Incendie du bus de Marseille : tout était écrit...
« Vous avez entendu cette histoire sordide de la jeune fille brûlée vive dans une cave de la cité des Bleuets, pendant les vacances de Noël ? [...] Les policiers ont embarqué les gamins sous les applaudissements et les vivats d’une partie des habitants, de jeunes hommes pour la plupart. Les suspects avaient le sourire et la tête haute, fiers de l’appui du peuple face à l’oppression. »
Cet extrait de Festins secret, roman de Pierre Jourde publié l’an dernier, fait penser immédiatement à l’actualité et notamment à l’incendie criminel du bus de Marseille samedi soir qui a fait une victime, brûlée à 62%, actuellement dans le coma entre la vie et la mort, de toute façon détruite physiquement et psychologiquement à vie.
Mais là où la tragique ressemblance entre le roman et l’exaction est le plus inattendue, c’est dans la suite du récit : "De respectables mères de famille, interrogées par les journalistes, ont évoqué la thèse d’un complot, celle d’une injustice due au racisme. Des quinquagénaires bien mis se sont inquiétés que l’on stigmatise toujours le quartier." C’est ce qui s’est passé hier après-midi à Marseille. Une dépêche de mi-journée de l’AFP annonçait que « selon la mairie d’arrondissement, "des SMS ont circulé (jeudi) matin appelant à une manifestation contre la stigmatisation des enfants du quartier". Une autre du soir montrait la photo prise par Jean-Paul Pélissier pour Reuters (http://fr.news.yahoo.com/02112006/290/photo/un-mineur-ecroue-apres-l-incendie-d-un-bus-a.html) accompagnée de cette légende : "Manifestation à Marseille pour réclamer la libération des mineurs arrêtés".
Cette coïncidence entre la fiction d’un roman et la fatalité du quotidien est tout à fait fortuite, mais il faut admettre qu’en lisant le livre de Pierre Jourde peu avant ce drame, tout en se disant qu’il y allait fort en imaginant que les quinquagénaires soutiendraient les plus dangereux délinquants de leur quartier, on imaginait bien que l’on verrait cela un jour.
Ce jour, c’était hier, à Marseille. Et cela est terrible. Car cet épisode de la vie réelle, en venant si rapidement infirmer l’un des paragraphes les plus brutaux d’un roman qui n’y va pas de main morte dans son condensé effrayant de notre société contemporaine, vient légitimer la dure vision de l’auteur jusque dans les moindres détails de l’horreur, ce dont le livre ne manque pas. "Aux limites du réalisme et du fantastique, Festins secrets se livre à un décorticage de la sexualité moderne, à une satire cruelle du Léviathan éducatif et du monstre médiatique. Il s’agit aussi d’une anthologie des mauvaises pensées, d’un récit métaphysique sur le mal, où apparaissent les figures voilées d’Orphée, du double, du diable", annonce l’éditeur, L’Esprit des péninsules, sur son site.
Pour Jean-Claude Raspiengeas (La Croix), "Le style acéré de l’auteur, son pessimisme sans rémission happent le lecteur et l’embarquent dans un terrible voyage au plus angoissant de la France contemporaine. [...] Ce livre, furieusement désespéré, d’une lucidité glaçante, sans aucune concession aux bons sentiments, est à prendre au sérieux."
Pierre Jourde (auteur d’une vingtaine d’ouvrages, critiques, essais, romans) est un excellent écrivain qui a le don de soulever des polémiques car il ne mâche pas ses mots. Il s’attaque toujours à de gros morceaux, prend des coups à chaque livre et recommence. "Pierre Jourde épingle les faux-semblants, décrasse le langage, la pensée, jusqu’à faire mal. Festins Secrets est un miroir redoutable. Qui s’y regarde voit la folie du monde", affirmait Martine Laval dans Télérama. Ces coïncidences entre le roman d’un auteur à la vision des plus pessimistes sur l’état de notre société et de la vie des individus qui la composent et son "aboutissement" quelques mois plus tard seulement, n’est pas de nature à rassurer qui a lu Festins secrets.
Evidemment, les jeunes incendiaires du bus de Marseille, même si certains sont des mineurs scolarisés, n’étaient pas membres du jury qui a décerné l’an dernier le Prix Renaudot des lycéens à Festins secrets. On ne peut donc envisager que cette lecture ait inspiré leurs actes, mais bel et bien imaginer que l’empressement des médias à rappeler la date anniversaire des émeutes de 2005 et le vandalisme des derniers jours n’y est pas étranger : "Selon le procureur, les mineurs ont agi par mimétisme avec les récents événements survenus en région parisienne." Il semble qu’il y ait eu une sorte d’excitation collective pour monter une opération de cette nature. Ils ont voulu montrer que Marseille pouvait aussi être présente dans ce type d’agissement", a-t-il déclaré (Reuters).
Puisque nous en sommes à nous interroger sur l’influence des médias sur les actes d’individus, dans un autre genre, mais toujours dans le domaine froid et brutal de la dureté de notre société, comment ne pas imaginer que la diffusion par France 3, le week-end dernier, durant trois soirées, du téléfilm L’affaire Villemin, consacré au meurtre non élucidé du petit Grégory en 1984, n’ait aucun lien avec la tragique disparition du nourrisson retrouvé mort hier après-midi à Redon (il est impossible de ne pas faire le rapprochement entre les deux affaires) ?
Malgré l’ironie ou bien l’humour noir que l’on pourrait croire lire en filigrane de cette interrogation, il y a une vraie question : les événements de Marseille et de Redon (bien que de nature très différente) sont-ils une conséquence de la surmédiatisation de leurs annonciateurs (les émeutes parisiennes et le téléfilm L’affaire Villemin) ? Si la réponse s’avérait positive, soyons sûrs que les médias n’en dormiraient pas moins bien et ne changeraient rien à leur façon de "travailler". Ils ne se remettent jamais en question, preuve en est le traitement de l’affaire d’Outreau, quinze ans après celui de l’affaire Villemin. Mais pourquoi le feraient-ils ?
Pierre Jourde, Festins secrets, (L’Esprit des péninsules)
http://www.espritdespeninsules.com/index.php
Prix Renaudot des lycéens 2005
Grand prix Thyde Monnier 2005 de la Société des gens de Lettres
Prix Valery Larbaud 2006
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