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La faute d’imprudence peut-elle marquer la fin du libre-arbitre ?

L’État et un centre hospitalier sont condamnés par un tribunal administratif « pour leur co-responsabilité dans le suicide d’un jeune toxicomane dans la maison d’arrêt de la Talaudière ». Il apparaît que le personnel médical et le personnel pénitentiaire ont été imprudents en donnant des médicaments à un jeune toxicomane qui s’en serait servi pour se suicider. Cette actualité nous invite à nous demander dans quelle mesure il est cohérent qu’un individu, ou une entité morale, puisse être condamné pour un acte délibéré commis par autrui ?

« Le tribunal a noté que le jeune homme s’était "vu prescrire un traitement psychotrope" qui "nécessitait une assistance médicale rapprochée" dont il n’a pas bénéficié. Il souligne aussi que "la distribution quotidienne des médicaments n’a pas été assortie de la vigilance attendue du personnel médical en pareil cas" » (source).

La faute d’imprudence, au sens pénal du terme, est donc caractérisée, puisqu’il s’agit du cas où le mis en cause, sans rechercher le résultat dommageable, n’a pas pris toutes les précautions pour en éviter la réalisation (défaillance par rapport à une norme de conduite).

Ainsi, en droit, le jugement semble fondé.

Il semble fondé. Car ce qui est perturbant, dans l’affaire, c’est qu’il ne s’agit pas d’un manquement à une obligation de sécurité ayant conduit à un accident.

Je m’explique. La loi est censée, par exemple, réprimer tel éducateur sportif qui organiserait une activité sportive sans respecter les consignes de sécurité. Le sportif qui chuterait et se blesserait du fait de l’absence de protection aux normes serait la victime d’un accident. C’est le cas de figure dans lequel il est normal que la loi sanctionne l’éducateur sportif qui a pris le parti de créer un risque non nécessaire exposant des sportifs au-delà du risque qu’ils acceptent de prendre normalement en participant à l’épreuve.

Dans le cas du toxicomane qui stocke des médicaments pour se suicider, on peut, bien sûr, reprocher sur un plan disciplinaire au personnel soignant et pénitentiaire d’avoir manqué à des consignes de sécurité (permettant notamment des trafics). Néanmoins, l’incident qui s’est produit ne s’est pas fait indépendemment de la volonté de la victime. Ce n’est pas le sportif qui court sur telle poutre et qui s’aperçoit, en chutant, que rien, ou trop peu, n’est prévu pour amortir sa chute. C’est le sportif qui, alors que l’éducateur semble inattentif (ce qui est certes un tort), du haut du plongeoir de 10 mètres de la piscine décide de faire volte-face et de sauter sur le carrelage au lieu de sauter dans l’eau, non pas par erreur mais par volonté manifeste de mettre terme à sa vie.

Le seul cas de figure où il est intellectuellement satisfaisant de condamner quelqu’un parce qu’autrui a décidé de se tuer, c’est lorsque ce dernier ne disposait d’aucun libre-arbitre.

Or, j’ai le sentiment que la loi, dans sa rédaction actuelle, décourage les tribunaux de prendre en considération le libre-arbitre de chacun. Car la loi semble ignorer la différence entre l’accident et le choix. Même si ce choix peut prendre une tournure tragique, il reste l’incarnation d’une décision prise par un individu disposant de son libre-arbitre, ce n’est pas un accident, un évènement qui se serait produit contre son gré.

Soit j’ai mal lu la loi en question -et le Tribunal administratif de Lyon avec moi-, soit cette loi demanderait à être révisée. Sa forme actuelle semble être source potentielle de multiples injustices.

Voici deux propositions qui seraient, à mon sens, susceptibles de permettre de rendre meilleure Justice.

Dans le cas de la faute de mise en danger délibéré (c’est-à-dire d’imprévoyance consciente, de prise de risque assumée), conformément à la loi actuelle, la possibilité de répression dans tous les cas de figure paraît préférable, même si la conséquence de la faute est par exemple un suicide, c’est-à-dire un choix, et non pas un accident. La loi a prévu que cette faute ne nécessite pas de dommages réels quantifiables pour être condamnable, faisant de cette faute une infraction formelle permettant de réprimer la démarche du mis en cause, estimée très grave, et non pas seulement un résultat précis. La conséquence de l’infraction doit donc rester indépendante de sa répression. Par contre, là où un changement semble nécessaire, c’est dans la prise en considération des droits de la victime. Il est étonnant d’attribuer des dommages et intérêts, d’admettre de constitution de partie civile, dans le cas de figure où la victime de l’incident ayant fait suite à la faute n’est pas victime par accident mais victime par choix - et donc pas vraiment victime de la faute, mais exploiteur de la faute.

Cela signifie, en prenant l’exemple du jugement évoqué en début d’article, que si la faute de mise en danger délibérée est retenue (ce qui, en réalité, ne fut pas le cas ), il reste possible de sanctionner pénalement ceux qui ont commis cette faute. Mais le décès ayant été causé par un acte délibéré du défunt, profitant de la faute du mis en cause, on ne pourrait admettre l’existence de dommages et intérêts, ni la constitution de partie civile.

Dans le cas de la faute d’imprudence (cas où des consignes de sécurité n’ont pas été respectées mais où la prise de risque n’est pas assumée ni délibérée), actuellement, la loi prévoit que la répression de cette faute nécessite un dommage. Mais si le dommage est causé par choix de la victime et non par accident, le dommage, bien que conséquent à la faute, ne devrait pas être pris en compte, car il n’est pas la suite logique et évidente de la faute.

Avec une modification en ce sens de la loi, le Tribunal administratif de Lyon aurait naturellement été invité à rendre à un autre jugement, très probablement un non-lieu.

Que la faute retenue soit celle de l’imprudence, ou sa forme aggravée, la mise en danger délibérée, l’idée de dommages et intérêts n’aurait pas été admise.

Il ne s’agit évidemment pas de condamner post-mortem les suicidés, comme on pouvait le faire autrefois en leur refusant une sépulture. Il s’agit simplement d’éviter les abus qui font que notre État endetté persiste à s’endetter, au motif que ses citoyens auraient perdu tout libre-arbitre, devenus tous irresponsables de leur sort.


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6 réactions à cet article    


  • jf88 (---.---.239.194) 22 mai 2006 14:20

    un toxicomane a-t’il reellement un libre-arbitre ?


    • wieeinstlilimarleen 22 mai 2006 14:44

      S’il est incarcéré, cela signifie qu’il fut reconnu responsable pénalement, donc disposant de la faculté de discerner, du libre-arbitre.

      Si le toxicomane voit sans doute fatalement son discernement atténué en rapport à l’acte de consommation de stupéfiants, cela n’implique rien quant à des velléités suicidaires.

      Je ne prétend pas qu’il est faux de dire qu’un toxicomane incarcéré aura probablement plus tendance au suicide qu’un individu bien dans peau et socialement intégré. Mais lorsqu’il s’agit d’accuser, car c’est de cela qu’il s’agit, nous ne faisons pas que disserter sur la fatalité qui conduit un jeune homme à mettre fin à ses jours, nous parlons bien d’accuser des individus d’être responsable de la mort d’un autre, il en faut un peu plus, il faut être capable d’affirmer sans le moindre doute que ceux qu’on accuse sont pleinement responsables de ce dont on les accuse.

      Il faut être capable de démontrer qu’il est logique et cohérent de penser que le personnel pénitentiaire et médical était responsable des actes du malade. Or, en l’état actuel de la loi sur la faute d’imprudence, cette démonstration n’est pas nécessaire ; je pense que là est le problème. C’est comme s’il y avait une présomption irréfragable défavorable aux mis en cause. Or de telles présomptions ne sont pas sans gravité, puisqu’il s’agit de brèches manifestes du concept de présomption d’innocence.


    • AAAVAM (---.---.150.128) 22 mai 2006 14:34

      Les traquillisants et les somnifères de la classe des benzodiazépines favorisent le passage à l’acte suicidaire. (Valium, Lexomil, Temesta, Stilnox, Imovane, Rohypnol...)

      Cette mention obtenue après 10 ans de combat a été supprimée en 2004 du dictionnaire Vidal par l’agence européenne du médicaments ;

      Vive l’Europe du Suicide !

      (14000 morts par suicides et par an en France, même poucentage en Suisse...).


      • gem (---.---.117.249) 22 mai 2006 17:35

        - toute mort est un dommage.
        - tout dommage mérite rétribution (punition)
        - donc : toute mort implique la punition de quelqu’un

        Dans les sociétés traditionnelles, c’est le suicidé lui-même qui est par principe coupable. Et il est bel et bien puni, au moins corporellement. Ainsi les vivants sont-ils absouts, quelle que soit leur responsabilité dans le drame.

        Notre société moderne a fait du suicidé, non plus un coupable, mais une victime par principe. Et qui dit victime dit : autre coupable. Cela est fort dangereux pour les vivants, heureusement on dispose d’une classe particulière d’acteurs qu’on peut impunément mettre en cause : les « personnes morales ». Très commode : le mort est victime, les vivants sont « responsables mais pas coupables » : c’est le « système » qui porte le chapeau.

        La loi en question, et la façon dont elle est appliquée, sont dans cette logique.

        Alors, bien sur, il y a des dérives possibles. Mais ce système est tellement pratique qu’il ne faut pas se leurrer : une marche arrière est fort improbable.


        • CFK (---.---.214.33) 23 mai 2006 02:13

          Le libre-arbitre existe pour ceux qui sont en liberté.


          • Gil (---.---.93.79) 23 mai 2006 09:25

            En voilà une qui est facile... Si quelqu’un est incarcèré, c’est qu’en principe (à l’exception notable des erreurs judiciaires...), cette personne a commis alors qu’elle disposait de son « libre-arbitre », un délit ou un crime, non ?

            De plus, le fait d’être enfermé pour ne plus nuire à la collectivité, n’empêche nullement de réflèchir, notament au sens de ses actes. Ou alors cela voudrait dire que vous pensez qu’un prisonnier serait incapable de réflèchir... Bizzare comme point de vue.

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