Euthanasie : un refus du temps
Relancé par les récentes prises de position des principaux candidats à l’élection présidentielle, le débat sur l’euthanasie a repris de la vigueur avec la publication d’un manifeste de soignants en sa faveur, puis celle d’un appel à pétition de la part de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) contre cette pratique, à l’occasion d’un procès d’un cas d’euthanasie.
Sur un sujet aussi délicat, et malgré des opinions et des sensibilités très divergentes, le débat amorcé a déjà engagé nombre d’aspects du sujet (voir en particulier les articles de Koz « La mort compassionnelle » et de moi-même « Euthanasie et présidentielle »), avec une vitalité témoignant à la fois de son importance et de sa difficulté. Au-delà de certaines postures militantes, cette difficulté ne tient pas tant dans une trop grande légèreté ou dans des avis trop théoriques, que dans la violence et la douleur qui s’associent à la mort d’un proche ou à la mort que l’on anticipe pour soi-même. On est ainsi frappé par le rappel régulier d’un deuil difficile pour les uns, d’une maladie évoluée pour les autres, et c’est souvent sur cette douleur que prend racine une émotion honnête et légitime.
Mais pour respectable que soit cette souffrance, elle paraît justement trop aisément hâter le jugement et précipiter vers des solutions immédiates sans autoriser un certain recul. De là probablement le fait que certaines réalités semblent méconnues ou négligées.
Ainsi, par exemple, les soins palliatifs sont reconnus par certains qui objectent cependant que tous les patients en fin de vie n’y ont pas accès. Il faudrait donc bien une autre solution pour les autres patients, et l’euthanasie fait alors figure de solution de remplacement. Mais une erreur semble résider dans une certaine méconnaissance de ce que sont les soins palliatifs, en particulier dans le sentiment qu’il s’agit d’une branche spécifique de la médecine, disposant d’outils, de techniques, de moyens, de compétences, qui lui sont propres. Bien sûr, il y a une petite part de réalité dans ce sentiment, mais pour l’essentiel, il ne s’agit que d’un changement du regard sur le patient, sur la priorité accordée à son confort, à son vécu, à sa place parmi les siens. Réaliser de multiples contrôles sanguins de la glycémie et imposer un régime strict a un sens chez un patient diabétique « débutant » ; renoncer au contrôle précis des chiffres et favoriser des repas agréables, conviviaux, au prix d’une « gestion » souple des posologies d’insuline, prend un sens tout différent en phase terminale. La technique reste intrinsèquement la même, mais les objectifs sont différents : c’est uniquement le regard du soignant qui change, dans sa volonté de rendre la technique la plus discrète possible afin de laisser le maximum de place à ce que le patient peut vivre sur le plan humain durant le temps qui lui reste. La question des unités de soins, des places disponibles, n’est donc ici que très secondaire : en dehors de situations particulièrement complexes nécessitant effectivement des structures et des moyens particuliers, la plupart des situations d’accompagnement peuvent se réaliser en structure d’hospitalisation classique, voire hors structure d’hospitalisation. Le changement de regard ne dépend que très peu du lieu où le patient est pris en charge. Le problème d’accès n’est ainsi pas un problème d’accès physique mais d’accès à une disponibilité des soignants à une attitude différente.
Second exemple. Peu de personnes, à notre époque, ont effectivement eu l’opportunité d’assister réellement à un décès, contrairement à la situation d’il y a encore seulement quelques décennies. L’imaginaire prend dès lors une grande part dans la façon dont les choses peuvent se dérouler en fin de vie : douleurs, cris, pleurs, agitation... sont souvent davantage fantasmés, s’appuyant sur toute une imagerie collective, que fondés sur une expérience réelle. L’anticipation de la phase terminale d’un être cher, voire de soi-même, s’enveloppe alors d’une épaisse couche interprétative génératrice par elle-même d’une angoisse venant compléter l’angoisse naturelle de l’approche de la mort. La perte du contact avec le patient, sa perte de conscience, vient encore ajouter un voile de mystère sur son vécu et laisse les proches livrés à leurs propres interprétations. Un dialogue très fréquent en ces circonstances est typiquement : « Faites quelque chose, Docteur, on ne peut pas le laisser souffrir comme ça ! » « Mais je le trouve plutôt paisible. Vous avez l’impression qu’il souffre de quoi ? » « Non, c’est vrai qu’il est paisible, mais quand même, on ne peut pas le laisser souffrir comme ça ! ». En l’occurrence, la souffrance signalée est alors parfois bien plus révélatrice de la souffrance des proches que de celle du patient. Il serait évidemment réducteur de résumer les demandes d’euthanasie à ce mécanisme de projection, mais il serait également faux d’en négliger l’importance.
Troisième exemple. Il y a dans le vécu d’une souffrance dont on n’imagine pas d’issue, ou dans l’observation de la souffrance de l’autre sans qu’on se sente les moyens de l’apaiser, quelque chose de l’urgence qui ne tolère aucun obstacle. Il faut qu’elle cesse immédiatement quelle qu’en soit la cause et quel qu’en soit le prix. Autant pour nous épargner, nous qui y assistons de l’extérieur (ou qui anticipons le moment où nous-mêmes souffrirons), que pour le libérer lui, celui qui souffre. Si la seule échappatoire qu’on imagine est la mort pour sortir de la souffrance, peu importe qu’il existe d’autres issues, le fait est qu’on n’en imagine aucune et la mort s’impose comme une évidence. Si cela était vrai, s’il n’y avait aucune autre issue envisageable, la question pourrait peut-être s’arrêter là. Mais l’expérience montre que rien ne permet de l’affirmer. Toute souffrance peut être soulagée pour peu qu’on y mette le prix, et pour mettre les choses à l’extrême, qu’on accepte de considérer la mort comme un éventuel effet secondaire acceptable devant l’enjeu. Il n’existe, à ma connaissance, pas de patient non anesthésiable, c’est-à-dire chez qui il serait impossible d’obtenir une anesthésie ; il n’existe que des patients pour lesquels on n’est pas suffisamment certain de pouvoir les « réveiller » de l’anesthésie (ou dont on n’est pas certain qu’ils puissent survivre au geste chirurgical prévu pendant l’anesthésie si elle est pratiquée dans ce but). C’est justement l’objectif de la loi Léonetti que de mettre comme une priorité le soulagement du patient quitte à ce que la mort survienne du fait de ou durant l’emploi des mesures permettant ce soulagement. Qui songerait à réclamer la mort d’un patient qu’un chirurgien proposerait d’opérer sans anesthésie ? On exigerait par contre du chirurgien qu’il mette à disposition les ressources anesthésiques adaptées pour pratiquer son geste dans des conditions de confort raisonnables. Pourquoi devrait-on réclamer l’euthanasie d’un patient présentant des souffrances inacceptables plutôt que de réclamer que tous les risques soient pris, même au prix de son décès éventuel, pour atteindre son soulagement ?
Quatrième exemple. Dans ces conditions, les demandes d’euthanasie qui demeurent concernent la situation de patients ou de proches qui ne voient plus d’utilité à vivre le temps qui reste, et cela indépendamment de l’état de confort physique ou psychologique, éventuellement en le formulant comme une atteinte à la dignité. On en revient à une problématique d’un autre ordre, à un questionnement qu’il est d’usage de qualifier de « spirituel » : quel est le sens de ce que je vis ? La vraie question, si elle est bien celle-là, relève donc moins de la médecine ou de toute pratique soignante que de ce qui fait qu’une société puisse produire les conditions pour que ses membres soient conduits à s’interroger sur leur utilité ou celle de leur vie. La souffrance à l’origine de cette question n’en demeure pas moins présente et aiguë, mais elle concerne essentiellement une réflexion sociale ou philosophique. Et la liste est longue des souffrances, des peines, des maux qui, pour être résolus, n’ont rien à faire d’une pratique soignante
La réelle question que soulève l’euthanasie est ainsi bien différente de ce qu’elle paraissait être : soulager, oui, mais pour quoi faire ?
Le but du soin, qu’il soit palliatif, de confort, de support, est-il simplement de ramener à zéro les compteurs de la souffrance physique, psychologique, ou sociale, et de laisser l’individu suspendu dans cet état de « non-inconfort » ? La vie qui reste peut-elle se résumer à cela ? La vie n’est-elle pas faite de désirs, de plaisirs, de peines, de joies, d’engagements, d’apprentissages, de partages... de toutes ces petites ou ces grandes choses qui font zigzaguer le quotidien entre la banalité et l’indispensable ? Aider un patient à la dernière étape de sa vie, n’est-ce pas l’aider à préserver ou à retrouver cette capacité à mettre de la vie dans ses jours ? Avec toutes leurs insuffisances, leurs limites, leur humilité, c’est ce que les soins palliatifs ont entrevu et ont au moins tenté de soutenir. C’est tout le sens de la pratique de l’accompagnement.
Formulée d’une façon très concrète, la question est finalement celle de ces patients dont le soulagement seul, sans autre effort « réanimatoire », fait reculer l’échéance et les installe dans une forme de durée qui échappe à la compréhension et dès lors peut sembler vide de sens. C’est à cela que s’affronte l’accompagnement des personnes en fin de vie : une problématique du temps, de la durée et c’est cela que l’euthanasie la mieux intentionnée se refuse à regarder autrement que par la mise en œuvre d’une solution immédiate.
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