J’ai 45 ans et je n’avais jusqu’alors, jamais eu à faire avec la justice de mon pays. Je veux parler de la grande justice, celle qui a toute latitude pour vous envoyer au trou. Mes connaissances en la matière sont celles de monsieur Tout le monde. En vérité très minces. Pour moi la justice a toujours été une nébuleuse hermétique dotée d’une sémantique particulière, d’un décorum et d’un protocole dignes d’une fresque historique. Cette institution m’inspirait à la fois respect et crainte. J’avais choisi ma mise avec soin pour assister ce jour-là à un procès.
Mercredi 24 novembre après-midi, Palais de justice de Meaux, salle d’audience numéro 1.
Je viens soutenir un ami, l’accusé, sa famille aussi bien-sûr, et sa petite amie qui vient tout exprès de province. Il vient d’avoir 18 ans et il est noir. Nous nous sommes connus dans le cadre de nos activités artistiques. Je travaille avec des jeunes danseurs. C’est un métier très exigeant, qui réclame rigueur et discipline. Je suis souvent frappé par la maturité intellectuelle de ces jeunes individus. Mon ami lui, a grandi dans ce qu’on appelle désormais « les quartiers de banlieue ». C’est un garçon lumineux, très solaire. Il est promis a un bel avenir dans notre métier. Son bref, mais brillant parcours professionnel, démarre dans un grand cabaret parisien et se termine – au moment des faits – au sein de l’entreprise de divertissement accouchée par une souris, qui lui a confié le premier rôle dans le spectacle joué sur la scène centrale du parc d’attractions, une fierté pour lui, à raison.
Les audiences ont du retard. Nous assistons à un premier procès qui concerne trois étrangers détenus dans un centre de rétention administrative. Peu importe les faits qui leur sont reprochés. Je suis cette première audience avec intérêt comme une répétition générale, pour mieux décrypter le procès de mon ami qui s’ensuivra. Je me familiarise avec les us et coutumes et la distribution des rôles. La juge qui mène les débats me glace le sang. C’est une femme d’âge mur, sans élégance et sans féminité. Les traits sont secs, le visage fermé et dur. La majesté de sa fonction est absente du personnage. Un metteur en scène l’aurait placée au Parquet. Pour le cirer. La maîtrise de la langue française est plus qu’approximative pour les trois accusés mais leur parole est compréhensible. Cependant la juge use d’une rhétorique inappropriée pour les accusés. Elle répète deux ou trois fois les même questions sans les reformuler, du genre : Comment se sont produits les événements dans les geôles ? Les accusés sont interloqués, désappointés. Elle s’en agace sans retenue. Je me demande alors comment la vérité peut se manifester dans ces conditions. La peine est clémente, le but n’est pas de les garder sur le territoire. C’est de mauvais augure pour mon ami mais je reste confiant, il maîtrise parfaitement la langue.
Vient son tour. Il est en détention provisoire depuis un mois pour une bagarre de rue après une nuit alcoolique et blanche dans laquelle, circonstance aggravante, sont intervenus des policiers en civil. Il a compliqué son cas au poste de police. Sa mine n’est pas du meilleur effet, elle est brouillonne, il est mal rasé, mal vêtu. Je sais qu’il n’accède pas à la douche à sa guise. Dans notre camps nous sommes convaincus qu’il va sortir aujourd’hui. Son conseil nous a rassuré, aucun antécédent judiciaire, un emploi, une vie normale, déjà 25 jours de prison, l’issue semble certaine. Notre cauchemar commence alors.
La première comparution immédiate au moment des faits a été ajournée. L’un des policiers avec une incapacité de travail de moins de huit jours a refusé de déposer plainte. Pour lui laisser le temps de revenir sur sa décision la juge a décidé de mettre l’accusé en détention provisoire jusqu’à ce 24 novembre. Mais le policier refuse toujours le dépôt de plainte. La juge insiste lourdement jusqu’à invoquer la manifestation de la vérité (?). L’interrogatoire de l’accusé est un calvaire. La description de sa personnalité est aux antipodes de la réalité. J’assiste à un véritable acharnement, les questions sont insidieuses, voir vicieuses. Le sarcasme et la moquerie suintent dans les questions. L’attitude de la juge est plus que douteuse, l’irrespect et la partialité sont manifestes. De sa prison, mon ami a écrit une lettre au procureur, sa contrition est évidente, il fait repentance ; que faire d’autre ? La juge transmet avec mépris le courrier à ses assesseurs. Je suis stupéfait par la tournure de l’audience. Au moment où, les mains jointes, mon ami demande plusieurs fois pardon, la juge répond : Arrêtez avec vos pardon, pardon, pardon, vous croyez qu’avec vos pardons vous allez rentrer chez vous ce soir, certainement pas. Je comprends alors qu’il est déjà condamné, avant la plaidoirie de l’avocate, avant les délibérations (comment se qualifie un vice de procédure ?). Le réquisitoire est confus, j’entends les mots voyou, possédé. Je me sens humilié et insulté dans ma profession lorsque ce procureur raille son statut d’artiste. Mince, il bosse depuis l’âge de 17 ans et même ça, ça n’intervient pas en sa faveur ?
C’est la pause pour les délibérés. La plaidoirie de l’avocate fut remarquable mais j’ai un mauvais pressentiment. Ils vont lui en remettre pour 15 jours, un mois peut-être. En quelques minutes je me rejoue ce procès pour me construire une opinion. Je n’arrive pas à détacher ma pensée de ce magistrat qui m’a fait l’effet d’une bourrelle. Sa désinvolture au moment de la plaidoirie, et je me recoiffe, et j’ajuste mes lunettes, et je consulte mes notes, et je parle à mes collègues, m’a fait honte. Un seul mot me vient à l’esprit, indignité. Cette toute puissance étalée sans retenue et avec vulgarité m’inspire du dégoût.
La cour revient pour le verdict : Un an ferme.
Demain un autre noir d’une autre cité prendra la place de mon ami.