La marchandisation inéluctable de l’éducation ?
À deux jours d’intervalle, le Figaro nous donne deux informations qui vont dans le même sens. La première concerne la célèbre université de Cambridge qui fait appel aux marchés financiers pour trouver des fonds et qui est classée AAA, note que son pays n’a plus ! La deuxième concerne les frais d’inscription à l’IEP Lille qui vont varier selon les revenus des parents. Dans cet article nous allons étudier les deux faces de la question de la marchandisation qui sont présentées dans les deux articles mis en référence.
Je souhaiterais tout d’abord commencer par une sorte de préambule : voilà quelques années (2004) j’avais déjà dénoncé la volonté de certains de vouloir marchandiser l’éducation. « On » m’avait alors répondu que j’étais en plein délire et que cela n’arriverait jamais en France. En 2008, dans mon ouvrage intitulé « Ainsi marchait l’humanité », j’ai expliqué pourquoi la marchandisation de toute activité humaine était inéluctable, l’éducation en particulier et cela ne fait que se confirmer avec les événements qui sont relatés par les médias.
Commençons donc notre analyse par une critique sévère de cette marchandisation. Pour cela, rappelons un des piliers de la culture française que sont les Lumières du dix-huitième siècle qui, entre autres, avaient accouché du Dictionnaire Encyclopédique pour rendre le savoir financièrement abordable à la population. Nous voyons donc que la transmission gratuite du savoir est dans les gènes de notre république. Néanmoins, si le savoir est transmis gratuitement, cette transmission n’en a pas moins un coût. Dans la circonstance d’un état riche, ce dernier peut fort bien prendre cette charge à son compte et c’est ce que nous avons vécu jusqu’à maintenant ou presque. La donne est en train de changer pour cause d’indigence de l’État. Néanmoins, on ferait bien d’y réfléchir à deux fois avant de céder à cette solution qui peut paraître facile tant elle peut déboucher sur des dangers importants en termes sociétaux.
Mais commençons par une remarque qui ne plaira sûrement pas à tout le monde. Une des causes du coût important des études (premier budget de la nation après le remboursement de la dette) est celle du maintien artificiel de pléthore d’élèves dans un système auquel ils sont inadaptés d’une part et qu’ils viennent bien souvent perturber de l’autre. Expliquons-nous. Commençons au collège et allons jusqu’au lycée. Il est très clair aujourd’hui, en mettant l’école obligatoire jusqu’à 16 ans, que l’on garde une frange d’élèves dans les établissements qui n’ont rien à y faire. Non seulement ils n’ont rien à y faire et sèment le trouble pour ceux qui, eux, ont quelque avenir, mais en plus ils perdent leur temps en n’apprenant pas un métier à une époque où, par exemple, on manque d’artisans ou de personnel dans la restauration.
Passons alors aux études dites supérieures pour remarquer que certaines filières sont bondées alors que tout le monde sait pertinemment que ce type d’études ne débouchera sur rien. Nous ne citerons pas ces filières nommément, mais elles sont connues de tous. À l’inverse, certaines filières sont « mal aimées » alors qu’elles offrent de réels débouchés. Enfin, il y a de vrais paradoxes. Chaque année, environ 50 000 étudiants tentent de faire médecine pour un taux de réussite de l’ordre de 10% alors que pendant le même temps il y a environ 50 000 places dans les écoles d’ingénieurs pour environ 40 000 candidats. Et l’on pourrait multiplier les exemples.
Il faut donc profondément réformer le système. Dans ce cadre, le mieux est d’arrêter de financer au niveau étatique les filières qui ne débouchent sur rien ou marginalement au niveau des études supérieures. Au niveau du secondaire, écarter de manière précoce les fauteurs de troubles et développer des filières d’apprentissage semble être une voie raisonnable ; il faut aussi rétablir l’autorité à l’école. Enfin, nous n’en avons pas parlé parce que c’est en marge de notre sujet, mais le primaire doit impérativement se réformer pour apprendre aux enfants à lire, à écrire et à résoudre un problème de certificat d’études comme on le faisait avant. Il n’y a pas d’excuse qui puisse tenir pour justifier le recul inimaginable que l’on a vécu ces dernières décennies en notre pays.
Critiquons maintenant une dérive sociétale omniprésente, mais que personne ne semble avoir vraiment commentée. En effet, un métier, des études, cela se fait ou devrait se faire en grande partie par vocation. Les humanistes du seizième siècle avaient cette vocation, ce feu sacré de la connaissance. Ce feu était encore présent dans l’école des années 70 pour probablement un pourcentage important d’élèves ; puis il a faibli et, objectivement, il semble avoir presque disparu. On remarquera que la vocation peut être un moteur dans beaucoup de métier sinon la quasi-totalité. Mais revenons à notre sujet. Aujourd’hui, les jeunes que l’on rencontre et qui font des études supérieures ne le font que pour viser une profession bien payée et à l’abri des soucis si possible et n’y mettent, en général, aucune vocation. C’est d’ailleurs le discours qu’on leur tient : si vous faites telles ou telles études, votre avenir est assuré. Dans cette phrase, qui n’est pas nouvelle, tient toute la graine qui conduit à la marchandisation des études. En effet, ces dernières ne sanctionnent plus un goût particulier ou des aptitudes particulières, mais bien un investissement qui est bien souvent d’ailleurs davantage celui des parents que celui des enfants. L’école n’est donc plus un moyen pour rendre l’homme libre au sens où l’ont voulu les philosophes du dix-huitième siècle, mais est devenu un moyen au contraire d’asservissement de l’homme en en faisant, dans la plupart des cas aujourd’hui, d’abord un singe savant. Et ce singe savant n’aura de cesse, dans sa carrière future, que de sécuriser son parcours pour, a posteriori, se convaincre qu’il avait raison de faire des études et perpétuer ainsi « le système », « système », donc, particulièrement délétère à terme.
Passons alors à notre deuxième sujet qui est celui du paiement selon les revenus. Non seulement il relève de la marchandisation comme nous l’avons dit plus haut, mais en plus il est injuste dans un sens que nous allons expliquer. En France, nous avons un impôt sur le revenu. Par définition, il est juste, sinon, il faudrait le réformer et il n’est pas réformé sur le fond depuis des années. À partir de ce constat évident, chacun a donc payé sa part juste d’impôts sur le revenu. Dans ce contexte, pourquoi ceux qui ont déjà contribué davantage à la richesse de l’État, car l’impôt n’est pas proportionnel, devraient-ils payer davantage un service de l’État ? Il y a là quelque chose qui n’est pas logique. Si l’on trouve que l’impôt sur le revenu n’a pas prélevé assez à certains, que l’on ait au moins le courage de le réformer pour corriger cette iniquité. Cela est d’autant plus inquiétant que les systèmes où ceux qui ont de hauts revenus (soi-disant et considérés comme tels) voient se multiplier ce genre de déconvenues : l’école est plus chère, la cantine est plus chère, l’électricité va être plus chère (après la réforme), etc.
On serait bien inspiré de faire très attention, car au moins deux types d’événements pourraient se produire. Le premier est une désertion de l’école française par la descendance des familles bourgeoises. Plus l’on fera payer les riches plus ils auront tendance à regarder ailleurs et à chercher des « paradis scolaires ». Par ailleurs, quitte à payer, en particulier pour les études supérieures, pourquoi ne pas directement aller dans une école du « top » du classement de Shanghai qu’un élève même de la classe moyenne ne pourra se payer ? Car on l’a un peu trop oublié, la sinécure que l’on promet aux « bons étudiants » dépend de la reconnaissance des diplômes par les acteurs économiques. Or, plus l’on paye d’impôts, plus on est un acteur économique important. Dans ces conditions, si les gens riches décident que leurs progénitures déserteront les écoles françaises, la reconnaissance de ces dernières ne sera pas au rendez-vous et ceux qui en auront suivi les cours gratuitement se seront, au final, fait gruger. Il y a, à ce propos, un point crucial que les Français du vingt et unième siècle n’ont pas compris. Le but de la société n’est pas de ségréguer riches et pauvres ni de rendre les riches responsables de tous les malheurs des pauvres. Par contre, pour faire un peuple, une nation, il faut au contraire que les milieux riches s’interpénètrent avec les milieux pauvres. Ce n’est pas en faisant payer les riches davantage le prix des études que l’on arrivera à cette interpénétration.
Poussons maintenant notre raisonnement jusqu’au bout et imaginons que la dérive enclenchée par l’IEP Lille et d’autres amène à un coût jugé insupportable (en termes d’équité) par les gens riches. Ils pourront alors, s’ils ne vont pas à l’étranger, ce qui reste quand même une option sérieuse, créer des écoles ex-nihilo, avec les meilleurs professeurs, complètement privées, non subventionnées et avec des tarifs à l’entrée que les pauvres ne pourront jamais s’offrir. Là encore, ces écoles seront reconnues au détriment des autres. Et là encore, on pourrait multiplier les exemples de stratégies similaires possibles qui conduiraient, de fait, au contraire de ce qui est visé aujourd’hui, c’est-à-dire à une ségrégation de classe.
Comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions, et avant de casser un système qui a fait ses preuves, on serait bien inspiré de réfléchir un peu plus loin que le bout de son nez.
Nous conclurons donc sur quelques points qui nous semblent essentiels. La marchandisation du savoir est en marche dans un monde qui se calque sur le libéralisme anglo-saxon. Clairement, ce n’est pas le modèle français et il faut tout faire pour préserver notre modèle qui relève de la culture. Pour cela il faut que la qualité de notre enseignement soit irréprochable et compétitive par rapport au reste du monde. Il faut donc se concentrer sur ce qui est important et ne pas confondre qualité et quantité. Enfin, notre école se doit d’être le creuset où toutes les classes sociales se rencontrent et elle doit offrir l’opportunité aux meilleurs d’atteindre les sommets. Nous n’arriverons pas à cela en stigmatisant une partie de la population désignée comme riche (selon quels critères ?) et en la faisant payer davantage des services de l’État qu’elle a déjà largement payés dans ses impôts.
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