L’habitat social, victime du marketing territorial ?
Pour expliquer la pénurie de logements sociaux en France, en dépit de mécanismes législatifs stricts en théorie, doit être intégrée la question de l’image des territoires. Les acteurs politiques y exerçant des responsabilités se livrent à une surenchère médiatique afin de faire percevoir leur territoire comme attractif et séduisant. En résulte une occultation volontaire de tout ce qui pourrait paraître dérangeant.
Depuis quelque temps se développent de multiples analyses visant à expliquer la place faite au logement social en France. Le diagnostic semble clair : pénurie de l’offre, mécanismes d’aide qui génèrent une faible fluidité des ménages, spéculation immobilière dans les territoires urbains les plus valorisés, malthusianisme démographique des communes, effets pervers produits par la destruction des logements sociaux là où ils existent, sans la contrepartie de constructions ailleurs. Mais il est un élément qui mériterait davantage d’attention : la compétition croissante que se livrent les communes afin de capter les populations les plus désirables, donc les plus solvables.
La géographie de l’habitat social, en particulier en région Île-de-France, est une géographie grandement héritée des dichotomies politiques des années soixante : là où le P.C.F. était puissamment implanté, en particulier en Seine-Saint-Denis, les municipalités accueillirent volontiers des projets urbanistiques perçus comme susceptibles de favoriser leur base électorale traditionnelle, a contrario, dans les communes de l’ouest parisien. Cette réalité n’a plus cours aujourd’hui.
Les acteurs politiques locaux intègrent de plus en plus dans leur approche la question de l’image de leur territoire. Image d’un territoire, ceci signifie à la fois potentialités économiques, valorisation résidentielle, cadre de vie favorable, équipements de qualité. Ce grand jeu vise à se faire connaître, à sortir de l’anonymat, de l’espace informe. Il n’est en aucun cas limité aux grandes métropoles, mais concerne des villes moyennes, voire des petites villes. Afin d’accroître l’impact des atouts, de véritables campagnes marketing sont mises en œuvre. Elles ne visent pas l’interne (les populations résidantes), mais l’externe. Initialement pilotées par les services de la collectivité locale, ces actions de promotion sont de plus en plus souvent prises en main par des groupes publicitaires, certains s’en étant même fait une spécialité. Ceci conduit à l’élaboration de logos, de slogans valorisants, à la mise en œuvre de promotions via des supports divers (affichage, presse, radio). Chaque territoire se retrouve ainsi en lutte permanente avec les autres territoires de même niveau, afin de capter à son profit les denrées rares que sont les investissements économiques majeurs, et aussi les populations aisées. Et là, revient à la surface la question de l’habitat social.
Celui-ci est source de stigmatisation. Les images qui lui sont accolées sont systématiquement négatives et renvoient aux « barres le corbusiennes », aux grands ensembles progressivement dégradés, aux trafics en tous genres, à la paupérisation, à la marginalisation territoriale, à l’exclusion sociale. Cette forme d’habitat agit donc comme un puissant répulsif. Ceci ne peut que nuire à l’image de la commune. Améliorer l’image consistera ainsi à tout faire pour se débarrasser des quartiers qui dérangent. D’où l’utilisation des fonds de l’ANRU (Agence nationale de la rénovation urbaine) dans le but de détruire des barres, de lancer des programmes de réhabilitation visant à modifier le profil social de ces territoires. La rapide diffusion des comportements liés à la prise de conscience par les élus locaux de la nécessité d’agir sur l’image de leur « territoire d’action » joue comme un puissant destructeur de l’habitat social là où il est encore présent, comme un frein à son implantation là où il est marginal.
La poursuite des tendances en cours est socialement périlleuse à plus d’un titre : en réduisant l’offre résidentielle des ménages les plus fragiles, elle les contraint à opter pour des quartiers en phase de ghettoïsation, pour l’éloignement à distance des centres d’impulsion urbains, pour l’illégalité du squat, voire pire, elle peut les jeter à la rue. Par ailleurs, dans une logique de désagrégation sociale, cette question est perçue par « les élites » (c’est-à-dire les "catégories motrices", celles exerçant, par leurs comportements et leurs choix, le plus d’influence sur la société) comme ne les concernant pas. Comme si, de près ou de loin, à un moment ou à un autre de leur vie, certaines populations n’avaient pas ou n’auront jamais besoin de recourir à cette forme d’habitat. Ceci témoigne d’une vision stratifiée certes, mais également rigidifiée, des itinéraires sociaux.
Le marketing territorial tel qu’il est le plus généralement conçu, ne produit pas ces tendances, il se contente de les amplifier. La lutte de chaque territoire contre chaque territoire incite chacun à tirer le meilleur parti des atouts existants, à rendre invisibles les « problèmes », mais contribue également à exacerber les égoïsmes territoriaux. Or, un territoire, ce n’est pas uniquement des slogans, des images-paillettes, mais également des individus divers et complexes qui, à chaque instant, y inscrivent leur vie. Face au spectre de l’exacerbation des égoïsmes territoriaux, on est en droit de vouloir voir émerger des réponses sous forme de solidarité territoriale.
A paraître en décembre 2005 : « Stratégies résidentielles et logiques ségrégatives. Investigations dans l’aire d’influence de Cergy-Pontoise ». Editions Connaissances et Savoirs.
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