L’autisme est une philosophie selon Josef Schovanec
Le grand public connaît certainement Josef Schovanec, VRP de la cause autiste, invité pour parler des intelligences « non typiques » sur tous les coins de la planète. Dans son dernier livre, il nous propose de voyager au pays des intelligences non conventionnelles, sans pour autant se limiter à l’autisme Asperger, affection dont il fut diagnostiqué ce qui ne l’empêcha pas de soutenir un doctorat de philosophie dans l’un des domaines les plus difficiles, la pensée germanique contemporaine et plus précisément un auteur, le plus obscur ou abscons parmi les grands philosophes, Heidegger. Cette pratique de la philosophie permet à Schovanec d’explorer divers champs de la pensée, le langage, les philosophes, les théologiens, et de poser un regard pénétrant sur les tendances vers l’homogénéisation du monde. Le diagnostic posé est saisissant. Une seconde partie est consacrée à la défense des positions décalées que peuvent adopter certaines personnes, en évoquant les chemins parcourus sous l’angle du langage, des signes, des lieux. L’intelligence ne se réduit pas à résoudre des problèmes, elle est aussi mobilisée dans la manière d’habiter le monde et de se façonner son monde. L’existence humaine est plus riche que ne le consent l’opinion utilitariste ou idéologique. Le procédé utilisé par Schovanec est subtil. Au lieu de placer l’autisme Asperger en décalage radical face aux « gens normaux », il déplace le champ de l’autisme vers le monde censé être non autiste afin d’y déceler quelques similitudes. En constatant par exemple la présence de traits d’intelligence autiste chez quelques personnalités remarquables, parmi lesquelles figurent des artistes ainsi que des grandes figures de la pensée comme Heidegger ou Eliade.
I. Le style du livre épouse la personnalité décalée de l’auteur et surprendra par son côté un peu brutal, direct, avec des paragraphes égrainés grâce à une écriture dense, de longues phrases exigeant du lecteur un effort particulier pour comprendre la finesse de ces analyses traçant un portait global du nivellement puis du décentrage de l’intelligence. Ce livre nous apprend beaucoup de choses et se situe aux antipodes des essais intellectuels en vogue ; il offre un regard décalé, étranger et même étrange.
Cette première partie décrit les processus de standardisation des individus et des pratiques. C’est un authentique regard philosophique qui nous est offert et non pas un regard autiste. Schovanec dispose de cette faculté trop peu développée qu’est la pensée arborescente. Ce qui lui permet de relier des données éparses et de tracer des similitudes ou des contrastes. Comme s’il voyait le monde sous un angle coloré, kaléidoscopique, à la manière des hindous captant chaque moment de la journée avec une saveur particulière. Le monde homogénéisé restitué par Schovanec apparaît terne, sans saveur, sans aspérité et parfois sans joie. Des messages explicites sont adressés par l’auteur aux parents imposant à leurs enfants d’aller vers les centres d’intérêts que le système éducatif juge être de leur âge. Un gamin qui s’intéresse à la mythologie devient suspect. La vie créatrice est aussi malmenée.
Schovanec pense que les grands inventeurs ou artistes du XIXème siècle n’auraient pas pu développer une vie créative à notre époque, que les modes de vie se standardisent, que les religions se rétrécissent, que la vie politique devient conforme, que les langues disparaissent, que le langage s’appauvrit. Son style est franc, direct ; en quelques lignes, l’essentiel est dit sans s’embarrasser de détails. Le concours de Normale Sup est interprété comme un système révélant la noblesse de l’aristocratie intellectuelle, si bien que l’université à la française élimine le profil autistique qui fit le succès des universités allemandes avant la catastrophe nazie. Le verdict sur cette vénérable institution est sans appel. Schovanec dépeint la maison universitaire à travers son homogénéisation et ses « habitants » sélectionnés pour leur docile aptitude à suivre les règles de la maison. Lors d’un colloque au Liban, il réalisa que les « éminents personnages » de la noblesse intellectuelle tirent du cadre universitaire ce qui fait leur support de vie, leur puissance, leur prestige, mais aussi une camisole de force. La structure étant faite pour éliminer le temps libre, imposer des tâches administratives ou organisationnelles sans rapport avec la noble mission de l’université. La conclusion se fait sur une note pessimiste. Pour la première fois dans l’histoire, une nouvelle génération d’universitaire sera entièrement homogène sur le plan neurologique et biologique, à cause du développement institutionnel.
II. La seconde partie du livre met l’accent sur les divergences et autres univers de pensée. Le ressort de cet essai en deux temps se reflète dans la caverne de Platon. Deux mondes sont décrits et deux types de personnes. Celui qui sort de la caverne du monde homogène accède à d’autres visions ce qui lui permet de voir comment les gens normés sont enfermés dans des « camisoles intellectuelles ». Celui qui est dans la caverne ne peut pas voir l’univers auquel accès celui qui en sort. Après le monde homogène, Schovanec nous invite à visiter cet autre univers. Même si ce monde est difficilement accessible, le lecteur est invité à prendre connaissance de son existence, même s’il n’y est pas entré. Après tout, combien de gens connaissent l’existence de l’Everest sans pour autant l’avoir gravi, ou celle de la lune sans y avoir marché.
Schovanec apparaît comme un génie au sens de Schopenhauer décrivant un individu capable de voir ce que les autres ne voient pas. Ce qui rappelle un témoigne de Mircea Eliade à propos d’un tableau dans lequel il voyait des symboles échappant à son compatriote et surdoué Lupasco. Eliade comme Heidegger sont présents dans cette seconde partie dans laquelle l’auteur nous invite à voyager dans d’autres univers, décalés dans la culture ainsi que dans le temps. Un thème domine l’ensemble, celui de l’usage du langage et de la capacité à le déchiffrer pour accéder à l’univers des symboles, des mythes, de la gnose. Schovanec appartient à l’université autiste, n’hésitant pas à revenir sur la spécificité de l’Université allemande dont l’une des disciplines emblématiques est la philologie, absente de son homologue française. La philologie est en résonance avec l’herméneutique. Elle consiste à lire et relire les textes pour y trouver des choses qu’une lecture trop littérale contournerait. Nietzsche fut professeur de philologie. Heidegger n’a cessé de l’employer en travaillant les obscurs mots et fragments de l’époque présocratique. Quant à Schovanec, accordons-lui le statut de magicien de la philologie, lui qui pratique quelque dix langues, certaines « exotiques » comme le persan ou l’amharique.
C’est donc un voyage dans l’étrangeté de l’intelligence qui nous est proposé. Avec une subtile distinction entre deux types d’intelligences, l’une orientée vers le monde et ses usages, les univers professionnels, les conventions sociales, et l’autre plus personnelle, plus libre, capable de penser en arborescence et de voir ce qui échappe à une intelligence raisonnée comme on en trouve en France chez les esprits brillants mais qui parfois passent à côté de certaines « vérités ». Schovanec épingle gentiment les narcissiques, ceux qui croient que l’histoire est l’émanation de leur personne. D’aucuns se plaisent à rayonner plus que leur lumière ne les y autorise. Dans le cercle des historiens apparaissent deux types, celui du professeur dans l’institution et celui de l’historien amateur passionné et qui parfois, s’avère plus savant que les professionnels dégageant un « parfum d’ignorance ». Les amateurs vivent pour l’histoire, les historiens professionnels en vivent. Ce sont deux univers qui peuvent se rejoindre mais la confrontation des professionnels et des amateurs risque de tourner au désavantage des premiers.
Les deux types d’intelligence sont aussi croqués à travers une note sur le fonctionnement des universités française et allemande. Le monde savant français se plaît à cultiver l’esprit de société, à employer son intelligence à des fins de reconnaissance, de brillance, en finissant par épouser les standards de la personne qui a de l’esprit. En Allemagne, l’esprit de société exerce peu de pouvoir. Ils œuvrent dans ces cercles restreints et laissent leur imagination prendre l’ascendant. Ce constat fut formulé par Mme de Staël dont les propos sont cités par Schovanec. La spécificité allemande serait plus autistique que le monde intellectuel français. D’où l’importance de la philologie. Le génie allemand s’est développé en affranchissant le développement d’un univers linguistique autiste situé aux antipodes de l’utilité. L’herméneutique, aussi utile (ou inutile) que l’archéologie, consiste à habiter un texte pour y trouver des significations cachées. La belle époque de l’université allemande s’est achevée après la catastrophe du nazisme.
Pour résumer le fond de cette investigation sur l’intelligence autiste, on mettra en avant la caractérisation de deux univers de pensées et le regard décalé que l’intelligence autiste porte sur la société des gens de talents pris dans le mouvement de l’utilité. Ce regard mérite d’être considéré au même titre que l’engouement pour l’Inde s’empara des savants et des artistes au début du siècle dernier. Cet attrait pour l’Inde était du reste jugé salutaire pour l’Occident par Eliade, avec la possibilité d’un décalage dans la culture et d’un décentrage du regard afin d’élaborer une interprétation critique de l’Occident et de proposer aux âmes des voyages alternatifs dans le vécu et la manière de se penser comme habitant dans un univers du sens. Le mythe pensé par Eliade ne relèverait-il pas d’un mode d’appréhension autiste ? Comme celui de la gnose, de l’ésotérisme ou de l’Inde pratiquée par les sages védiques.
Cet essai sur l’intelligence autiste est remarquable même s’il n’échappe pas au risque de ramener les univers de pensée aussi divers que la théologie, la religion, l’art, la philosophie, vers un type d’intelligence autistique qui n’a rien d’universel ni de générique et se décline dans de nombreuses directions. L’autre risque étant la surinterprétation, comme par exemple le propos sur Eliade qui aurait cherché toute sa vie à retrouver ses moments de gloire littéraire alors que c’est sans doute le contraire comme en atteste son journal des années 50 et 60.
Il existe des intelligences typiques et sans doute formatées, assez bien adaptées dans les domaines du savoir et les institutions. Les intelligence non typiques sont décalées et se retrouvent dans l’autisme, chez Heidegger, Eliade et même Dirac qui aurait pu être cité, soupçonné d’avoir été de tempérament autiste. Comme l’a suggéré Schovanec, le caractère autiste est plus indépendant, plus autonome et sait s’affranchir des modalités sociales convenues comme par exemple se prendre en photo pour se montrer aux autres et se rassurer sur l’importance de sa personne. L’autiste est comme le surdoué ou l’HPI un individu pourvu d’une intelligence trop souvent mal considérée car fonctionnant dans un mode arborescent en divergence ce qui les éloigne de l’utilité et de l’employabilité professionnelle. De plus, il n’a rien à foutre des honneurs et des hochets lancés par l’ordre étatique aux aspirants à la gloire des notables. Sans ces originaux que sont les saltimbanques de l’autisme et du génie, le monde serait terne.
Josef Schovanec, Nos intelligences multiples, Editions de l’Observatoire, 04/2018
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