La faillite de l’ordre patriarcal et capitaliste
Face à la montée des eaux et au déluge inéluctable, de veilles superstitions remontent de terre et certaines voix appellent au retour d’un régime viril et autoritaire. Engluées dans des patrimoines aristocratiques, que les élites bourgeoises ont modernisé et adapté en se faisant élire au suffrage universel, elles n’ont plus qu’à proposer la restauration de la domination patriarcale, pour se sortir de leur propre leur crise de légitimité. Tapie au fond de la modernité libérale et l’ayant toujours parasité, le recours à la force arbitraire contre les pauvres redevient la solution ultime à toutes les revendications politiques et sociales.
Maigre et unique compensation que cette parade de démonstration de force, que les dirigeants capitalistes mettent au-devant pour sanctionner leur irresponsabilité. Les flics peuvent bien décharger leurs armes sans limites, puisqu’aucun crime ne saurait être plus grave que celui de remettre en cause leur autorité, celle du fric et des milliardaires qui envoient leurs mots d’ordre dans les médias qu’ils détiennent. Épreuve de force primitive et affaire d’hommes sur le terrain dans un premier temps : la quasi-totalité des interpellés tués suite à « refus d’obtempérer » sont des hommes, ainsi que les policiers tireurs qui tentaient de les arrêter.
Le plus tragique dans cette affaire est cette obsession populaire assez répandue de se conformer à un modèle patriarcal qui n’existe plus vraiment, si ce n’est un cadre de référence qui peut servir à justifier une violence légale au service du patronat et de la bourgeoisie. Nahel Merzouk n’est pas seulement un jeune martyr de la banlieue, c’est une double victime du modèle patriarcal : mort en défiant les autorités, en voulant se conformer à un modèle de virilité en apparence transgressif, mais dans le fond calqué sur le fonctionnement du capitalisme libéral que les autorités protègent et encouragent.
Élevé par sa mère et abandonné par son père, coincé entre deux cultures patriarcales post-chrétienne et musulmane (au sens où ce sont deux sociétés virilistes qui ont longtemps célébré une parole prophétique exclusivement masculine), faire le surhomme en conduisant une grosse berline de luxe et en insultant des schmitts constitue un rite de passage obligé pour un adolescent voulant être reconnu dans son quartier et même au-delà. Le jeune Nahel n’est plus seulement un fils de ratés, « d’arabes de service » exploités puis rejetés comme détritus par le système capitaliste. Il est devenu malgré lui l’homme qui a fait trembler la France, en mettant au jour son culte pathologique de l’autorité patriarcale. Reconnaissons-lui au moins cela : in memoriam.
En approfondissant au maximum la culture de domination masculine de la police capitaliste, comme le propose notre éminence le rappeur Booba – dont le haut fait de rébellion est d’avoir bousculé quelques passagers dans un aéroport – la déresponsabilisation dans la répression répond parfaitement aux appels du pied du gouvernement. La surenchère sécuritaire de la police est déterminée avant tout par l’orientation politique des élites et des dirigeants, qui sont eux aussi très majoritairement des hommes, assez âgés, avec une femme officielle, une ou deux maîtresses, des servantes, des comptes offshores planqués dans les paradis fiscaux, c’est-à-dire des patriarches qui s’autorisent tout ce qu’ils interdisent aux autres, excepté les flics à qui ils peuvent éventuellement consentir des droits spéciaux, afin d’assurer le maintien à tout prix de leur ordre, ce bordel à ciel ouvert, où les Epstein et les Weinstein sont foison, bien souvent en compagnie de sommités assez inattendues.
De cette ambiance d’immoralité qui baigne aussi bien en haut qu’en bas, même si la richesse prémunit largement d’être tué lors d’un refus d’obtempérer, d’aucuns en déduisent que le retour de la morale patriarcale à l’ancienne, c’est-à-dire violente et autoritaire, est le bon remède pour restaurer un ordre public bénéfique au plus grand nombre, cette majorité silencieuse idéalisée par la droite, qui travaillerait péniblement et prête à accepter toutes les régressions sociales, jusqu’à l’instauration d’un fascisme rédempteur. Sauf que la crise actuelle est justement le produit d’une culture patriarcale consacrant des vertus viriles, qui agit davantage comme un poison qu’un antidote. La mort du jeune Nahel, encore une fois, étant causée par une volonté de se conformer à tout prix à un modèle de domination virile, aussi bien encensé par les conservateurs et les dirigeants quand ils entendent faire respecter l’ordre par tous les moyens, en faisant des petits coups de menton ridicules devant les assemblées et à la télévision.
Pour bien comprendre les ressorts complexes de cette pathologie de la domination masculine, très récurrente et classique dans l’histoire de l’humanité (ça ne date vraiment pas d’aujourd’hui, contrairement à toutes les balivernes qui peuvent être entendues ici où là), il est nécessaire de revenir longuement sur les couplages entre patriarcat/irresponsabilité et autorité/compensation, qui bien entendu se combine avec une fonction maternelle spécifique sans laquelle ils ne pourraient fonctionner.
Premièrement, l’importance de la figure du père, sacralisée et divinisée dans les régions monothéistes, ainsi que dans le confucianisme, et plus largement dans les religions orientales, est proportionnelle à son absence et à son irresponsabilité. Dans les sociétés anciennes, les hommes partaient plusieurs années faire leur service militaire et ne revenaient pas pour un grand nombre d’entre eux. Le monothéisme a été créé par un peuple en errance, donc très souvent en guerre, et le Dieu-tout-puissant est juste une figure de substitution et de compensation qui préserve tant bien que mal l’identité du groupe, dont la survie et la reproduction matérielle est en grande partie assurée par les femmes. Pareil pour le christianisme, il s’est étendu à tout l’empire romain suite à la période d’anarchie militaire et lors de premières grandes invasions barbares. L’Islam, qui réserve cependant plus de place aux femmes parmi les combattants, s’est lui aussi développé à partir de grandes campagnes militaires. La mise en œuvre d’un régime patriarcal, sanctifié par une communauté religieuse rassemblée autour d’une autorité unique et indissoluble, est donc déterminée avant tout par les nécessités d’une économie de guerre, où l’autorité se doit d’être moralement et littéralement infaillible.
En contrepartie, la concentration de pouvoir en un point particulier implique une décharge totale des droits et des devoirs communautaires envers l’autorité centrale et donc son irresponsabilité de fait, eu égard à l’impossibilité matérielle de tout gérer en temps réel (Dieu n’est pas un petit bureaucrate qui passe son temps à tamponner des registres de commerce…). Entre ce déchargement divin patriarcal et la réalité sociale s’intercale donc un bricolage, celui du droit, des coutumes et des traditions locales, qui comprennent généralement tout une série de petits mécanismes compensateurs qui pallient à l’irresponsabilité ou au retrait du Dieu-patriarche (incarné par le souverain).
Bien que nos sociétés soient en partie sécularisées, il n’en reste pas moins que les autorités politiques centrales du système libéral fonctionnent encore sur ce mode de régime patriarcal irresponsable et exaltant une virilité agressive, avec généralement un domaine secret et réservé pour les questions militaires et diplomatiques, lieux de décharge privilégiés où l’irresponsabilité pénale est la règle. Plus un régime politique est autoritaire, plus il sollicite des moyens matériels pour s’organiser, et plus il a besoin de se décharger à l’extérieur et d’étendre son champ d’irresponsabilité, en soumettant des peuples étrangers par exemple, en vue de réaliser les tâches que la communauté lui charge.
Autrement dit, et c’est là le point le plus intéressant, l’autorité étatique patriarcale assume implicitement son irresponsabilité totale au moment où elle se déclare pleinement souveraine, puisqu’en théorie elle peut décider de ce qui bon lui semble. Cela lui permet de se décharger vis-à-vis d’autres autorités des tâches qu’elle ne peut pas accomplir seule. Car si elle le pouvait, elle n’aurait pas forcément besoin de souveraineté comme compensation et les échelons inférieurs (notamment au niveau des communes) y suffiraient amplement.
L’accroissement du pouvoir de l’autorité centrale est à la mesure de son impuissance grandissante, malgré des démonstrations de force censés la compenser et obligeant la communauté à lui déléguer de plus en plus de missions en vue d’accroître son propre profit, alimentant un cycle sans fin de guerre et de spoliation où les chefs se déchargent de leurs responsabilités et sont aspirés dans une fuite en avant.
À partir du premier acte de souveraineté, au moment de s’imposer aux autres, deux possibilités s’offrent au régime patriarcal qui reste au cœur du fonctionnement du libéralisme :
Soit la conquête de gains territoriaux aux dépens d’autres puissances, en étendant indéfiniment son champ d’intervention et d’irresponsabilité. C’est le modèle impérial classique, où l’autorité centrale est généralement seule détentrice de la souveraineté mais nécessitant une compensation illimitée à l’extérieur. Effectivement, le problème des empires est qu'ils finissent généralement par dépendre de plus en plus des forces se situant à ses marges où à ses frontières qui à terme menacent son intégrité.
Soit la négociation de partage du pouvoir en interne, toujours redoutée par les élites gravitant autour du pouvoir central et ne souhaitant pas être « reléguées » au plan régional : c’est le modèle associatif-fédéraliste, où la souveraineté est partagée et responsabilisée, et les mécanismes de compensation strictement limités à l’échelle locale. Ici la contrainte spécifique est que ce mode d'organisation rend difficile une unité d'action vis-à-vis de l'extérieur et complique donc son harmonisation.
Enfin, des systèmes originaux peuvent tout à fait combiner les deux, comme en Union européenne ou autrefois dans le Saint-empire romain germanique.
Le capitalisme de tendance néolibérale, c’est-à-dire basée sur la domination de la finance mondialisée, favorise une concentration inouïe des richesses au sein de grands organismes financiers multinationaux, généralement là aussi dirigés par des hommes. Il se développe plutôt selon une dynamique impériale autoritaire, comme l’avaient déjà diagnostiqué les marxistes de seconde génération (Rosa Luxemburg, Lénine…) au sujet du capitalisme industriel du libéralisme classique. Le patriarcat existait certes avant, dès les sociétés agropastorales archaïques du néolithique, mais il sert d’appui fondamental au système libéral, qui ne peut pas se passer de la violence de la domination masculine pour se maintenir au pouvoir.
Il peut être objecté qu’aucun autre système politique, a fortiori socialo-communiste, n’a pu s’affranchir de la domination masculine et par conséquent, il ne s’agit pas d’une fonction propre au système libéral et relève d’un enjeu plus général qui concerne l’humain dans son ensemble. Dans ce cas, pourquoi afficher une préférence particulière et dire que l’un est plus favorable au féminisme que d’autres, si tous les régimes sont plus ou moins équivalents par rapport à la question de la domination masculine ?
Comme il a été démontré précédemment, le régime patriarcal a été instauré dans des conditions bien particulières, liés à la reproduction et la survie de communautés semi-sédentaires répartis dans un espace rural assez étendu, mais ne disposant pas assez de ressources naturelles et nécessitant une prédation de longue distance (typiquement les espaces désertiques du Proche et Moyen-Orient, les grandes steppes asiatiques, etc). Ce régime s’est ensuite étendu au monde entier en raison de l’extension mondiale des échanges économiques, puis le capitalisme s’est appuyé dessus pour se développer puis l’a renforcé à son propre profit. C’est pour ça que tous les libéraux du monde entier exaltent des vertus de domination virile, même si c’est au prix d’une période transitoire de domestication fasciste, moralement et humainement coûteuse.
Seulement, ce culte du pouvoir viril va de pair avec sa déresponsabilisation, et qui dans le meilleur des cas ouvre le champ à une forme de désobéissance civile lorsque cette politique autoritaire est dépassée par d’autres forces sociales que celles qui le soutiennent. Ce qui est contre-intuitif est que l'autoritarisme très disciplinaire est couplé à un déchargement total désordonné envers des ennemis avec qui tout devient permis et qu’on peut détruire à volonté. Même en présentant les deux situations en parallèle, il est nécessaire de revenir longuement sur les relations entre elles tant les deux images paraissent opposées.
Toutefois, il en résulte toujours que se mettre en état de guerre n’obéit pas à une logique de responsabilité et de discipline, comme le laissent supposer les tenants d’un ordre sécuritaire : cela ne fait qu’étendre le champ du crime et de l’insécurité permanente. Le renforcement sécuritaire est en réalité est un blanc-seing donné aux criminels de tous bords pour gérer des territoires que le gouvernement civil ne veut plus prendre sous sa responsabilité, pour des raisons de coût ou d’exclusion raciale. En clair, une mesure répressive est avant un tout une décharge qui délègue tous les pouvoirs à certaines forces dans un cadre donné. Ce qui ne ressemble pas vraiment au maintien de l'ordre public, mais plutôt à l'instauration d'une justice privatisée au bénéfice de quelques-uns ou d'une minorité.
Pourtant, nous ne sommes plus dans à une époque où les enjeux se limitent à des logiques communautaires primitives de conservation de soi, en étant isolé parmi des vastes environnements ruraux hostiles dont les limites paraissent infinies. Aujourd’hui, dans ce monde urbanisé, rétréci et insularisé, où les différentes cultures nationales se croisent et se mélangent, les menaces sont désormais d’ordre mondial. Et pour y faire face, le maintien du régime patriarcal basé sur l’irresponsabilité des autorités, via le gouvernement capitaliste et libéral moderne focalisé sur un populisme national petit-bourgeois, est une solution fort inadaptée qui risque même d’aggraver les grandes catastrophes humanitaires à venir.
Pour répondre aux nouvels enjeux sécuritaires mondiaux et assurer la survie de l’humanité, il est impératif d’instaurer une société civile mondiale avec de vrais pouvoirs qui gèrent les biens communs, et de destituer ces souverainetés nationales patriarcales décaties, instances serviles et croupion qui ne servent juste qu’à alimenter un virilisme capitaliste débridé, hypercarboné et mortifère.
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