L’Éducation nationale refuse une nouvelle fois d’entrouvrir sa porte à l’espéranto
Et diverses nouvelles sur les langues.
Le député de la Somme, M. Olivier Jardé (Nouveau Centre) a posé une question écrite au ministre, lors des séances de l’Assemblée nationale. Et si, pour une fois, le ministre a évité le honteux copier-coller des nombreuses réponses négatives émises par ses prédécesseurs, le fond reste le même : niet, même pas en option au bac !

Question publiée au JO le : 27/10/2009 page : 10095
Réponse publiée au JO le : 20/04/2010 page : 4509)
http://questions.assemblee-nationale.fr/q13/13-61840QE.htm
Texte de la question :
« M. Olivier Jardé attire l’attention de M. le ministre de l’éducation nationale sur l’absence de place accordée à l’espéranto. Alors que le Président de la République ne cesse de répéter que le monde du XXIe siècle ne sera pas uniforme mais bien multipolaire, c’est bien la prééminence de la langue anglaise qui persiste dans notre système éducatif. Ce qui est valable au niveau politique et économique l’est également au niveau linguistique. Certes, l’espéranto, en tant que langue neutre, n’est pas rattaché à une culture, mais elle délivre un message de paix et de fraternité essentiel à transmettre à notre jeunesse dans ce nouveau siècle. Comme l’ont démontré de nombreux rapports d’experts, l’espéranto prépare d’une manière très efficace à l’apprentissage des autres langues vivantes. Le rapport Grin analyse, de manière pertinente, l’injustice économique que la situation actuelle engendre. Aussi, l’apprentissage de l’espéranto ne peut continuer à être rejeté de l’enseignement ou laissé à la simple initiative des établissements scolaires. Il souhaite donc savoir si le Gouvernement compte promouvoir l’enseignement de l’espéranto dès l’école primaire ou, à défaut, faire au moins l’objet d’une initiation durant la scolarité de chaque Français. »
Texte de la réponse
« L’espéranto est une langue porteuse d’un bel idéal de fraternité et de neutralité. Parlé par des millions de locuteurs dispersés de par le monde, l’espéranto ne réunit malheureusement pas les conditions nécessaires pour faire l’objet d’un enseignement institutionnalisé à l’école. Enseigner l’espéranto en vue de former des locuteurs qui puissent communiquer à l’international implique que cette langue soit suffisamment diffusée dans le monde pour en permettre une utilisation effective et pratique ; dispose d’un statut officiel ; soit porteuse d’une culture et d’un patrimoine culturel riche. L’espéranto n’est actuellement pas en mesure de concurrencer certaines grandes langues internationales comme l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le russe et le français dont la maîtrise s’avère aujourd’hui bien plus essentielle que l’espéranto ; aussi bien dans les domaines de l’économie, de la diplomatie, du tourisme que de la recherche. En outre, l’espéranto n’est pas non plus aujourd’hui reconnu comme langue de travail dans les grandes organisations internationales. La place de la culture, prépondérante dans l’enseignement des langues vivantes en France, impose par ailleurs que la langue étrangère ou, régionale enseignée soit porteuse d’un patrimoine culturel riche et vivant. Il s’agit pour l’élève de mettre en perspective sa propre culture par rapport à celle de l’autre pour comprendre ce qui constitue chacun dans sa différence. Il s’agit aussi de sensibiliser l’élève aux variations linguistiques (accents, patois, registres de langue...) qui font le « sel » de la langue. C’est bien l’accès à la complexité d’une culture et à la richesse interne d’une langue qui rend l’apprentissage particulièrement motivant pour les élèves. L’espéranto qui ne dispose pas encore du statut de langue maternelle, se construit actuellement une culture propre qui reste encore bien jeune. Néanmoins, rien ne s’oppose à ce que d’ores et déjà des établissements scolaires qui le souhaiteraient, mettent en place une initiation à l’espéranto dans le cadre d’activités péri-éducatives locales. »
Que penser de cette réponse ?
Tout d’abord féliciter le député Jardé de son initiative sur un sujet ignoré des grands médias nationaux.
Le ministre répond que l’espéranto ne présente pas les critères d’un enseignement institutionnalisé. Pourtant, les services du ministère savent fort bien que les associations espérantistes demandent aussi depuis longtemps quelque chose de simple à mettre en place - l’option au baccalauréat, aux côtés des nombreuses langues possibles, plus d’une quarantaine :
« I.2 Épreuves facultatives orales
Peuvent faire l’objet d’épreuves facultatives orales, les langues suivantes : allemand, anglais, arabe, chinois, danois, espagnol, grec moderne, hébreu, italien, japonais, néerlandais, polonais, portugais, russe, basque, breton, catalan, corse, gallo, langues mélanésiennes, langue d’oc (auvergnat, gascon, languedocien, limousin, nissart, provençal, vivaro-alpin), langues régionales d’Alsace, langues régionales des pays mosellans, tahitien.
I.3 Épreuves facultatives écrites
Peuvent faire l’objet d’épreuves facultatives écrites les langues suivantes : albanais, amharique, arménien, bambara, berbère, bulgare, cambodgien, coréen, croate, finnois, haoussa, hindi, hongrois, indonésien-malaysien, laotien, lituanien, macédonien, malgache, norvégien, persan, peul, roumain, serbe, slovaque, slovène, suédois, swahili, tamoul, tchèque, turc, vietnamien.
Cas particulier : les candidats à l’épreuve de berbère choisissent, lors de l’inscription à l’examen, l’un des trois dialectes suivants :
- berbère Chleuh ;
- berbère Kabyle ;
- berbère Rifain. »
Ces dernières décennies, le ministère a maintes fois utilisé comme argument le grand nombre de langues déjà éligibles, une lourde charge qui rendrait impossible l’ajout de l’espéranto. Mais après chaque refus diverses langues furent régulièrement acceptées, jusqu’à aboutir au nombre actuel, toujours sans l’espéranto ! Cet argument est donc fallacieux, surtout quand on sait le coût infime d’une langue supplémentaire en option au bac.
Les réponses de divers ministres sont lisibles sur le site de SAT-Amikaro :
« Cet éventail représente par ailleurs une très lourde charge en terme d’organisation de l’examen qu’il ne saurait être question d’accroître par l’ajout d’épreuves supplémentaires. Pour toutes ces raisons, il n’est pas envisagé d’introduire une épreuve d’espéranto au baccalauréat. »
Il est dommage que l’EN ne fasse pas preuve de la même ouverture d’esprit que les deux universités françaises qui viennent d’ajouter l’espéranto aux langues possibles dans l’option « langues rares » :
« La langue internationale espéranto ne pouvait plus être ignorée, écrit M. Kerdilès. Reconnue par l’Unesco depuis 1954, énormément utilisée dans les E-mails, rendue visible par une wikipedia de 100 000 articles, diffusée sur de nombreuses radios, sans oublier son édition spéciale du Monde Diplomatique, il fallait bien reconnaître que pour le milieu universitaire, elle était devenue incontournable. » (nota : M. Kerdilès est le doyen de la FLSH - Faculté des lettres, langues et sciences humaines de Mulhouse) (Le Pays)
Autre argument inusable, la culture :
« C’est bien l’accès à la complexité d’une culture et à la richesse interne d’une langue qui rend l’apprentissage particulièrement motivant pour les élèves. »
Quand on lit ça, on se demande si le ministre a déjà eu des élèves en face de lui...En tout cas, ça ne correspond pas du tout à ce que me racontaient mes enfants de la motivation de leurs petits camarades de CM2 face à l’anglais débité par une assistante native, auquel ils ne comprenaient pas un traître mot !
Ou encore un classique : on privilégie les langues très répandues.
« L’espéranto n’est actuellement pas en mesure de concurrencer certaines grandes langues internationales comme l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le russe et le français dont la maîtrise s’avère aujourd’hui bien plus essentielle que l’espéranto (...) »
Sans être mensonger, cet argument n’en est pas moins fallacieux, car cette phrase laisse penser que l’élève est libre de choisir parmi ces quatre langues de grande diffusion celles qu’il souhaite étudier (sans oublier l’allemand, le chinois et l’italien, non cités). Or, il n’en est rien : pour la plupart des enfants du primaire et de nombreux 6e, il n’y a AUCUN choix. L’anglais est imposé, l’allemand rarement proposé ; quant à l’espagnol, l’arabe et le russe... Les plus anciens se souviennent sans doute de leur présence, leur souvenir flotte dans les couloirs de nos écoles comme un fantôme linguistique !
Bref, cette réponse un rien prétentieuse et hautaine masque mal le fait que la liberté de choisir ses langues étrangères est un concept totalement étranger à l’Éducation nationale, qui verse plutôt dans la planification. Et cette planification est depuis la calamiteuse réforme du primaire massivement orientée vers l’anglais, alors même que les TICE (technologies de la communication) permettraient un total libre choix à coût constant.
A notre avis, la vérité est à chercher ailleurs, dans l’inconscient collectif de nos dirigeants qui laissent l’anglais devenir la langue de l’Union européenne, du moment que le français demeure deuxième langue de travail - l’allemand ne l’étant plus guère sur le terrain.
Nous faisons d’ailleurs preuve du même impérialisme linguistique que les USA et la GB, avec certes des moyens financiers réduits et une influence politique plus modeste, mais l’esprit est le même qui nous fait promouvoir l’enseignement bilingue en Roumanie :
« Le Sénat est saisi du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, autorisant l’approbation de l’accord sur l’enseignement bilingue entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Roumanie, signé à Bucarest le 28 septembre 2006.(...)
Cependant, notre présence culturelle et linguistique est de plus en plus menacée par la montée en puissance de l’anglais en Roumanie. »
C’est bien pour cela que nous n’interdisons pas l’enseignement d’autres matières en anglais (sections européennes, programme EMILE), bien qu’il soit probablement contraire à la loi Toubon et anticonstitutionnel.
Comment se rebeller contre l’intrusion de l’anglais dans les autres matières scolaires quand nous soutenons à l’étranger ce que les intérêts anglophones veulent développer chez nous ?
Par souci d’objectivité, on peut lire le site Emilangues.
Cette problématique n’est pas une spécificité francophone, contrairement à ce que certains veulent faire croire en parlant « d’arrogance française » :
« Dernières nouvelles d’Alsace : L’Allemagne a lancé hier une campagne pour la défense de sa langue face à un tsunami d’anglicismes qui déferle sur la patrie de Goethe. La campagne est menée par le ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, pour qui « l’allemand est le langage des idées » et « la langue la plus parlée en Europe » »
(Inttranews)
« Le Sénat étudie un projet de loi qui obligerait les juges de la Cour suprême à être bilingues et presque tous les sénateurs conservateurs se préparent à voter contre ce projet de loi. »
« La ville de Shangai fait la chasse au chinglish en prévision de l’exposition universelle de 2010 » (APLV)
Ici la décision contestée du Sénat espagnol de débattre désormais dans les cinq langues nationales ! En recrutant nombre d’interprètes, comme l’ONU ou l’UE.
Et le même sujet en espagnol. (Presseurop)
Est-ce une avancée ou un recul, une richesse ou une complication ? Certainement pas une simplification administrative...
Je passe sur la Belgique, sur les difficultés de nombreux pays d’Afrique où les enfants ne peuvent recevoir un enseignement dans leur langue maternelle du fait du grand nombre de dialectes.
Ces quelques exemples puisés au hasard de l’actualité montrent bien, s’il en était besoin, que la question linguistique est entière et mondiale.
Cette obstination à privilégier sa propre langue, voire à l’imposer aux autres - qui nous maintient dans ce qu’on peut appeler la guerre des langues ou une lutte d’influence - nous empêche de réfléchir à la communication entre citoyens européens, et, d’une manière plus globale, à l’incommunicabilité qui règne entre Humains.
Or, à ce jour, quel que soit le critère retenu (le rapport temps d’étude/efficacité, la neutralité et l’internationalité), il ne fait guère de doute que le meilleur candidat est l’espéranto, la langue équitable.
Pourtant, l’espéranto est négligé, tandis que les solutions technologiques bénéficient depuis des décennies d’investissements considérables, alors que les congrès annuels d’espéranto se déroulent depuis un siècle sans interprète aucun, et ont donc largement prouvé son efficacité !
Les solutions technologiques, au contraire, sont des pis-allers qui font à peine plus que du mot à mot, des « traductions » bourrées de contresens, faute d’une véritable intelligence artificielle qui comprenne les niveaux de langues, la polysémie et l’analyse globale de la phrase. Mais c’est un marché porteur, un secteur de plusieurs milliards de clients potentiels... Rien d’étonnant à ce que les industriels de ce milieu ne parlent jamais de l’espéranto ! Sans oublier les « baby-speaking » et autres business florissants, parfois douteux scientifiquement.
Dernier effet d’annonce en date :
« 24-02-2010 (Le Monde) La montée en puissance de la traduction automatique : Au fil des ans, nous avons appris à ajouter rapidement de nouveaux langages à Google Traduction. Pour nous, c’est devenu facile ; cette année, nous avons décidé de nous concentrer sur un plus grand défi et d’améliorer la qualité de notre service de traduction automatique." Alfred Spector, le vice-président chargé de la recherche et des projets chez Google, est sûr de lui : les subtiles difficultés de la traduction automatisée peuvent être résolues à brève échéance. "Notre approche, c’est ’l’intelligence hybride’, la combinaison de l’informatique et des apports humains, grâce aux suggestions de nos utilisateurs." »
Cinquante ans qu’on nous parle de brève échéance ! L’objectivité et l’honnêteté ne sont pas les vertus premières de ce milieu ; je renvoie à mon article « La traduction automatique : intox et effets d’annonce ! »
Autre exemple, le projet MONNET :
« Un nouveau projet financé par l’UE réalise des programmes Internet multilingues qui faciliteront la présentation et la récupération d’informations en ligne, dans plusieurs langues. Ces programmes répondront aux besoins des administrations, de l’industrie et des entreprises qui veulent tirer pleinement parti du potentiel d’Internet en matière de diffusion d’informations. »
Promettre, ça n’engage à rien, et c’est une bonne façon d’obtenir des subventions européennes ou un financement par les sociétés de capital-risque. D’ailleurs, c’est même chiffré :
« Le projet MONNET (« Multilingual ontologies for networked knowledge ») a démarré en mars cette année et a reçu 2,4 millions d’euros au titre du thème « Technologies de l’information et de la communication » du septième programme-cadre (7e PC). »
Alors que l’espéranto est disponible aujourd’hui, finalisé en somme, gratuit, facile, équitable et « open source », tout pour déplaire ! Pas d’ Iphonique, de Googleparleur, de Conversomobile ou autre futurs traducteurs de poche qui nous seront demain vendus très cher.
La machine contre l’esprit humain, la gratuité contre le consumérisme...
De ce point de vue, il est dommage que l’Éducation nationale fasse preuve d’un tel obscurantisme, ou, plus poliment, d’une telle frilosité sur une question essentielle à l’humanité.
Pour finir dans la bonne humeur, bravo à Télélangue qui détourne à son profit cette manie de promettre une méthode miracle pour apprendre les langues (tâche dont l’extrême difficulté est souvent cachée), avec une pub de gélules pour apprendre l’anglais en quelques jours, avant de conclure que ce n’est pas chez eux, eux c’est du sérieux (je raconte de mémoire).
Apparemment, ils étaient déjà coutumiers de l’humour, je ne connaissais pas celle de l’ascenseur...
Encore un peu de sourire sur la question, en Italie.
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