L’oubli par la France de ses crimes
On peut, à loisir, peupler les espaces publics avec des vecteurs d'une mémoire de faits passés : monuments grands et petits, pièces de monnaie, timbres poste, emblèmes ou hymnes nationaux, cours et conférences donnés à des enfants, adolescents ou adultes, musées, livres dans des bibliothèques municipales, scolaires, universitaires, sites internet, évènements publics, déclarations officielles, émissions et documentaires télévisés, radiodiffusés, articles de journaux.
Un vecteur de mémoire est plutôt actif, quand il va vers son public (le public est alors passif), et il est plutôt passif quand son public vient à lui (le public est alors actif). Les monuments, pièces, timbres et emblèmes, cours à l'école, sont toujours actifs : ils vont sur le public sans lui demander son avis. Les livres des bibliothèques, sites internet, musées, émissions et documentaires, journaux, évènements, conférences, déclarations officielles, peuvent être très actifs s'ils se placent dans des lieux très fréquentés par le public ; et ils peuvent être très passifs s'ils se placent dans des lieux surtout connus et fréquentés par des connaisseurs.
Le public naturel d'un vecteur de mémoire peut être l'ensemble de tous les membres de la société, l'ensemble des auditeurs de telle ou telle radio, l'ensemble des enfants ou adolescents d'une classe d'âge, l'ensemble des habitués de telle ou telle salle de telle ou telle bibliothèque...
Enfin, un vecteur de mémoire s'accompagne d'un guide d'interprétation plus ou moins volumineux et plus ou moins influent sur son public, selon sa nature et sa qualité. Les monuments sont souvent accompagnés de plaques plus ou moins grandes et visibles ; les pièces et timbres se donnent à voir tels quels ; les emblèmes sont accompagnés d'un discours officiel ; les cours sont donnés par des professeurs plus ou moins intéressants et respectés par leurs élèves ; les livres, sites internet, conférences, émissions, articles de journaux, ont pour guide d'interprétation leurs propres auteurs, plus ou moins compétents sur le sujet, compréhensibles, réfléchis, idéologiquement pertinents ; les musées ont leurs guides humains, écrits, audio ; les évènements publics sont accompagnés d'une certaine publicité, de certaines déclarations préliminaires, et personnes participant à leur organisation.(1)
« Science sans conscience n'est que ruine de l'âme », comme dit la formule de Rabelais. La connaissance d'une vérité factuelle passée, accompagnée d'une mauvaise interprétation de cette vérité, est peut-être plus éloignée de la vérité et de l'équilibre mental, que l'ignorance de cette vérité factuelle, accompagnée d'aucune interprétation du tout. La mauvaise interprétation des faits passés peut conduire à la ruine de l'âme de l'individu, mais aussi à la ruine de la relation éthique dans laquelle les individus d'une même société devraient être engagés, vis à vis les uns des autres et vis à vis de cette société : c'est à dire à la ruine de l'âme de la société.
La peur que la mémoire ruine l'âme de la société, habite les propos de Renan, dans Qu'est-ce qu'une nation ? (partie I) : « L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que les progrès des études historiques sont souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été les plus bienfaisantes. L'unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose dire, le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu'il valait et ce qu'il a fait ».
Et on sait que les cadres intellectuels de la IIIème République feront des choix en accord avec ces propos de l'un des leurs. Le manuel d'Histoire de France, signé par Lavisse, qui sera distribué aux enfants des écoles primaires, cherchera moins à leur raconter les vérités factuelles dans leur authenticité et totalité, qu'à habiller la société française d'un bel habit orné de scènes et personnages historiques, présentés pour qu'ils soient aimés ou admirés quand ils sont faits pour être des symboles de la France. Personnages historiques parmi lesquels les chefs politiques, réels ou présumés, de la France, figurent en bonne place, et sont montrés sous un jour très valorisant, de Vercingétorix à Clémenceau (pour les versions du manuel d'après la guerre de 1914-1918), en passant par Clovis, Charlemagne, François Ier, Henri IV, Louis XIV et Napoléon.
De manière opposée à ces choix des cadres intellectuels de la IIIème République, on peut vouloir n'habiller la France qu'avec des scènes singulières de la vie des hommes qui soient authentiques, qui ont vraiment eu lieu en France. On peut aussi vouloir donner une place plus importante à d'autres dimensions de la société française que ses chefs politiques : la vie des gens ordinaires, leurs croyances, leurs coutumes, les évènements dans lesquels ils se sont investis, comme les révoltes et révolutions. Et quand la maturité des élèves le permet, on peut aussi vouloir prendre parfois du recul par rapport aux cadres institutionnels et symboliques des différentes époques. Ces cadres peuvent en effet être regardés avec le point de vue du spectateur du théâtre qui apprécie la pièce ; mais ils peuvent aussi être regardés par les coulisses, du côté où on a l'impression que Notre-Dame de Paris et le château de Versailles ne sont guère plus que des décors de théâtre, et où on voit que l'ange qui donna à Clovis son bouclier, pour qu'il gagne la guerre qui le fera roi de France, est une poupée de chiffons qui tient en l'air grâce à des ficelles.
Mais on peut aller encore plus loin, en faisant une objection pragmatique et une objection morale à cet oubli, par les institutions, des violences passées, prôné par Renan. L'objection pragmatique, c'est que les bibliothèques, les étals des marchands de journaux, les récits familiaux, et internet, portent aujourd'hui une mémoire des violences passées, narration plus ou moins exacte et bien interprétée. Au lieu de faire comme si cette mémoire n'existait pas, l'institution devrait donc plutôt en construire une elle aussi, exacte et accompagnée de guides favorisant une bonne interprétation. Et l'objection morale à l'oubli des violences passées, ce serait un certain devoir de mémoire.
D'un point de vue scientifique, les violences passées sont des actes faits par des individus. Quand nous attribuons ces actes faits par des individus, à ces êtres que nous appelons la France, l'État français, ou la population française dans son ensemble, nous faisons nécessairement une interprétation, naïve ou éthiquement élaborée, du scientifiquement visible, par laquelle nous sortons du scientifiquement visible, comme je le disais dans ce billet. Je concluais ce billet en disant qu'attribuer des actes criminels à des êtres comme la France, l'État français, ou la population française dans son ensemble, ne semble pas avoir beaucoup de sens. Cela revient en effet, où bien à attribuer un acte à une chose inanimée, comme l'État français en soi, ou telle ou telle autre dimension inanimée de la France. Où bien cela revient à attribuer un acte criminel à l'ensemble des hommes ayant appartenu à une société à un moment, mais alors on se demande de quel crime ces gens peuvent bien être accusés, à part d'être nés hommes dans cette société là à ce moment là, et de quel crime cette société d'hommes peut bien être accusée, à part d'avoir été placée dans la situation historique précise dans laquelle elle a été placée.
Mais cela n'empêche pas que peut-être, pour des raisons pragmatiques ou morales, les institutions doivent construire une mémoire des crimes commis dans le passé par des individus. Mais alors quelle mémoire, portée par quels vecteurs de mémoire, et orientée vers quels objectifs ?(2)
Des vecteurs de mémoire qui évitent de montrer le crime comme le propre d'une société particulière.
Ce serait sûrement une erreur historique de s'imaginer que les Occidentaux, ou les Français, ont plus saisi que les autres hommes, les occasions qui leur ont été présentées de commettre des crimes. Ce serait aussi une faute morale, et plus précisément du racisme, de croire que les hommes occidentaux, ou les hommes français, sont par nature mieux disposés que les autres hommes à commettre des crimes. Enfin, ce serait une erreur philosophique de croire que la culture occidentale, ou française, porte dans ce qu'elle a d'essentiel, une plus grande incitation aux crimes que les autres cultures : on peut toujours se dire que l'essentiel d'une culture, est ce qui en elle est singulier, et pourrait rester en elle sans lui empêcher d'atteindre une parfaite moralité et félicité.
Aux quatre coins du monde, et depuis la préhistoire, des hommes de toutes les cultures ont fait toutes sortes de crimes, dont ils ont parfois inventé des formes singulières. Crimes de guerre : pillages, viols, massacres de civils, destruction des cités et des œuvres d'art du vaincu, viols de sépultures, mauvais traitements et tortures infligés aux prisonniers, usages d'armes infligeant des douleurs inutilement aigües. Crimes que sont les punitions excessives de crimes : tortures et mises à mort de toutes sortes (la créativité humaine est très impressionnante dans ce domaine), emprisonnements dans toutes sortes de conditions difficiles. Crimes rituels : cannibalisme, sacrifices. Crimes qu'on commet contre un homme par la condition qu'on lui fait dans la société : esclavage, servage, castes, condition des femmes ou des malades.(3)
Dès lors, les vecteurs de mémoire devraient prendre garde de ne pas montrer le crime comme le propre de telle ou telle société particulière. Un enseignement qu'une bonne mémoire du crime devrait porter avec insistance, est que le crime est la potentialité de n'importe quel homme, et non pas celle des hommes de telle ou telle culture ou société particulière.
Des vecteurs de mémoire qui puissent être bien interprétés, par les membres les plus légers d'esprit de leur public naturel.
Les gens sont plus ou moins sages ou légers d'esprit, selon leur âge, le temps qu'ils consacrent à la réflexion, leur niveau de connaissances, et peut-être leur tempérament plus ou moins calme ou emporté.
Un vecteur de mémoire devrait toujours être jugé avec l'interprétation des faits dont il est la mémoire, que les membres les plus légers d'esprit de son public naturel sont susceptibles de faire, étant données la difficulté intrinsèque d'interpréter ces faits, et la qualité du guide d'interprétation que porte aussi le vecteur de mémoire. Plus le fait porté par un vecteur de mémoire, est intrinsèquement difficile à interpréter, et plus les membres les plus légers d'esprit de son public naturel devraient être âgés, réfléchis, savants et calmes, le guide d'interprétation étoffé et efficace.
Des vecteurs de mémoire qui aident à vivre, plutôt que gratuitement morbides.
Enfin, on pourrait penser que la finalité d'une mémoire du crime est de permettre aux gens de se comporter de manière plus morale, de se méfier des crimes qu'ils pourraient commettre, de se préparer à affronter ceux que d'autres pourraient vouloir commettre. On dit souvent que nos sociétés tentent d'évacuer de leur conscience le crime, et même l'affrontement à l'hostilité de l'autre, et que cette tentative de refoulement est une mauvaise chose. Parce que cela nous fait oublier que le crime est une potentialité de l'homme, et que tout homme peut être conduit à devoir affronter la criminalité ou l'hostilité d'autres hommes. Et parce que cela nous fait oublier que la liberté de tout membre d'une société, aussi civilisée soit-elle, est fondée sur un usage civilisé de la force, une pratique civilisée de l'affrontement, par la police, l'armée, et même peut-être les civils quand c'est seulement avec les paroles et le corps.
Mais alors, si vraiment c'est à cela que sert la mémoire du crime, il faudrait autant que possible éviter de peupler nos espaces publics par des vecteurs de mémoire qui ne contribuent pas vraiment à cela, et qui ne font que mettre de la désolation, de la morbidité, dans nos vies, de manière gratuite, en nous laissant en plus dans une attitude passive face au crime.
Inversement, certains vecteurs de mémoire, qui nous aident à prendre conscience de certaines duretés de la vie, et peuvent nous aider à nous préparer à les affronter de manière civilisée, devraient alors être particulièrement valorisés. Mais ce sont souvent des vecteurs de mémoire qu'on oublie parfois ou qu'on critique pour leur dureté. On oublie parfois les pratiques civilisées qui nous préparent au courage et à l'affrontement, comme les sports de combat, arts martiaux, le rugby. On critique la dureté des formes culturelles qu'ont parfois inventé les sociétés, et par lesquelles elles se souviennent de la dureté qu'a parfois la vie : la charge guerrière, implicite ou explicite, des hymnes nationaux comme La marseillaise ou le God save the queen, ou peut-être aussi les jeux qui mettent en scène un affrontement où on va parfois jusqu'à risquer sa vie, comme les traditions taurines du sud-ouest de la France et de l'Espagne (bien sûr, la préparation à l'affrontement peut elle aussi devenir excessive, quand l'affrontement est présenté et glorifié comme une finalité de la société, comme dans les sociétés fascistes, ou quand les personnes qu'on cherche à préparer à l'affrontement le sont d'une manière trop brutale, pas assez progressive, pas assez attentive aux plus ou moins grandes fragilités des uns et des autres).
Notes.
1. Livre sur les vecteurs de mémoire : Halbwachs, La mémoire collective
2. Livres sur la mémoire et l'oubli : Ricœur, La mémoire, l'Histoire, l'oubli ; Jaspers, La culpabilité allemande ; (Cerf), Devant l'histoire : Les documents de la controverse sur la singularité de l'extermination des juifs par le régime nazi
3. Livre sur des crimes commis par des hommes, occidentaux ou non : Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique
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