La dictature implacable des complexités grassement installées
Les résistances au transfert des complexités nuisent gravement à des bonds spectaculaires des sociétés humaines.
Exemple : la bataille entre les musiciens et les logiciels musicaux
Il y a quelques dizaines d’années, pour créer de la musique, il fallait des musiciens : un bassiste, un guitariste, un batteur, un pianiste, etc. Ceux-ci passaient des dizaines d’années à travailler pour maîtriser leur instrument. Le produit final, la musique que l’on écoutait sur les disques, leur était toujours associée, au point que l’on finissait par confondre musique et musiciens, le but et le chemin.
Parce que la complexité des savoirs qui conduisaient alors au produit musical était la seule piste pour y parvenir, personne n’imaginait que les progrès techniques puissent un jour permettre d’en générer une autre. Quand vint l’ère des ordinateurs, puis ensuite celle de la musique assistée par ordinateur, les musiciens se dressèrent tous comme un seul homme pour crier au sacrilège et pour dénigrer cette piste usurpatrice. Mais petit à petit, le front céda et aujourd’hui, presque tous les artistes (en dehors de la musique classique, des musiques traditionnelles et du jazz) se servent de la musique assistée par ordinateur pour créer leur produit en studio. L’outil est plus facile à utiliser, et surtout économique, car on fabrique un ordinateur et les logiciels qui vont avec en quelques heures, là où il fallait dix ans pour former un seul excellent musicien. Mais, cette fabrication rapide est en réalité le résultat d’un travail qui a été d’une complexité incomparable face à celle de la formation d’un musicien. Pour le produit musical, il y a simplement eu à un moment donné, un transfert d’une complexité à une autre. De la complexité de formation des musiciens, à la complexité de création des ordinateurs et des logiciels musicaux.
La résistance aux transferts ou aux inversions de complexité
D’autres événements du même type ont ponctué l’évolution des sociétés humaines et les retards parfois immenses causés par ces résistances leur ont été parfois préjudiciables. On a ainsi vu des civilisations qui étaient en pointe régresser de façon spectaculaire, certaines mettant des siècles à s’en remettre.
Il est légitime que ces résistances existent, car il n’est pas facile d’accepter que des années, voire des siècles d’accumulation de maîtrises qui ont conduit à des résultats fructueux puissent être balayés du jour au lendemain. Mais il est gravissime pour l’évolution de l’homme de laisser de puissants intérêts acquis par la maîtrise de complexités s’identifier de façon irréversible à ce qu’ils produisent. Il s’agit parfois de véritables usurpations, voire d’escroqueries institutionnelles, parfois d’un danger sans égal, et parfaitement organisées pour faire passer l’outil pour le produit. Tous ceux qui pensent qu’il est possible d’obtenir bien mieux autrement, en transférant certaines complexités dépassées vers d’autres plus innovantes et nettement plus performantes vont être combattus parfois avec une férocité sans égale. L’arme la plus utilisée étant de les ranger dans la classe des illuminés.
Les sociétés humaines (et pire parfois en démocratie) sont carrément prises en otages par ces méthodes, chaque domaine de complexité protégeant ses intérêts : sociologie, politique, économie, justice, religion, psychologie, etc. De nombreux questionnements pouvant remettre en cause l’utilité de certaines complexités sont ainsi plus ou moins interdits même dans les meilleures démocraties. L’intérêt de groupes donnés prend nettement le dessus sur les intérêts de l’avenir de l’homme, certains de ces groupes poussant le cynisme jusqu’à faire croire avec force que c’est ce seul avenir qu’ils essaient de protéger de folles dérives.
Il faut reconnaître que cela a été pire dans le passé. Tout le monde se souvient du cas de Galilée, même s’il était confronté à un mélange de politique, de religion et d’un peu de science, le ressort fondamental relevait de la résistance du transfert de complexités religieuses à des complexités scientifiques.
Mais, il ne s’agit pas que de manipulations pour conserver de la valeur et une utilité apparente à des complexités afin qu’elles ne soient pas surpassées par celles de domaines concurrents ou de nouveaux domaines. Il y a bien pire, c’est quand dans un domaine donné les spécialistes des complexités de certaines pistes déploient des efforts malsains pour obstruer toutes les tentatives qui pourraient les conduire à quitter le haut de l’affiche. Pour bien se vendre il faut être rare et maîtriser ce qui n’est pas à la portée de tous. Dans le domaine de la transmission des connaissances, des hiérarchisations artificielles sont ainsi créées chaque jour sur la base d’une complexification totalement inutile et bénéfique aux seuls maîtres d’une belle arnaque intellectuelle. Face à ce développement de la connaissance par la complexité savamment orchestré par certains, de nombreuses personnes aux qualités indéniables mais qui perçoivent des pistes bien plus simples, prises au piège, abandonnent, se sentant même idiotes d’avoir osé.
On pourrait penser que les sciences pures qui s’appuient sur une valorisation par la qualité des logiques soient à l’abri de cette gigantesque escroquerie qui sévit sur toute la planète, mais c’est loin d’être le cas. Une logique peut traiter excellemment un problème à l’aide d’une complexité de cinq cent pages là où une autre, totalement inédite, pourrait y arriver en dix pages. Mais il faudrait que le système puisse permettre une ouverture possible pour cette dernière. Et là, tout a été encore plus vissé qu’ailleurs. Bon nombre de pratiquants des mathématiques par exemple (élèves compris et là c’est extrêmement grave) ont été convaincus qu’une bonne piste mathématique se doit d’être complexe et doit se maintenir dans les directions imposées depuis des siècles. Et dans cette discipline, on a fait encore plus fort qu’ailleurs, cela en est effrayant. On a réussi à gommer toute référence à l’utilité pour pouvoir laisser libre cours à des complexités totalement gratuites. Ici on n’a même plus d’outil et de produit, l’outil a réussi l’exploit d’éradiquer tout lien avec un quelconque produit pour définir ses excellences. Le meilleur sera celui qui aura construit les théories les plus complexes, même si elles ne conduiront jamais l’homme nulle part, et pire, celui qui osera s’emparer des bases de la logique pure pour bâtir une autre direction de complexité mathématique efficace pour l’humanité sera taxé de traître à la direction de complexité suivie depuis des siècles par la discipline et qui a fait des cerveaux de ses maîtres les meilleurs des cerveaux, reléguant l’organe de l’écrasante majorité des humains à des faire-valoir de l’intelligence, car incapables de démêler des fils emmêlés inutilement.
Il est important de souligner que la technique basée sur l’incapacité de "démêler des fils emmêlés inutilement" pour faire croire à des gens qu’ils ont une intelligence secondaire est largement et efficacement utilisée ailleurs, notamment en politique et en psychologie.
Je continue à espérer qu’un jour l’intelligence pure triomphera et sera aux commandes des sociétés humaines, que les meilleurs des hommes seront ceux qui auront la capacité d’améliorer nettement les vies sans augmenter les souffrances, et non ceux qui font croire qu’il ne sera possible à l’humanité de s’en sortir qu’en suivant le rythme lent de leurs expertises en complexités, qu’ils imposent comme incontournables.
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