Erreur de casting ...
L'histoire de ce billet, c'est à l'origine celle d'échanges entre amis à propos de cette condition de chômeur que nous vivons pour certains depuis des mois, parfois entrecoupée de contrats précaires, qui n'ouvrent plus de droits à l'indemnisation au fur et à mesure que la situation se pérennise ...
Cadres, avec une expérience professionnelle importante et un niveau de formation élevé nous n'avions jamais imaginé que nous pourrions un jour être concernés, fragilisés à ce point. La lecture d'un récent article publié par Médiapart sur le chômage des seniors a aussi alimenté nos discussions : nous constatons tous que désormais le "mur" de l'inemployabilité ne se dresse plus passé 55 ans, mais désormais passé 45 ans !
Nous sommes les invisibles, les sacrifiés du système : ni juniors ni seniors, il n'y a aucune mesure pour nous aider ...
Ce récit c'est aussi pour moi l'opportunité, à travers cette expérience personnelle, d'aborder d'autres sujets qui me touchent :
- la chosification des candidats à l'emploi dans un contexte de fort chômage où les recruteurs se sentent tout puissants, où ils agissent en toute impunité abusant parfois de ce pouvoir sur nos vies ; les entreprises qui affichent des exigences nombreuses, démesurées et parfois même incompatibles entre elles ...
- A la fois (encore) étudiante et professionnelle de l'urbanisme, ayant réalisé l'essentiel de mon parcours dans le monde du logement social en Ile de France, militante de gauche écologiste, l'entretien d'embauche que je relate ici aborde des sujets aussi essentiels que le mitage des terres agricoles périurbaines, une spéculation foncière que rien ne vient endiguer, l'opportunisme éhonté de certains promoteurs qui menace l'intérêt général pour leur seul profit à court terme, la facilité avec laquelle on devient un exilé fiscal décomplexé, la question de l'accès à la propriété pour tous, choix souhaitable ou dangereux ?
Il y a des jours comme ça ...
Un recrutement qui s'éternise ; plus le temps s'écoule plus on se pose de questions sur l'entreprise et ses motivations, sur le poste, sur les chances de décrocher ce CDI envisagé comme un Saint-Graal.
Au départ le job proposé semblait alléchant : création d'un poste de "Responsable développement logements sociaux" ... le rêve quoi ! L'alliance entre des compétences commerciales issues de ma culture du secteur privé et de mes connaissances en matière de fonctionnement du logement social, une fonction utile qui pour moi participait à la réalisation en Ile de France de tous ces logements manquants.
Oui mais ... comme un pressentiment. Quelque chose ne colle pas. Un sentiment entre "c'est trop beau pour que ça soit pour moi" et "s'ils m'ont retenue aussi facilement, ça cache surement quelque chose". Mais quoi ?
D'un autre coté, les deux pieds au bord du gouffre de la précarité, ai-je vraiment encore cette latitude à chipoter ?
J'ai comme la sensation que le sens de ma vie m'échappe un peu plus chaque jour, que mes compétences s'envolent, je ne sais plus rien, je ne vaux plus grand chose, bientôt plus rien dans ce système de compétition permanente devenu inhumain, je suis comme un yaourt qui a dépassé sa date de péremption, hop à la poubelle, fin de l'histoire ! Oui c'est ça : on est devenu des produits marketés, des denrées périssables. A 40 ans, attention ta côte baisse ; à 45 ans, pour une femme, t'es périmée, bonne à jeter ! ... Alors vite, il faut retourner dans l'emploi, pas seulement pour pouvoir assurer matériellement, mais aussi pour vivre, exister socialement, casser cette chaine maléfique du chômage, retourner parmi les vivants, les "normaux", c'est à dire ceux qui se lèvent tôt et vont bosser !
On ne le dit pas assez, le chômage, c'est un crabe qui te ronge de l'intérieur, qui t'isole des autres, de l'affairement urbain, des loisirs (car on se sent honteux d'oser s'accorder des moments de détente au lieu de chercher du boulot comme un fou !), du monde, de la vie quoi ! On parle beaucoup de la souffrance au travail, jamais de la souffrance des sans travail. Précaire, fragile, on économise tout : son argent, ses forces, ses déplacements, sa parole, et même ses sourires. Tenir à tout prix, et avoir encore suffisamment de prestance, d'énergie pour "assurer" en entretien, enfin pour savoir "se vendre", ce qui me semble le terme le plus approprié. Dans cette compétition, il n'y a qu'une place sur le podium. Je dois être forte, la plus forte, même si au fonds, j'y crois plus, je n'ai plus envie d'en jouer ... ce système est trop pourri.
Donc me voilà partie ce matin pour Lyon, docile soldat. Dernier round du process de recrutement. On n'est plus que deux. Billet de TGV payé par l'entreprise - ma condition - ... sinon je crois que je n'y serai pas allée. J'aurais écouté mes mauvais pressentiments. Et peut-être j'aurais eu raison. Enfin peut-être pas, car comme dit l'autre, "tout ce qui ne tue pas rend fort". Et puis parfois derrière le mauvais, il y a une part de bon ...
J'arrive à Lyon, une demie heure de taxi. Ca y est nous y sommes. Je suis en avance mais j'aime assez cette idée : prendre la température des lieux, des gens, de l'ambiance dégagée ...
Premier étonnement : le bâtiment. Pour une entreprise de construction qui se présente comme innovante, créant du beau, du "environnementalement respectueux", je découvre un bâtiment carré beigeasse quelconque, planté au milieu d'un parking privatif. L'intérieur est à l'avenant, sans personnalité, triste.
L'hôtesse d'accueil m'enferme dans une petite salle qui ressemble à une salle d'attente de médecin. Dans un coin je trouve un rapport d'activité de l'entreprise vieux de deux ans. Toujours intéressant. J'ai le temps de le parcourir dans son intégralité ... le DG qui doit me recevoir sera en retard m'a-t-on prévenue. Les éléments que je découvre dans ce document renforcent ma méfiance ; y a comme des trucs qui collent pas ensemble : boite extérieurement miteuse mais DG qui roule en Porsche Cayenne de fonction, qu'il rachète pour la remplacer par la dernière grosse BMW 4x4 à la mode ... salaire démentiel pour une petite boite de 60 personnes, mais par contre même pas un intéressement pour les salariés ... Une ébauche de charte RSE qui semble totalement bidon, idem pour la charte de responsabilité environnementale ... Un résultat qui semble en baisse sur la dernière année du rapport, un exercice à peine excédentaire alors qu'on m'a décrit une entreprise en pleine croissance ... je découvre des filiales en Suisse en au Luxembourg alors qu'on m'avait juste parlé d'une filiale très récemment implantée à la frontière suisse ... Oups !
Un œil sur les réalisations de l'entreprise : du pavillonnaire plutôt bas de gamme dans la conception et les matériaux utilisés, produit ciblé "primo-accédant" ou "placement locatif". C'est du pavillonnaire groupé ; la seule différence avec les projets de Kaufman & Broad d'il y a trente ans, c'est qu'au lieu d'aligner des pavillons mitoyens en bande, ici on construit une grosse bâtisse de deux étages en milieu de parcelle, et on découpe le bâtiment et le terrain comme un gros gâteau : chaque part comporte un logement sur deux étages, et un accès à un jardinet "livré clos et engazonné". Pour les séniors le même produit est décliné en version plain pied.
Evidemment c'est du produit destiné au tissu périurbain, le genre de pavillonnaire qui depuis des années ronge nos terres agricoles en lisière des centres urbains ... La plaie quoi ! Et en plus pour y monter du Kaufman & Broad cheap !
Et là je me dis : que suis je venue faire dans cette galère ??? Je ne vois pas bien comment une diversification dans le secteur du logement social peut prendre place dans cette boite à faire du fric facile en jouant sur la spéculation foncière et ce rêve dépassé d'accession à la propriété pour tous brandi comme l'étendard ultime du capitalisme financier triomphant ! Trop tard ! Je suis plongée dans ces réflexions quand j'entends l'hôtesse d'accueil s'agiter : le DG arrive ...
J'entends une voix masculine, des aboiements, il lui demande de m'installer dans la salle de réunion. Je quitte donc ma salle d'attente pour passer dans la salle de réunion juste à coté, et j'attends à nouveau.
Par la porte entre ouverte je vois arriver un bellâtre gominé avec à sa suite un yorkshire glapissant ... damned !
Donc c'est lui le DG qui reporte notre entretien depuis dix jours, qui m'a faite appeler la semaine dernière vers 20H pour me demander d'être à 10H le lendemain matin à Genève - ce que j'ai refusé - ...
Environ trente cinq ans, véritable m'as-tu-vu, clone de Jean Sarkozy, trois smartphones qu'il balance négligemment sur la table, toujours ce chien qui cavale autour en aboyant ... poignée de main insignifiante et regard fuyant, je sens le fils à papa imbu de lui-même qui va me jauger comme une vulgaire marchandise.
Las, je suis encore loin de la réalité !
Un rien goguenard, il commence à tourner et retourner mon CV et fait mine qu'il n'a même pas eu le temps d'y jeter un regard ... il est tellement occupé ce capitaine d'industrie ! Puis il me jette : "bon, c'est ma DRH et la consultante du cabinet que j'ai payé qui ont insisté lourdement pour que je vous rencontre. Moi hier j'ai vu un mec qui semble faire l'affaire. Donc voilà, j'ai dit c'est bon. Mais elles ont insisté. Elles m'ont dit qu'elles vous ont trouvée formidable. Alors faites moi un petit topo de votre expérience professionnelle, ça ira plus vite".
Gougeât donc, en plus du reste !
Je commence, je sens que c'est pas la peine de s'étendre, j'ai déjà compris ... ma période commerciale ... ma reconversion dans les métiers de l'urbanisme, mes réalisations dans le logement social ... A peine cinq minutes, un portable sonne ; il répond, appel personnel visiblement ... il raccroche, caresse son chien qu'il a installé sur une chaise à coté de lui, se souvient soudain que je suis là : "on reprend". Il continue à tourner mon CV, soudain il m'interrompt : "c'est quoi le développement social urbain, ce que vous avez fait pour la société O. ?"
J'explique en quoi cela consiste, cette mission à dimension sociale, d'accompagnement des populations souvent très modestes, en difficultés d'insertion, d'interface entre les intérêts du bailleur social et ses locataires, pour garantir la paix sociale, recréer du lien entre les gens, faciliter les relations entre les uns et les autres ...
Peut-être j'y ai mis beaucoup de cœur et d'ardeur - trop ? - à expliquer cette expérience tellement riche d'enseignements pour moi. Il m'interrompt brusquement : "Heu, je crois qu'il y a eu une erreur de casting là ! C'est pas de votre faute, c'est la DRH ; là elle a rien compris à ce que je demandais. Je donne pas six mois pour que vous me détestiez. Je représente probablement TOUT ce que vous détestez ; je crois qu'on n'est pas du tout sur la même longueur d'ondes ! Moi j'aime que les gens ils aiment leur job et la boite, et s'ils font la gueule parce qu'ils ne se sentent plus bien, s'ils ne s'éclatent plus, je leur demande de partir. C'est plus la peine. Je l'ai encore fait il y a pas longtemps. Moi si j'ai besoin de vous appeler dix ou vingt fois par jour à n'importe quel moment, je veux que vous soyez disponible, et je suis pas sure que ça le fera longtemps. Parce que vous ne pourrez plus me voir en peinture, ou alors pour me lancer des fléchettes dans le portrait ! Aller, pour faire court : alors voilà, moi, je suis ce que vous appelez un exilé fiscal, je vis en Suisse pour pas payer d'impôts en France." Voilà le pourquoi de la filiale en Suisse donc ... Et il poursuit : "Et puis j'ai aussi des affaires au Luxembourg. C'est clair hein, pas besoin de développer ? Bon. Et puis vos logements sociaux, vos HLM, vous les construirez jamais parce que l'Etat n'a pas le fric. Le Trésor est vide, vous comprenez ça ? Vide ! Raide ! Plus rien ! C'est bien, vous êtes idéaliste, sociale, tout ça tout ça ... mais moi, c'est pas ça que je cherchais."
Je suis restée sans voix.
J'avoue même qu'une idée m'a traversé l'esprit : ça se voit donc tant que ça que je suis communiste ou pour le moins proche de ces idées ? (rires) Que diantre cherchait-il donc ? Bah c'est tout bête : En fait le poste n'a jamais eu pour raison d'être de construire, ou de développer une offre de logement social, mais juste de capter du foncier à lotir hautement spéculatif sur lequel éventuellement la société pourrait construire du logement social, si c'est la condition impérative pour pouvoir acquérir le terrain. L'idée est assez futée : jusqu'ici, la société a acquis essentiellement du foncier périurbain pour construire ses programmes individuels groupés. C'est relativement facile, elle achète de la terre agricole qui ne vaut rien, d'autant que les paysans sont généralement vendeurs. La société a ensuite deux possibilités : soit elle aménage des parcelles viabilisées et les revend en terrains à lotir, soit elle y construit ensuite son produit pavillonnaire ciblé primo-accédants qui se vend apparemment bien en Rhône Alpes, et réalise la vente du terrain et du pavillon ; la marge de la société est certainement très confortable, mais le monsieur, gourmand, s'est dit qu'il pouvait encore mieux faire. Comment ? En captant du foncier en centres urbains, là où la spéculation est la plus forte. Sur le foncier "privé", il a déjà des commerciaux qui chassent, mais les démarches sont longues et hasardeuses, et en Ile de France (où la société a une implantation récente) il y a trop peu de transactions sur des terrains à lotir en centre-ville. Il a d'ailleurs commencé à diversifier son activité dans l'achat de fins de programmes qu'il intègre dans son offre (toujours ciblée primo-accédants), et dans l'achat de biens anciens (immeubles d'habitations ou de bureaux) qu'ils réhabilite et/ou transforme pour les revendre ensuite. Mais à la lecture du rapport d'activité je peux vous dire que cela représente une part très marginale de son activité. Pas de quoi fouetter un chat. En fait il escompte que du fait de l'austérité et du manque de financements à venir pour les collectivités et les bailleurs sociaux, ceux-ci vont chercher à vendre leur réserve foncière non bâtie soit pour se constituer de la trésorerie, soit pour pouvoir financer des constructions de logements. Il a pensé que le fait de les approcher via une démarche de développement de logement social, favorisera ses petites affaires. Et au pire, si la vente de charge foncière est conditionnée à la construction de logements sociaux, et bien il intégrera le pourcentage de logement sociaux requis dans son programme, et les cèdera en VEFA à la collectivité ou au bailleur.
Mais dans les faits, sa démarche est purement spéculative et le logement social n'est qu'un moyen d'approche commerciale ! Voilà ce qu'il m'explique ! Il ajoute même qu'en Région Rhône-Alpes il a déjà commencé ce type d'activités, et qu'il a trouvé des élus "arrangeants" qui comprennent bien les intérêts de tout le monde. No comment !
Je reste sidérée !
Je vous épargne son long monologue sur "l'accès à la propriété pour tous c'est ça l'avenir ! Tout le monde doit pouvoir acheter sa maison et c'est ce à quoi je m'attelle avec des produits individuels pas chers situés en périurbain, car l'éloignement c'est ce qui permet le prix bas. Si on regarde la proportion de propriétaires en France par rapport à d'autres pays, on voit qu'il y a un potentiel énorme pour les années à venir". Etc. J'ai essayé de contrer avec des arguments sur les risques de bulle immobilière (je pense le seul argument que cet individu pouvait entendre ! ... mais il a ri !), la protection de l'Environnement, les principes de la ville durable (dense, intégrant de la mixité sociale et d'usages, économe, ...), l'urgence de la problématique du logement des catégories de populations les plus modestes (là il m'a regardée avec incompréhension ! comment donc puis-je avoir de l'intérêt pour une population non solvable ???). Peine perdue !
Bref, j'ai fait un aller-retour Paris-Lyon pour un entretien surréaliste de trois quart d'heure avec un excité qui m'a traitée d'"erreur de casting" au moins une dizaine de fois, et se rattrapait ensuite en ajoutant "mais vous êtes quand même charmante" !
Il a tout de même osé conclure l'entretien - ou plutôt son monologue de capitaliste hystérique - en me demandant de "faire un point d'ici demain" et de lui dire ce que je décidais de faire, sachant que lui estimait que je n'étais pas faite pour le poste !
Du lourd !
Le lendemain je fais - par principe - un rapide debriefing avec la consultante qui a suivi ce recrutement. La sentence : "très agréable mais trop orientée social".
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