Faut-il condamner le juge d’instruction ?
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Le débat en cours sur l’utilité du juge d’instruction et sur l’éventuelle suppression de sa fonction n’est pas nouveau, mais ces derniers temps il a été relancé par une proposition de loi de Georges Fenech, ancien magistrat instructeur, et une prise de position sans équivoque du nouveau bâtonnier des avocats de Paris, Yves Repiquet, qui a proposé la création d’un juge de l’enquête. Comme il est naturel, les conclusions tant vantées de la commission Delmas-Marty en faveur d’un système accusatoire "à la française" sont revenues à la surface.
La proposition de loi pourrait sembler surprenante, à première vue, de la part d’un ancien juge d’instruction devenu député UMP. Faut-il considérer qu’il a vécu un martyr en exerçant cette fonction ou bien, plus probablement, qu’à l’analyse rétrospective de sa pratique, il a perçu ce qu’il y avait d’impossible à gérer dans une instruction qui se voulait digne de ce nom ? C’est le problème central qui doit conduire à s’interroger sur le maintien ou non du juge d’instruction au regard du seul critère de l’administration de la justice. Celle-ci sera-t-elle mieux assurée après qu’avant ? Il n’est pas inutile de rappeler la nécessité de cet unique questionnement, car on a pu avoir l’impression que, parfois, la discussion se fondait une nouvelle fois sur les dérives d’Outreau. Là où un juge a failli, au cœur d’un désastre collectif, davantage à cause d’un tempérament déserté par l’écoute, la volonté de comprendre et la lucidité, que pour des déficiences techniques qui n’ont été que des conséquences, un autre, à Angers, accomplissait un remarquable travail loué par tous. Ce n’est donc pas l’impéritie personnelle d’un magistrat qui doit déterminer la conviction, dans notre sujet, mais l’examen du système actuel.
Celui-ci, à l’évidence, n’est pas satisfaisant. Force est de reconnaître que l’instruction, même si elle n’est mise en oeuvre que dans un faible pourcentage d’affaires (5 à 6%), crée plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. A ce titre, estimer, comme le président de l’Association française des magistrats instructeurs, que « le juge d’instruction travaille à la recherche de la vérité », et donc qu’il « enquête forcément à charge et à décharge » relève plus du vœu pieux et de la pétition de principe que du réalisme.
Mon expérience non négligeable en cette matière - j’ai, d’ailleurs, commencé ma carrière à Lille dans ce poste - me permet de dire que, la plupart du temps, le juge d’instruction ne veut pas et ne peut pas instruire à charge et à décharge.
Comment pourrait-il en être autrement, alors que la structure même de sa fonction - cela a été dit et répété, notamment par Maître Soulez-Larivière - exige et impose un écartèlement intellectuel et une ambiguïté judiciaire que l’intelligence la plus souple ne peut prétendre assumer dans leur plénitude. En effet, il y a antinomie entre la démarche de Salomon et celle d’un policier acharné à démontrer une culpabilité contre tout ce qui viendrait la contredire. C’est le cumul absurde de ces deux attitudes qui est inscrit dans la procédure d’instruction.
Je ne suis pas loin de penser que ces considérations, aujourd’hui devenues banales, suscitent un assentiment quasiment généralisé. Il arrive qu’on objecte, à ce point de la discussion, un argument tenant à l’obligation de sauvegarder l’indépendance de la justice en ne supprimant pas cette fonction. Comme si celle-là ne se rapportait qu’à celle-ci, comme si les magistrats instructeurs étaient les mieux placés, tant est prédominant leur corporatisme de "pré carré", pour vanter une liberté et une autonomie rien moins qu’évidentes. On a déjà vu comme techniquement elles sont corrodées par le lien fort avec le Parquet. Politiquement - au sens large de ce mot , je ne suis pas sûr qu’en dépit de quelques exceptions remarquables dont, pour n’en citer qu’une, celle de Renaud Van Ruymbeke, l’indépendance des magistrats instructeurs soit totale. Elle donne plutôt l’apparence de l’être, et les médias complaisants ou ignorants n’y voient que du feu. Il me semble qu’on devrait plutôt évoquer des indépendances "ciblées" qui s’en prennent aux puissants de toutes sortes, après une sélection dont les critères sont clairs pour les gens avertis. Pour la multitude des dossiers "non sensibles", l’indépendance est complète, pour la seule raison que son contrôle s’avérerait inutile, faute d’intérêt .
Une fois qu’on a rejeté aussi la prétendue difficulté d’adaptation à la France d’un système accusatoire - comme si nous étions incapables de vaincre nos réflexes grâce à nos principes, un bienfait capital résulterait de la suppression de l’inquisitoire, qui donne le pouvoir au juge et favorise le secret, pierre angulaire d’une justice qui a inversé l’ordre des valeurs. Je passe sous silence les nombreuses commissions (au moins dix) qui ont tenté une synthèse entre le secret et la publicité, entre la volonté de taire et l’impérialisme irrépressible des médias, en définitive bienfaisant pour la démocratie. Leurs conclusions sont demeurées lettre morte, et pour cause.
La seule manière de résoudre cette quadrature du cercle judiciaire est de changer la nature du cercle. La justice n’est pas faite pour demeurer longtemps dans le secret. Certes, il rassure l’institution, qui ainsi se sent à l’abri des critiques et des contrôles. Il donne toute sa place aux professionnels, et laisse de côté le citoyen qui veut savoir, comprendre. Peut-on même soutenir qu’il y a une justice, quand le silence et le secret pèsent ?
Ouvrons les portes, les fenêtres et aérons la maison. La cohérence du parcours judiciaire voudrait qu’il passe le plus vite possible du secret à la publicité, de la clandestinité nécessaire du cabinet au ciel ouvert de l’audience, du dialogue limité de l’enquête au débat libre et contradictoire, engagé par une justice qui n’aurait plus peur de son ombre mais serait fière de ses lumières. Peu importent les modalités. C’est ce processus-là, dans cet esprit, qui se trouve magnifié par l’accusatoire, et incontestablement l’instauration de celui-ci résoudrait une infinité de problèmes que le statu quo aggrave. Si un consensus se manifeste au sujet de cette métamorphose, on trouvera aisément les moyens de la traduire judiciairement.
Pour ne
mentionner qu’un bénéfice de cette révolution paisible, si le courage
et la lucidité politiques parviennent à se conjuguer, c’est qu’un ciel
ouvert le plus rapidement possible dissiperait les soupçons, les
polémiques absurdes, favoriserait le rapprochement entre l’institution
et le citoyen et, surtout, abolirait un système qui, trop souvent,
sert à dissimuler dans ses plis une autorité bête et une compétence
discutable.
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