L’autonomie comme enjeu de civilisation
C’est au détour de l’émission Répliques
que Marcel Gauchet a évoqué la question de l’autonomie dans le contexte d’une
discussion sur l’avènement de la démocratie chez les Modernes. Rappelons que
cette émission est fort intéressante et instructive, pour peu que le sujet s’y
prête et que les participants soient à la hauteur. Ce qui fut le cas ce samedi
12 janvier mais on ne sera pas surpris, du moins ceux qui déjà ont lu et
entendu Marcel Gauchet dont les thèses passent mieux à l’oral qu’à l’écrit. En
cette époque où la civilisation fait débat, les éclaircissements sur la genèse
et les principes de la démocratie sont d’un intérêt évident. Gauchet a commencé
par rappeler l’emprise du modèle de l’Antiquité où tous les penseurs ont puisé
pour éclairer, exposer leur pensée, non sans que des contresens se produisent ;
notamment à cause d’une polysémie d’ordre chronologique. Par exemple, l’égalité
des citoyens chez les Grecs n’a pas le même sens que l’égalité en droit des
Modernes, universellement fondée sur le statut d’homme. Et la cité grecque n’a
rien de commun avec l’Etat moderne.
Face à cette conjoncture, les uns seront
tentés de retrouver, voire ressourcer une pensée politique dans les hautes
idées issues des origines grecques. Ce fut le cas de Léo Strauss. Benjamin Constant
au contraire fut tenté de prendre le large, pensant sur un mode radicalement
différent la liberté des Anciens et celle des Modernes, prenant comme modèle
l’Angleterre plutôt qu’Athènes. Constant qui d’ailleurs reconnaissait que les
conditions de l’Etat moderne n’ont rien de commun avec la cité grecque en
termes de taille et que la disparition de l’esclavage alliée à l’avènement d’une
société d’échange impose à l’homme une autre condition et notamment celle de
l’autonomie dont il sera question à la fin de l’émission. Et j’ajoute, la
technique industrielle aussi, si bien que l’ère contemporaine permettra à la
civilisation occidentale de prendre le grand large, en termes d’échelle
(Etat-Nation organisé), en termes de temps (idée de progrès, de volonté de
changer les conditions de la vie terrestre) et de valeurs, notamment l’homme
placé au centre et non plus Dieu. De ce fait, la source de l’autorité suprême a
sa source dans l’Humain et non plus dans un au-delà transcendant et hétérogène.
Comme l’a souligné Gauchet, l’universelle
égalité abstraite d’individus, si elle a supprimé la référence à un Dieu ou une transcendance, tout en voulant une société d’égaux en droit capables de
l’organiser et s’accorder, a fini par accoucher d’un nouvel ordre hétéronome
mais insaisissable, impalpable, immaîtrisable. On pensera inévitablement au
Marché, ou à la Mondialisation ou encore la Technique. L’explication que je
suggère, c’est qu’aucune société d’hommes ne peut fonctionner dans une
hiérarchie propre à cette société et évoluant dans le temps. Autrement, il faut
un minimum de structures, d’institutions, d’où émanent la décision et la cohérence
dans les actions humaines. Plusieurs instances se sont succédées, Dieu, l’Etat
centralisé, puis maintenant, cette instance complexe composée de médias, de
cabinets politiques, de managers, de marchés financiers. A noter que dans
l’ancien monde, le mode hiérarchique était du type top down (pardon pour cet
anachronisme sémantique) alors que le monde moderne actuel joue sur du bottom
up. Avec une inversion temporelle. Dieu préexistait aux sociétés alors que les
structures hiérarchiques actuelles viennent du temps. Surtout celles de la
finance. C’est par l’effet du temps que le profit s’est accumulé, permettant
aux marchés financiers de disposer du pouvoir que l’on sait.
C’est dans ce contexte que Gauchet
rappelle quelques principes démocratiques pour l’ère moderne sécularisée.
Eduquer, protéger le citoyen, cultiver l’humanité, autrement dit lui faire
accoucher d’œuvres de civilisation tout en prenant soin du développement de
l’homme, à l’image de la plante dont on soigne le terreau, l’arrosage, en lui
apposant des tuteurs quand elle est jeune pousse. Il faut reconnaître aussi la
finitude humaine et une question se pose, celle de l’autonomie. D’après
Gauchet, l’autonomie, au lieu d’être une solution pour la modernité
démocratique, se révèle bien plus comme source de problèmes, comme question
plus que comme réponse. On pourra regretter qu’il n’y ait pas eu une
focalisation sur un point essentiel, celui de la double conception de
l’autonomie, l’une d’ordre sociétale, déjà pratiquée et cernée par un
Castoriadis. Auquel cas, il est question de l’institution autonome des sociétés
à partir des individus démocratiques, sans référence divine. Ce thème a été
traité excellemment par Gauchet. Mais il y a aussi un autre type d’autonomie,
celui de l’individu, thème d’actualité récemment discuté à propos des jeunesses
du monde. Finkielkraut a acquiescé lorsqu’il fut rappelé que l’autonomie des
sociétés suppose que l’on mette en permanence sous tension la question des
origines et des principes ayant conduit à l’établissement des démocraties
contemporaines. Il faut expliquer et rappeler le passé pour comprendre le présent,
comment se construit une existence d’hommes en société et une société d’hommes
réfléchissant à leur existence dans un monde moderne, démocratique, bâti sur
l’égalité abstraite et devant se porter au chevet des institutions pour
maintenant les règles d’une vie en commun. Les institutions sont comme
les immeubles, si on ne les ravale pas, elles finissent par devenir vétustes et
la vie en société devient irrespirable ; l’homme s’in-humanise, la société
devient in-habitable.
Ainsi s’est faite la Modernité, avec
comme essence la mobilisation de la volonté. Alors que dans le monde régi par
les Dieux, univers fixe et immuable, on devait observer des lois divines
immuables, dans le monde de la volonté, les institutions et les règles sont
d’autant plus nécessaires que le monde évolue, se transforme et les hommes
avec. C’est cela l’autonomie, et c’est là que Gauchet vise dans la cible en
affirmant que c’est plus un problème à résoudre qu’une solution. (Il aurait pu
en dire autant de la Liberté humaine qui selon l’optique adoptée, peut être
prise comme un problème et d’ailleurs, c’est une spécialité française que de ne
pas priser cette Liberté tant scandée dans les discours.) Il faut dompter l’autonomie.
Un peu comme un funambule mettant un pas sur la corde et se trouvant en difficulté ;
ce n’est pas en faisant un pas de plus qu’il aura la solution, ni en courant,
mais en inventant un instrument permettant de modifier l’équilibre des forces. A
l’échelle sociale, l’affaire se présente de manière plus complexe. La question
de l’autonomie fait débat puisqu’un penseur libéral verra au contraire, suivant
en cela Smith et son interprète Hirschman, que l’autonomie est plutôt un bien
humain, une faculté qu’il faut développer. Mais c’est d’une autre autonomie
dont il s’agit, celle de l’individu. Une autonomie qu’il faut cultiver et
préserver contre l’emprise non plus des règles divines mais de l’Etat.
Il est certain que l’autonomie est une détermination
humaine au cœur du débat politique depuis deux siècles. Les discussions n’ont
pas permis de trancher sur la manière de concevoir l’autonomie individuelle, de
la voir plutôt comme problème ou comme solution. Dans les deux cas, cette
autonomie se présente comme une qualité définissant un moyen. Et ne pourrait-on pas
envisager qu’elle soit les deux, un peu à l’image de l’automobile qui est une
solution pour se déplacer à grande vitesse où on le désire et un problème avec
les accidents et la pollution ? Toujours est-il que le débat sur
l’autonomie de l’individu devrait être au centre des préoccupations
philosophiques et politiques en ce troisième millénaire commençant. L’enquête
sur la construction de l’homme est assez récente et gageons qu’elle risque
d’être au centre du questionnement sur l’avenir de la société. A la réponse
d’Edgar Morin qui suggère de mettre l’homme au centre des préoccupations
politiques je répondrai que cela semble vain et qu’il faut prendre la mesure de
l’inconnu qu’est l’homme, dont la place est en premier lieu au centre de la
philosophie. Ou carrément au centre de sa propre existence, comme sujet et
objet de son expérience, apte à comprendre l’usage éclairé de son autonomie, au
fur et à mesure qu’elle prend forme, contenu, responsabilité, maîtrise.
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