experts et ne faisant plus débat (voter pour un mouvement politique serait alors en réalité voter pour garantir l’autorité de certains experts, lesquels, et c’est là qu’est la perversion, se cachent dans l’ombre de leur ministre - qui devient le porte-parole de ces experts)

D’un autre côté, et c’est là un fait remarquable qui doit au contraire être porteur d’espoir pour la vitalité démocratique, les recours répétés aux experts suscitent immanquablement, surtout lorsqu’ils sont à ce point grossiers (c’est le cas des exemples cités ci-dessus), la réaction des personnes concernées par l’objet politique en question : des collectifs se constituent, des débats, des actions, des manifestations, etc. Bref, la politique prend vie, contrariant ainsi le dessein initial du recours aux experts comme dépositaires de la vérité. Au fond, l’avenir des démocraties occidentales repose en grande partie sur cette tension : la vérité doit-elle demeurer une affaire publique, ou bien devra-t-on, comme aux plus grandes heures du scientisme politique, la remettre aux mains des experts (fussent-ils religieux, scientifiques, économistes, que sais-je ?). La question est sans doute mal posée : mais je persiste à penser que la tension entre la science et le politique est une des conditions d’une démocratie vivante, qui ne dégénère pas en despotisme, fût-il éclairé.

(Lire aussi : Les difficultés d’une expérimentation collective de Bruno Latour , ainsi que l’allocution d’Isabelle Stengers lors du procès de la firme Mosato, ainsi que son livre, Sciences et pouvoirs.)


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5 réactions à cet article    


  • dana hilliot dana hilliot 15 novembre 2006 12:40

    addenda :

    Il faut lire cet article paru dans Libération ce matin, et qui vient en quelque sotre illustrer mon texte :

    http://www.liberation.fr/actualite/societe/217157.FR.php

    L’INSERM a organisé un débat autour de l’expertise sur les troubles de conduite chez les enfants. Débats forcément très animés. La conclusion de Jean-Marie Danion, directeur de recherche à l’Inserm, « En amont de nos prochains travaux, nous allons travailler avec des groupes plus larges, en associant les sciences humaines mais aussi les associations de malades ou de familles. Ensuite, lorsque le rapport sera achevé, on le fera débattre dans plusieurs cercles, avant de le publier avec les critiques. Enfin, nous organiserons, comme on vient de le faire, des débats ».

    Voilà qui constitue un désaveu cinglant de la manière dont les politiques font parfois usage des experts, et aussi une très encourageante initiative des dits experts pour remettre de la politique (ou du « social », ou du « collectif ») dans les sciences.

    J’insiste d’ailleurs sur ce point que mon texte n’accuse pas les experts, mais la manière dont le politique s’en réclame pour exclure un certain nombre de problème du champ de la démocratie.

    Sur ce point là, en tous cas, la démocratie a largement repris le dessus.


    • Fred (---.---.64.1) 15 novembre 2006 14:22

      Article très interressant. Finalement dans le commentaire que vous ajoutez, on se rend compte que l’INSERM va faire le travail que devrait évidemment faire les politiques, à savoir étendre le débat et confronter les points de vue. Encore une démission de plus de nos élus qu’on a de plus en plus de mal à voir autrement que fermement accroché à leur fauteuil et ne se préoccupant de rien d’autres.


      • deltarho (---.---.197.6) 15 novembre 2006 14:47

        Le survol des déviances de jugement dûes aux « expert » est restreint aux sphères (hautes ?) du pouvoir politique .

        Probablement vous êtes vous même un expert (masqué ?), cela transpire de ce texte, dans vos précautions à ne pas remettre en cause la validité, voire la probité de ces inévitables « experts ». En tous cas je déplore que vous n’ayez pas étendu vos investigations sur un plan plus terre à terre, car il y a là un problème très préjudiciable à la plupart des citoyens, ne serait-ce que dans le domaine de la justice civile. Bien que l’exemple cité (INSERM) n’en souffre pas, la qualité des experts est trop souvent douteuse, pour ne pas dire que n’importe qui n’a pas de difficulté à s’attribuer le titre d’expert. Le préjudice subi par la nation (nous les citoyens ) est énorme et ne risque pas de diminuer de par le « libéralisme » enseigné aux jeunes (oui, je suis un vieux « schnok »).


        • dana hilliot dana hilliot 15 novembre 2006 15:09

          Mon dieu non ! je ne suis expert en rien.Je suis juste curieux de pas mal de choses (voir mon blog), tout comme beaucoup de lecteurs d’agoravox :)

          Si je suis précautionneux envers les experts dans ce texte, disons que c’est à mettre sur le compte d’une diplomatie (au sens de Bruno Latour). Si vous saviez ce que je pense vraiment des théories « scientifiques » qui soutiennent les recherches « psy » de l’INSERM par exemple, vous seriez surpris :)

          Tel n’était pas mon sujet. Mon sujet est dans ce texte : la démocratie et la relation du politique aux experts.

          Mais je suis tout à fait d’accord que nous ayons beaucoup à perdre dans cette histoire, au niveau de la nation sans doute (mais là reconnaissez que ça fait un bout de temps que l’idée de nation en a pris un coup), au niveau, de la « politique » et des pratiques démocratiques surement (au sens où comme je l’ai dit, ce qu’on réserve exclusivement aux experts est du même coup exclu du champ politique).

          Après j’aurais pu être plus méchant en demandant si quelque part, ça n’arrange pas les « experts » d’être traité par le politique en dépositaires de la vérité (la réponse est : « bien sûr que ça arrange certains » - on peut être scientifique et néanmoins avide d’un pouvoir, d’une reconnaissance institutionnelle, et, plus prosaïquement, on doit bien admettre que la glorification institutionnelle de l’expert signifie un accroissement des moyens mis à sa disposition, une amélioration de sa situation sociale etc. C’est là où vous vouliez en venir ?)

          Bref. J’ai essayé d’être diplomate, et j’ai bien fait puisque l’INSERM a fini par se défausser vis-à-vis du gouvernement au sujet des fameux « délinquants de moins de trois ans ». (ce qui fait écho au défaussement des pédagogues vis-à-vis du ministre de l’éducation récemment).

          Je me méfierai d’une alliance entre les experts et la « société civile ». mais j’apprécie qu’ily ait au moins discussion. Mais je méfie encore plus d’uen alliance entre les experts et les pouvoirs politiques.


        • Guilhem (---.---.237.19) 15 novembre 2006 23:52

          Les politiques ne retiennent que les expertises qui les arrangent ou les confortent dans leur discours.

          Pour partir en Irak, Rumsfeld a même créé une agence de renseignement pour lui fournir des justifications mêmes fausse, tout en ignorant les autres voix.

          Il est dommage que les études en questions servent une communication ou une idéologie mais ça n’est pas vraiment nouveau.

          Il a pleins d’expert aux US pour justifier le créationnisme et critiquer Darwin...

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