Henri Salvador est mort ? Le show-biz l’avait pourtant déjà tué plusieurs fois !
Le bon roi Henri est mort, et tout le monde va y aller de sa larme, y compris notre président qui va se sentir obligé d’assister à ses funérailles, étant donné ses prestations antérieures en la matière. Henri Salvador est mort, mais on avait déjà tenté de l’assassiner à plusieurs reprises, car notre nonagénaire n’avait pas eu la carrière qu’il espérait ni qu’il méritait : son décès aujourd’hui, pointe amèrement sur un show-biz qui l’a contraint à faire dans l’alimentaire pour se voir en fin de parcours reconnaître comme autre chose qu’un simple amuseur public.

Henri Salvador est mort en tenant sa revanche, au moins, sur les gens qui n’ont pas cru en lui et qui l’ont encensé cinquante après. Ça lui fait une belle jambe, me direz-vous, mais je pense que dans son rire, qu’il avait forcé, il y avait pas mal de rancœur sourde sur les années noires qu’on lui a fait subir à marche forcée.
Au départ, Salvador est un jazzman, et un bon : débarqué de sa Guyane natale à 12 ans, il dut fuir la France en 1941, les autorités de l’époque ayant affiché un racisme patent qui lui faisait craindre le pire, même vis-à-vis des coreligionnaires des "colonies" comme on disait encore. Soldat à 22 ans, il passe en zone libre et rejoint l’Amérique du Sud, où, repéré au départ (dès 1935, à 18 ans) par Django Rheinardt, il sera le guitariste de Ray Ventura pour lequel il improvise chaque soir des facéties dont il a le secret. Très vite, alors que le jazz le titille, on lui fait comprendre chez Polydor que "ce que préfèrent les Français" ce sont les chansons amusantes et non les chansons à texte, où vont bientôt se casser les dents un Brassens, puis un Brel et enfin un Ferré, tous honnis ou presque de leur vivant, ou en tout cas sévèrement vilipendés par certains qui leurs reprochent leur langage trop "cru". Le Gorille, écrit dans un baraquement du STO, par exemple, comme chanson, sera des années durant interdit d’antenne pour outrages aux bonnes mœurs. Et c’est finalement Brel qui brisera le carcan de cette pensée typiquement petite bourgeoise en s’attaquant de front à deux de ces fiefs, la religion et les "bonnes manières". Pour mémoire, il faut savoir que Brassens avait pourtant supprimé le couplet final initial du Gorille, qui disait ceci :
Nous terminerons cette histoire
Par un conseil aux chats-fourrés
Redoutant l’attaque notoire
Qu’un d’eux subit dans des fourrés :
Quand un singe fauteur d’opprobre
Hante les rues de leur quartier
Ils n’ont qu’à retirer la robe
Ou mieux à changer de métier.
Brassens, Brel et... Ferré, ce dernier chapeautant le tout après un discours diantrement plus libertaire, qui le fera longtemps exclure des antennes radio et ne jamais passer à la télévision. En ce sens, la photo la plus célèbre des trois réunis le 6 janvier 1969 dans le local du magazine Rock and Folk est leur consécration par une partie de la jeunesse qui leur reconnaît (enfin !) un statut de maîtres à penser que les adultes ont violemment contesté, notamment au Figaro où se sont illustrés des rédacteurs devenus "célèbres" pour les avoir traînés dans la boue. Un Ferré très lucide sur les fameux goûts des Français :
"Il y a des gens qui reçoivent d’abord la musique, d’autres qui reçoivent d’abord les paroles. Les gens les plus intelligents reçoivent d’abord les paroles. Les gens les plus sensibles - et peut-être les moins intelligents, ce qui est possible aussi - reçoivent d’abord la musique. Ce qui fait que j’ai pu faire connaître Baudelaire à des gens qui ne savaient pas qui était Baudelaire".
Dans l’après-guerre, c’est différent : on s’essaie à tout. Le Be-Bop, bien entendu, qui fait la joie des caves de Saint-Germain, et les tout débuts de la chanson à texte... qui dérive vite sur la paillardise, les rois en étant les 4 barbus, qui resteront jamais célèbre pour avoir écrit La Pince à linge, l’un des textes les plus hilarants jamais écrits, sur le thème de la 5e de Beethoven. Avec leurs têtes d’instituteurs (et leurs barbiches en colliers), ils ne franchiront malheureusement jamais la frontière du grand public et du tiroir-caisse qui va avec. Pour réussir, il faut faire autre chose. C’est Boris Vian qui s’y lance avec une parodie de rock, que ce mauvais jazzman détestait. L’album qui sort en 1956 réalisé par Michel Legrand et Boris Vian se moque outrageusement des rockers façon Little Richard chantant Tutti Frutti... Salvador signant la musique de Rock Hoquet... mais sous le pseudonyme finaud d’Henry Cording. Le sommet étant atteint avec le Blouse du dentiste, parodie rondement menée de blues... lancinant. L’album se vendra certes, mais nettement moins que la déferlante qu’il était censé dénoncer. La consécration rapide décrochée par le grand prix de l’Académie Charles Cros pour Maladie d’amour, qu’il a décroché en 1949 ne lui procure pas les ventes espérées.
Chanson pour amuser, certes, mais à l’aube des années 60, Salvador ne vend encore rien ou tout comme : il n’est pas assez bellâtre pour jouer les tombeurs, pas assez jazzman pour faire carrière dans le jazz, et pas encore assez amuseur pour vivre de ses disques. L’album de 1955 avec une belle photo Harcourt de notre jazzman et sa guitare reprend ses succès de 1952, dont Clopin-clopant, C’est le be-bop, et le petit bijou qu’est Le loup, la Biche et le Chevalier (Une chanson douce), mais aussi Maladie d’amour, clin d’œil exotique et amusé à la négritude : notre homme, dans chacun de ses disques, joue sur les trois facettes de son talent. A noter que dans ses tout premiers titres figure Le Collaborationniste, où il s’en prend à Sacha Guitry, dont il moque la diction ampoulée. Guitry vient d’échapper de peu au peloton d’exécution. Le texte est mordant et la prose acerbe. Salvador n’est pas seulement qu’un agneau aux yeux de biche et se souvient des sombres heures de son pays.
Au seuil des années 60, il en a déjà vendu quelques-uns et, au lieu de tout brader, dans une vie de vedette de la chanson (belles voitures, jolies filles, etc.) il investit dans son propre avenir... en faisant sécession et en claquant la porte avec fracas de sa maison de disques, qu’il accuse de ne pas s’occuper assez de sa carrière. En 1961, il fait un bras d’honneur à Barclay, trop intéressé par ses dividendes, et fonde sa propre société d’édition : "Les disques Salvador", distribués par Philips. Salvador devient le tout premier en France à s’autoproduire, et ça produit un séisme dans le métier. Salvador, qui a rompu la chaîne du profit qui prévaut à l’époque, est mis à l’index de la profession. Pour faire ses disques, il devra un peu plus tard construire son propre studio : on lui fait bien comprendre que certains lui sont désormais fermés. Salvador est alors un paria dont on souhaite la disparition au plus vite de la scène de la chanson française. Il a brisé un tabou : on ne quitte pas comme ça une maison de disques !
En 1962, on offre à Henri Salvador la possibilité de réussir un rêve : Bernard Dimay lui écrit Syracuse, qui le propulse crooner, en pleine époque des Bing Crosby. Hélas, celui qui va tirer les marrons du feu de la chanson c’est un vieux rival du monde du Jazz à la française : Jean Sablon, qui représente davantage aux yeux du public de l’époque le chanteur attirant les femmes (Sablon a déjà 56 ans alors que Salvador est plus jeune : 45 ans) et, plus tard, encore c’est Yves Montand qui rafle un nouvelle fois la mise avec le même titre, en place de Salvador qui repart dans la case "amuseur". Salvador sort juste en effet du Lion est mort ce soir, une adaptation d’un titre américain qui vient juste de le rendre enfin célèbre. Personne n’avait pensé à ce titre imaginé en 1939 par Solomon Linda et les Evening Birds, et devenu en aussi peu de temps un traditionnel intemporel. Toute la France, emmenée par Salvador, chantonne "Wimoweh,""Wimoweh". Aux Etats-Unis, c’est Pete Seeger, apôtre de la paix et chanteur engagé qui l’a fait connaître. C’est alors Myriam Makeba qui vient de le reprendre, et Salvador est enthousiasmé par la version. On ne sait s’il a entendu la version renversante de 1952 de la non moins renversante Yma Sumac.
En bisbilles, déjà, avec Philips, Salvador, pour beaucoup, est déjà un artiste mort en 1963. Lui n’est pas en reste, avec ce show-biz qui ne l’aime plus, y croit encore, et fonde une nouvelle société, qui produit un EP (disque 45 tours à 4 titres) dont le dernier s’intitule Zorro est arrivé, une adaptation française de titre américain (Along Came Jones des Coasters, signé Lieber et Stoller !), comme environ 80 % de tout ce qui sort en "yéyé" cette année là. Salvador, ronchon, a enregistré le titre à la va-vite et n’est pas content du tout du résultat... Le hic, c’est que c’est ce quatrième titre qui va le propulser au firmament des ventes !!! Salvador est pris à son propre piège : il souhaitait faire de la chanson à texte et des ballades, il se retrouve propulsé vedette du show-biz catégorie amuseur public. De rage, dans les rééditions du 45 t, il fait supprimer la référence au titre ! Il n’empêche : devenu phénomène télévisuel avec ses pitreries, il restera scotché dans les téléviseurs pendant un bon bout de temps (vingt ans !), en ayant l’intelligence de produire lui-même ses émissions (Salves d’or) : un amuseur, certes, mais aussi un homme prévoyant. Son label "Rigolo" engrange directement les revenus de ses passages télés. Les disques sont éreintés par la critique, mais Salvador s’en fiche.
Il a déjà choisi une voie, celle qu’a expliqué un jour Leo Missir à Daniel Balavoine. Missir, le pape des producteurs des années 60-80. Un Balavoine débutant simple choriste de Patrick Juvet. J’ai eu la chance d’interviewer Balavoine, dont je n’appréciais pas le début de carrière, avant qu’il ne disparaisse : il m’avait conté alors les déboires qu’il avait eus avec sa banque, qui venait de lui refuser un prêt de 60 millions de l’époque pour l’achat d’un Synclavier, alors qu’il en ramenait le quadruple déjà par album vendu... Balavoine était scandalisé, et avait expliqué la vision de Missir qui lui avait dit en le signant qu’en France ce n’était pas sorcier : ou on chantait des trucs engagés qu’on faisait soi-même ou presque et le succès mettait trente ans à arriver, ou bien l’on acceptait tout de suite des concessions (production, orchestre, violons, parolier, etc.) et là le succès venait tout de suite, ce qui permettait de se constituer un matelas d’argent frais pour ENSUITE se produire soi-même et devenir réellement indépendant. En fait, Balavoine, par la voix de Léo Missir, venait de se faire expliquer la méthode Henri Salvador ! Et décrivait une époque qui allait arriver pour tout détruire progressivement, comme le disait si bien Léo Missir : "La première fois que j’ai été obligé de faire un devis, pour Balavoine, c’est lorsque Philips a racheté Barclay. Le marketing arrivait (rires) !" Avec une firme de disques actuelle, c’est simple, Salvador n’y serait jamais arrivé, dès le début on lui aurait signifié "invendable". L’homme était bien trop hors normes.
Un Salvador qui rafle au passage en 1971 un deuxième prix de l’Académie Charles Cros, le Goncourt de la musique, pour un album inhabituel et savoureux : la musique du dessin animé Les Aristochats, tout empreint de jazz... que notre phénomène a concocté presque seul dans son home studio personnel... A 54 balais, notre bonhomme joue au gamin qui découvre les joies du re-recording. En maître. Lui qui s’est fait appeler Henry Cording se marre... Car l’homme n’oublie jamais le jazz : en 1979, introduit à la télé, il rencontre un autre fêlé, Jean-Christophe Averty, qui avait tant scandalisé avec ses "Raisins verts" pour produire un bel hommage à... Boris Vian. Puis les Maritie et Gilbert Carpentier partent, Guy Lux se fâche avec tout le monde... et Salvador disparaît des écrans, fortune faite. Il part jouer à la pétanque, qu’il fait comme le reste : en faux dilettante bûcheur. Il pointe comme il mixe : des centaines de fois, avant d’attraper le bon coup de main. Mais joue au décontracté pour cacher le boulot derrière. Comme il n’y a pas de disque d’or en pétanque, il finit plusieurs fois champion de ligue d’Île-de-France. Avec un grand sourire ! Le show-biz, qui ne comprend toujours pas, l’enterre une deuxième fois : Salvador est un ringard qui joue aux boules, vous vous rendez compte !
En novembre 1982, le faux dilettante passe à l’attaque et pointe... 60 concerts d’affilée à Pantin, où le public vient découvrir un Salvador quasi inconnu, puisque ça fait à l’époque vingt-deux ans qu’il n’a pas fait de scène. Un crooner, un vrai. Avec derrière le gratin du big-band : Eddy Louiss, Maurice Vander, etc. A 68 ans bien tassés, Salvador fait un carreau sur les critiques. Dans le public, tout le gratin parisien... et le grand Moustache (qui jouera avec Zanini). Mais la mayonnaise ne prend pas pour autant, les disques issus des concerts ne se vendent pas pour autant. On pense que Salvador, à la fin des années 90 est définitivement mort pour la chanson, à défaut de l’être pour la scène. Il vit de la sortie de ses compilations, qui se vendent toujours, elles, sans efforts.
Salvador mort ? Vous n’y pensez pas : il attend douze ans et remet ça avec un album qui met tout le monde d’accord ou les autres par terre. Notre bonhomme s’est fait faire le coup de l’époustouflant Nougayork datant de 1987, qui avait relancé la carrière de Nougaro, viré de sa maison de disque (encore Barclay !) qui venait de mettre en marche ce que Missir avait pressenti : le fameux "marketing". Cette fois-ci, pas de Marcus Miller à la basse ou de Philippe Saisse à la production : c’est Mick Lanaro qui chapeaute l’opus. Magique ! Salvador sait qu’à son âge, 77 ans, il peut TOUT se permettre. Il s’attaque même à Layla, d’Eric Clapton. Et réussit haut le pupitre son examen de passage. Il a encore bûché en cachette, mais personne ne doit le savoir ! Hélas, l’album qui pour la première fois est encensé par la critique, dont celle de Télérama, réputée pour sa méchanceté... ne se vend pas plus que ça. Mais un vieux lion n’est jamais mort : s’il ferme l’œil c’est pour mieux (re)bondir plus loin. Chez Salvador, ça prend six ans, au bas mot. En 2000, il assomme définitivement ces adversaires avec SON chef-d’œuvre, sorti à 83 ans. Chambre avec vue concocté et ciselé par Marc Domenico, en cheville avec un hyper-doué encore trop méconnu de la chanson française : Art Mengo. Domenico est là car le producteur c’est Philippe Ulrich, oui, celui de Cryo Interactive, ex-Ere Informatique pour les connaisseurs, qui vient juste de fonder son label Exxos. La maquette originale est signée Keren Ann Zeidel et Benjamin Biolay et comprend une chanson écrite par Salvador il y a quarante ans et qui n’avait jamais trouvé jusqu’ici de producteur (La Muraille de Chine). L’album monte instantanément à plus d’1,5 million d’exemplaire. Cette fois-ci tout le monde est bien d’accord. Salvador a gagné son long combat contre le show-biz en prouvant l’immensité de son talent et sa justesse de vue à être devenu très tôt indépendant. Même Libération ressort pour l’occasion Bayon, qui écrit un papier dithyrambique façon Bayon, c’est-à-dire illisible, à nous rappeler certains contributeurs d’Agoravox. Salvador, interviewé par le journal, répond à la question "comment résumer l’album ? "C’est le disque dont je rêvais". 83 ans pour réaliser un rêve, on ne pourra pas dire que notre (grand) bonhomme n’était pas têtu, et que le show-biz l’a vraiment aidé durant toute sa vie. L’interview se termine par un abrupt : "Comment voyez-vous votre mort ? auquel notre enchanteur, "dont le grand plaisir était de faire des jolies choses", réponds par un "Je ne me vois pas mourir !". Le problème, c’est que nous non plus, Henri. On l’avait pas prévue, celle-là... la vraie.
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