Grandeur et décadence de la valeur travail
De la Bible aux Lumières, le labeur a longtemps été considéré comme un fardeau, voire un anathème. Dans le monde actuel, la croyance affirme au contraire qu’il est noble de travailler : ce qui occupe nos journées – et parfois nos nuits – devrait de surcroit nous épanouir et nous rendre heureux.
Nous devons considérer deux archétypes de la « valeur travail » : l’un est économique, l’autre est idéologique. Deux valeurs travail qui s’imbriquent aujourd’hui dans une interdépendance où il est difficile de distinguer la frontière nette entre chacune d’elles.
Les sociétés primitives ne connaissent pas la valeur travail idéologique. Certaines n’ont même pas de mots distincts pour séparer les activités productives des autres comportements humains.
Les activités nécessaires de ces sociétés correspondaient à des besoins tels que la faim, la soif, la sécurité, la protection contre les intempéries ; agir sur l’environnement permettait de satisfaire ces besoins, par l’action du travail qui produit un bien ou un service consommable, d’où résulte l’assouvissement du besoin, en peu de temps et avec le minimum d’efforts. L’idée de besoins illimités était inexistante, la logique d’accumulation, de croissance, et de production pour l’échange aussi. Quand les besoins sont satisfaits, on passe à d’autres activités plutôt sociales : celles qui structurent la société.
Au fil des siècles, le travail change de forme et surtout de statut pour devenir tel qu’on le connaît aujourd’hui.
De l’homme condamné à réparer le péché d’Adam par le travail « à la sueur de son front », on passe progressivement à l’ère du développement industriel avec une volonté du patronat de changer les mentalités pour créer des esclaves à qui l’on fait croire à l’épanouissement dans le travail… Le plus déconcertant, c’est que les capitalistes ont parfaitement réussi ce tour de passe-passe ! En particulier la femme tombe dans le piège, et troque la dépendance à son mari contre celle de son esclavagiste. En 1925, Émile-Auguste Chartier publie sous son pseudonyme Alain un recueil de morale bien pensante qu’il intitule « propos sur le bonheur ». En bon idiot utile des capitalistes il y fait l’apologie du travail en écrivant par exemple : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Le mot travail est à remplacer par activité pour ne pas tomber dans un moralisme d’arrière garde.
À la fin du XVIIIe siècle dans les écrits de penseurs bourgeois comme Benjamin Franklin, Denis Diderot ou Jean-Jacques Rousseau, le travail est non seulement un moyen de gagner de l’argent, mais aussi une façon de devenir soi-même.
Le protestantisme joue un rôle important dans l’essor du capitalisme, car l’attitude face au travail jusque-là négative change : travailler avec rigueur et honnêteté, gagner de l’argent, l’épargner ou le réinvestir n’est plus synonymes de déchéance morale, mais d’un nouvel ascétisme dans le monde. Le sociologue allemand Max Weber soutient que la Réforme a favorisé l’esprit du capitalisme.
Avec la révolution industrielle, la machine travaille plus vite que l’homme. Elle le remplace dans les tâches pénibles, laissant croire que l’on n’aura bientôt plus à travailler, ou si peu. On peut produire en grande quantité des biens et des services mis à la disposition d’hommes toujours plus nombreux. La science permet à l’homme d’agir sur la nature, de transformer le monde, le travail est une solution pour accéder à une nouvelle existence, à l’abondance universelle.
En réalité, c’est une course folle qui pourrait bien à terme conduire l’humanité vers son autodestruction.
En 1776, le philosophe et économiste Adam Smith publie son livre « Recherches sur les causes de la richesse des nations ». Il s’intéresse au travail humain qui permet de créer de la valeur. C’est lui qui est à l’origine du travail conçu comme un facteur de production de richesses et de lien social. Sa conception s’est transformée en cheval de Troy du capitalisme :
La conception du travail par Adam Smith : le cheval de Troy du capitalisme |
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Une partie de l’activité humaine peut être vendue ou louée |
Vision esclavagiste du travail |
Le travail est désormais le moyen de l’autonomie de l’individu |
Prévalence de l’individualisme sur la fraternité |
Le travail humain lui-même peut avoir un prix |
Enrichissement des élites et appauvrissement des masses |
Tout est en place pour constituer le travail salarié et le salariat : des personnes louent – moyennant rémunération – leur force de travail à d’autres qui sont propriétaires des moyens de production (usines, machines, terres…) ; elles produisent un bien ou un service pour satisfaire des besoins. Leurs propres besoins ou ceux des autres.
La régulation économique installe le travail au fondement de la vie sociale et oblige la société – si elle veut exister – à ne pas cesser de produire, d’échanger, de travailler. Le paradigme diabolique de la croissance est en germe, encore invisible, mais prêt à éclore, comme le souligne les propos de la philosophe et sociologue Dominique Meda :
« Même si au XVIIIe siècle le travail devient le fondement de l’ordre social (notamment parce que l’ordre qu’il détermine, fondé sur les lois d’airain de la contribution et de la rétribution, semble suffisamment “naturel” et non arbitraire pour ne pas être sans cesse remis en cause), l’activité de travail elle-même n’est en aucune manière valorisée, glorifiée. »
C’est seulement au XIXe siècle que le travail prend une acception positive. Il est alors vu comme l’acte de création et d’expression de l’intelligence humaine, source d’épanouissement individuel et outil majeur de civilisation. Grâce au travail, l’univers est prétendu humanisé, la nature façonnée, le monde environnant maîtrisé.
Hegel (1770-1831) contribue à cette vision du travail :
le travail fait souffrir, mais nous élève au-dessus de notre animalité. On travaille par obligation ou pour de l’argent, mais en même temps, on peut se réaliser et être heureux.
Reprenant Hegel, Karl Marx affirme que le travail est le propre de l’homme, ce qui le distingue de l’animal. Un siècle avant Jacques Ellul, Marx dénonce le travail aliénant, celui qui empêche toute liberté créatrice et tue le rêve : « En tant que valeurs toutes les marchandises ne sont que du travail humain cristallisé ». Le travail devient synonyme d’œuvre : « Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ».
Dominique Meda remarque :
« sur la sphère de la production se sont fixées soudainement toutes les attentes et toutes les énergies utopiques : d’elle viendra non seulement l’amélioration des conditions de vie matérielles, mais aussi la pleine réalisation de soi et de la société. »
Le Saint-Siège va jusqu’à affirmer que « le travail est un droit et l’expression de la dignité humaine ».
Aujourd’hui, nous en sommes encore là, malheureusement. Le désenchantement ne semble pas parvenir à changer ce paradigme du travail. Actuellement, la société capitaliste a su imposer à tous la nécessité du travail salarié. Le travail est un moyen au service de la logique capitaliste. Il est apparu dès le départ pour augmenter les richesses produites, il est un moyen d’acquérir un revenu pour l’individu et de produire du profit pour les possédants. Le travailleur est devenu une marchandise comme les autres.
Le capitalisme a même réussi à faire aimer et désirer aux travailleurs leur marchandisation et leur asservissement. L’ouvrier est allé jusqu’à revendiquer le droit au travail, revendication absurde : le droit d’enrichir les plus riches en se faisant leurs esclaves !
Le mouvement ouvrier ne serait-il jamais radicalement sorti de l’idéologie bourgeoise ?
La lutte contre le chômage se limite à réclamer un meilleur partage du travail, mais pas le partage des richesses produites par le travail. Cela entretient le mythe d’une sortie de la crise par le partage du travail, à défaut du retour d’une croissance utopique. Cela renforce l’idée que le libéralisme est indépassable, qu’il n’y a plus d’alternative.
De quoi renforcer la domination bourgeoise en nous empêchant de réfléchir et d’imaginer d’autres rapports sociaux non fondés sur le travail salarié. Au-delà de la lutte contre le chômage qui nous fait nous mobiliser pour conserver les emplois, il nous faut lutter plus globalement contre la déchéance humaine qu’engendre le capitalisme.
Paul Ariès nous dit que les milieux populaires ne pourront se libérer de l’idéologie du travail que s’ils s’émancipent en même temps de l’idéologie de la consommation. Nous resterons des forçats du travail tant que nous serons des forçats de la consommation. Une force démocratique anti-productiviste, qu’elle soit de gauche ou de droite, ne pourra donc bousculer le champ politique que le jour où elle sera enfin capable de proposer des solutions concrètes pour en finir avec la société du « toujours plus » avec le vieux rêve de l’abondance. Toute croissance a une fin.
Assistera-t-on alors à la « fin du travail » ? En tout cas une remise en cause profonde de son paradigme. Comme le prédit Jérémy Rifkin (économiste américain),
« la transition d’une société s’appuyant sur l’emploi de masse dans le secteur privé à une autre fondée sur l’adoption de critères non marchands dans l’organisation de la vie sociale exige un bouleversement de notre vision du monde ».
Y sommes-nous prêts ?
En 1988, le philosophe André Gorz écrivait :
« L’économie n’a plus besoin – et aura de moins en moins besoin – du travail de tous et de toutes. La société du travail est caduque ».
Nous savons tous que le chômage ne cessera de croitre. Jadis, il fallait des travailleurs parce qu’il y avait du travail, aujourd’hui, les choses sont renversées : il faudrait du travail parce qu’il y a des travailleurs… L’utopie est aveuglante : les travailleurs ont été remplacés par des machines travaillant mieux, plus vite et moins cher.
Le « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » s’est transformé en « tu ne mangeras pas parce que ta sueur est superflue et invendable ».
Quel étrange paradoxe ! Cette société qui, à force de progrès techniques, tend à libérer l’homme du labeur a dans le même temps fait du travail le fondement même de l’épanouissement personnel et de l’intégration sociale.
André Gorz souligne de façon très pertinente que :
« jamais la fonction irremplaçable, indispensable du travail en tant que source de lien social, de cohésion sociale, d’intégration, de socialisation, d’identité personnelle, de sens, n’aura été invoquée aussi obsessionnellement que depuis qu’il ne peut plus remplir aucune de ces fonctions. »
En 1958, dans la condition de l’homme moderne, Hannah Arendt prophétisait : « ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »
Indubitablement, nous y sommes !
Je terminerai ce billet avec cette citation de Lafargue dans « le droit à la paresse » :
« Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. … cette folie est l’amour du travail, la passion fusionnelle du travail poussé jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture… »
La loi du marché est cruellement implacable pour les travailleurs, et tout à l’avantage des recruteurs : plus les candidats en recherche d’emploi sont nombreux, plus la cote de la « valeur travail » monte, et plus le prix du travail (salaire) baisse. Inversement, si le nombre des demandeurs d’emploi venait à baisser, les employeurs seraient amenés à revaloriser les salaires pour les motiver.
Que dit aujourd’hui l’employeur à son employé qui demande une revalorisation de son salaire ? « Si tu n’es pas content, des centaines voire des milliers de candidats sont prêt à te remplacer pour un salaire de misère. »
Ainsi, quand un Revenu de Base inconditionnel verra le jour, ce qui arrivera inéluctablement tôt ou tard, les exploiteurs d’esclaves se verront contraints à offrir des salaires plus alléchants pour incliner les nouveaux attributaires à travailler. Juste retour des choses.
Un sondage de juin 2012 révèle que les sympathisants de gauche sont favorables à 58% à l’instauration du revenu de base, ceux du centre sont défavorables à 62%, et ceux de droite défavorables à 72%. Les sondés qui ne se déclarent proches d’aucune formation politique sont partagés à 50-50. Depuis, les perspectives d’un retour de la croissance semblent définitivement abandonnées. Une prise de conscience est en route pour concevoir un pays, la France, où non seulement la croissance n’est plus la solution pour un avenir meilleur, mais qu’elle serait source de désastres tant écologiques qu’humains.
Documentation sur la valeur travail et le Revenu de base :
Mediapart.fr : le blog de Gérard Foucher
Le Revenue de Base : utopie d’hier, réalité d’aujourd’hui
Réponses aux objections sur le Revenu de Base
Initiative Citoyenne Européenne pour le Revenu de Base
Votez pour l’application du Revenu de Base
Texte officiel de l’Initiative Européenne pour le Revenu de Base
L’Allocation Universelle vue par l’économiste Marc de Basquiat
Autres ressources pédagogiques
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