Frégates de Taiwan : le passé remonte vite et haut vers le présent
Depuis que le scandale qui a reçu le nom générique des « frégates de Taiwan » bien que recouvrant trois contrats différents de ventes d’armes par la France à Taiwan dans les années 1990 a commencé - en décembre 1993 -, il est manifeste que de nombreuses forces se sont coalisées afin d’essayer d’enterrer, d’ensabler, de camoufler faits et réalités afin que la vérité sur ces dossiers ne puisse jamais surgir. Mais les efforts les plus acharnés dans ce sens ne peuvent tenir compte des paramètres imprévus, comme les crises politiques, une corruption effrénée dans certains milieux, l’acharnement de magistrats et journalistes, et les conséquences combinées de ces processus divers. Aujourd’hui, inexorablement, les dossiers du passé remontent vers le présent, vite, fort et haut. En voici quelques preuves très concrètes.
Un jugement venant de Suisse bouleverse le cours juridique et financier des choses
La justice helvétique a rendu hier, 10 avril 2008, un jugement très intéressant dans l’affaire des « frégates Lafayette », et ce sur plusieurs points, qui ne peuvent pas, dans un Etat de droit comme la France, ne pas avoir de conséquences judiciaires pour le versant français du dossier.
A l’origine, les magistrats avaient à se prononcer sur une demande de l’Etat taiwanais visant à récupérer des sommes, à l’origine estimées à 520 millions de dollars, bloquées sur des comptes de citoyens taiwanais en Suisse, au motif que cet argent serait issu du Trésor public taiwanais.
Selon les autorités taiwanaises, ces sommes représenteraient le montant des « commissions occultes » qui auraient dû être versées à diverses personnes, en Chine, en France et à Taiwan, dans le cadre du contrat portant sur 6 frégates Lafayette entre la France et Taiwan, mais qui n’ont pu finalement l’être du fait du blocage des comptes indiqués.
Que dit en substance essentielle le jugement rendu, déjà frappé d’Appel par l’Etat taiwanais ?
Lien en anglais :
http://www.taipeitimes.com/News/front/archives/2008/04/11/2003408946
D’abord, il lève le voile sur le véritable montant des sommes bloquées et suspectes : on avait estimé le total de cet argent à 520 millions de dollars, il est en fait selon la justice de.... 900 millions de dollars, soit presque le double. S’il s’avérait que tout cet argent était destiné à verser des « pots de vin », cela voudrait dire que l’estimation de ceux-ci avait été fortement diminuée.
En clair, le scandale pourrait être encore plus énorme qu’on pouvait le penser depuis 1993.
Le jugement indique bien que les dossiers versés par le ministère de la justice de Taiwan forment des éléments matériels clairs d’un délit, mais il exprime aussi la conception que ces éléments sont pour l’heure insuffisants pour avérer que toutes les sommes gelées en Suisse sont liées à ce délit.
Pour synthétiser la position de la justice suisse : celle-ci estime bien qu’elle a entre les mains des preuves d’un délit de corruption dans le marché des frégates de Taiwan, mais elle souhaite que Taiwan lui prouve que ce délit de corruption est à hauteur des 900 millions de dollars bloqués !
Par rapport à la justice française, il s’agit d’une décision aussi très problématique car elle souligne qu’un vaste délit incluant la France a eu lieu et qu’il est essentiel de chiffrer le montant exact des « commissions occultes » qui auraient dû être versées et, éventuellement autant que logiquement, répondre à la question brûlante : à qui devaient-elles l’être en France ?
Il sera donc très intéressant d’examiner les positions du ministère de la Justice français sur ce jugement qui affaiblit la ligne de défense française constante depuis 1993 tendant à nier toute corruption de citoyens français dans cette affaire.
Trop de corruption présente peut-elle tuer la corruption passée ?
Il en va, en matière de corruption, comme pour une maladie dangereuse : ne pas soigner immédiatement, ne pas traiter dès l’apparition des signes de la pathologie, refuser de prendre en compte revient à laisser la maladie se développer, s’étendre et parfois tuer le patient.
La corruption agit comme un cancer qui ronge le tissu social, tend à disloquer la société en détruisant ses fondements principaux, attaque toute la société d’un pays et peut finalement miner ses bases à un point tel qu’elle peut la déstabiliser gravement et profondément.
Quiconque suit depuis des années l’actualité judiciaire taiwanaise ne peut que parvenir à cette conclusion évidente, au vu du nombre croissant, en quantité et en qualité, d’affaires de corruption dans le pays, touchant les milieux patronaux et politiques, souvent d’ailleurs confondus.
Mais, il arrive un stade où le mal attaque à son tour le mal et se retourne contre les « affaires » anciennes en les mettant à nu : c’est le cas aujourd’hui à Taiwan avec les conséquences, qui remontent donc vers le dossier des frégates, du scandale « Taiwan Goal Company ».
On apprend donc, voir le lien plus haut en dernière ligne alors que c’est un fait essentiel pour le dossier, que la justice de Taiwan a convoqué comme témoins, chose inimaginable et première nationale à Taiwan, l’ancien président de la République, Lee Teng Huei, et l’ex-ministre de la Défense, Hau Pei Tsun, pour être entendus sur le scandale des frégates Lafayette le 19 mai 2008.
Bien que l’information dans la presse anglophone soit diminuée en étant remisée en fin d’article, pour d’évidentes raisons de prestige et d’image internationale du pays, elle a fait les gros titres de la presse en langue chinoise et la une des informations audiovisuelles hier 10 avril 2008.
Pour que chacun comprenne cette montée en puissance du dossier, il convient de se reporter un peu en arrière.
Voici quelques jours, suite au scandale « Taiwan Goal Company », un haut fonctionnaire, présenté par les spécialistes du dossier, comme l’homme-clé depuis plus de vingt ans des achats d’armes de Taiwan aux pays étrangers, Wu Rong Wei a été « déplacé » de son poste de directeur du Bureau des armements au ministère de la Défense.
Cet homme a été l’interlocuteur taiwanais essentiel de TOUTES les négociations ayant porté sur les achats d’armes françaises, depuis les frégates Lafayette jusqu’aux missiles MICA de Matra, en passant par les Mirage 2000. A l’évidence, son changement d’affectation semble avoir des conséquences diverses et variées...
Lien en anglais sur son « déplacement d’office » :
Dans certains milieux à Taiwan, on estime que cet homme expérimenté, rompu aux négociations délicates, est la « pièce maîtresse », la pierre de voûte, des relations militaires franco-taiwanaises depuis qu’elles existent et que la mesure qui le vise est un message plutôt « confus » envoyé aux autorités françaises et aux sociétés d’armements de ce pays.
En le changeant d’affectation, le ministre actuel de la Défense laisse planer beaucoup de doutes et de suspicions sur les raisons de sa décision, qui est officiellement motivée par la « fatigue intense, psychologique et physique », je cite, de l’intéressé.
Il n’en reste pas moins que le calendrier des faits qui s’accumulent vite ces derniers jours dans le dossier des frégates de Taiwan crée une impression de remontée en puissance de l’affaire vers les hautes sphères, comme en atteste l’audition de l’ancien président et de son ancien ministre de la Défense devant la justice du pays.
Mais qui aurait donc assassiné un ex-directeur du NSB taiwanais le 14 juillet 1994 ?
Dans la cadre de la remontée vers la lumière des faits anciens liés à l’affaire des frégates de Taiwan, un journaliste taiwanais, spécialiste du dossier et blogueur, Windson, m’a permis de découvrir récemment, presque par hasard, qu’un des anciens directeurs du NSB taiwanais - en anglais National Security Bureau (le FBI ou la DST de Taiwan) -, Sung Shin Lien, aurait été, selon certaines sources, assassiné, le 14 juillet 1994, date à la fois de son anniversaire et de la fête nationale française.
Selon le communiqué officiel de la présidence de Taiwan, publié en mandarin,
http://www.memo.com.tw/mis/search.php?query=%A7%BA%A4%DF%BE%FC&search_mode=n
son décès inopiné a été attribué à une crise cardiaque, bien qu’il ait été présenté comme un homme d’une santé très solide, même au niveau cardiaque. Le décès est intervenu officiellement alors que l’ancien directeur du NSB, retiré de ses fonctions depuis un an, était en train de se détendre dans un établissement de bains chauds sur Yangminshan, le massif de montagnes qui domine Taipei au nord-ouest de la ville, avant de fêter son anniversaire.
Selon certains analystes et/ou spécialistes du dossier qui écrivent sur le blog de Windson et alimentent son forum d’échanges informels,
Lien en mandarin : http://mypaper.pchome.com.tw/components/intro.htm?s_id=windsontw
l’ex-patron du NSB aurait été assassiné par une arme électromagnétique à distance dont l’élaboration matérielle serait due à une agence de renseignements étrangère. Pour l’heure, si plusieurs personnes ont soutenu cette hypothèse à Taiwan sur internet et dans la presse, il semble qu’aucune preuve officielle n’ait été apportée, soit en faveur de cette thèse, soit aussi en soutien à la version officielle d’un simple arrêt cardiaque impromptu d’un homme en parfaite condition physique.
Ceci étant dit aux fins d’objectivité sur les liens de l’ancien chef du NSB, j’ai retrouvé une photo de presse publiée en 2004 très intéressante :
http://taiwantt.org.tw/books/cryingtaiwan8/200404/20040408.htm
Dans le cadre d’un article en mandarin sur les frégates de Taiwan, paru dans le journal Taiwan Daily News le 8 avril 2004, la photo en haut de page montre, à droite, Sung Shin Lien qui dialogue tranquillement et officiellement, en 1991, avec Thierry Imbot, le Français ancien agent de la DGSE, qui sera retrouvé mort le 10 octobre 2000, le jour de la fête nationale taiwanaise, en bas de son immeuble à Paris.
L’article écrit que Sung Shin Lien, qui avait quitté son poste depuis un an, avait voyagé pendant ces douze derniers mois deux fois secrètement en France et en Europe, et qu’il avait commencé à écrire ses « mémoires », dans lesquelles il voulait, entre autres points, aborder le scandale des frégates Lafayette. Le journaliste pointe aussi, photo à l’appui, ses cordiales relations avec Thierry Imbot.
Peu après avoir annoncé son début de rédaction de ses "mémoires", l’ancien chef du NSB décédait donc brusquement.
Des trois personnages présents sur la photo, deux sont donc décédés plutôt de manière imprévisible : un Taiwanais, ancien dirigeant des services secrets, le jour de la fête nationale française, un Français, ancien agent secret, le jour de la fête nationale taiwanaise.
Curieuse coïncidence de dates de décès respectifs ! Curieuses morts aussi...
Toujours selon plusieurs contributeurs au blog de Windson et le journal cité ci-dessus, la mort de l’ex-directeur du NSB serait liée à l’affaire des frégates, même si son nom n’a jamais été ajouté à ceux des décès suspects qui jalonnent cette affaire depuis le 9 décembre 1993, quand fut retrouvé le corps du capitaine Yin dans les eaux du port militaire de Suao.
Par ailleurs, selon le magazine hebdomadaire du 11 avril 2005, TVBS Weekly,
http://www.tvbs.com.tw/tvbs_weekly/weekly_news_list.asp?no=jcw62020050411214652
le décès de l’ancien chef du NSB pourrait être lié à un conflit interne avec le chef du Service de renseignements militaires - SRM -, Ku Chen Wen, au sujet d’un dossier détenu par ce service prouvant que le président Lee Teng Huei aurait été... membre du Parti communiste chinois et qu’il travaillait à l’époque toujours pour les services secrets de la Chine populaire !
Selon le journal, qui cite directement le témoignage du chef du SRM, celui-ci aurait arrêté plusieurs espions travaillant pour Pékin et leurs déclarations auraient toutes tendu à accuser le président Lee. Un dossier de preuves matérielles aurait été constitué par le SRM qui aurait refusé de le donner au NSB, malgré des demandes insistantes.
Ceci offre aussi une seconde piste hypothétique : le conflit entre chefs du renseignement taiwanais. Cela dit, l’ex-chef défunt du NSB n’était plus là en avril 2005 pour présenter sa propre version des faits et une thèse non contredite ne permet pas à la vérité de se manifester de manière indéniable.
Selon divers observateurs, si cette piste, cependant, se trouvait validée un jour par des éléments plus crédibles, elle serait de nature à placer dans un autre contexte le surprenant et bien étrange décès de Thierry Imbot.
Peut-être l’avenir apportera des informations nouvelles aussi sur ce bien étrange décès de l’ex-directeur du NSB taiwanais, sous la mandature de l’ex-président Lee Teng Huei, celui-là même qui sera entendu par la Haute Cour dans cinq semaines sur le contrat des frégates de Taiwan.
Vers le 19 mai 2008 à Taiwan et un Appel du jugement en Suisse
En tout état de cause, le 19 mai 2008, seront donc confrontés en public et face à la justice de Taiwan deux acteurs essentiels du contrat d’achat des frégates Lafayette, dont il a été noté par tous les observateurs que leurs versions de la prise de décision finale de cette acquisition des 6 frégates françaises sont plus que contradictoires.
En toute logique cartésienne, en présence de deux thèses opposées sur un même fait, il ne peut y avoir que deux options : soit les deux sont fausses également, soit l’une est vraie et l’autre mensongère. Tout l’intérêt de l’audition-confrontation du 19 mai 2008 tient dans cette logique implacable.
Il est donc possible, dans le contexte judiciaire et politique actuel à Taiwan, que des progrès significatifs soient faits en direction de la vérité sur les faits passés dans cette affaire.
D’autant que des informations avérées nouvelles issues des diverses sources possibles autorisées peuvent contribuer à aider au final Taiwan à formuler un Mémoire d’Appel très fouillé, précis et détaillé, qui pourrait aussi être donné en copie à la justice française, afin, de son côté, de rouvrir une instruction judiciaire sur les bases de nouveaux éléments à arriver.
On peut donc en conclure que l’affaire des frégates de Taiwan n’est nullement enterrée, ni ensablée ni arrêtée, qu’elle est bien vivante, dynamique et même pleine de vigueur printanière.
Encore une fois semble se confirmer que trop de corruption finit par tuer la corruption ou, c’est selon, qu’à trop tirer sur la corde des « affaires », celle-ci finit par casser et la vérité nue et crue apparaît alors !
Ce qui serait aussi bon pour les citoyens de France que de Taiwan.
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