La refondation d’un système éducatif ambitieux s’impose
Libre point de vue de Jean-Pierre Demailly,
Membre de l'Académie des Sciences, mathématicien, professeur à l'Université de Grenoble (Institut Fourier), président du Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes (GRIP), association loi 1901 responsable de l'expérimentation primaire expérimentale SLECC.
Le système éducatif de la France connaît depuis plusieurs décennies une grave régression qualitative ; celle-ci affecte toutes les disciplines scolaires, mais les difficultés touchent particulièrement l'enseignement des mathématiques et des sciences. Cette régression nous semble être la conséquence directe des choix opérés lors des réformes imposées par les divers gouvernements en charge, en réponse à l'évolution de la société et au souhait légitime de réaliser la massification scolaire. Les réformes prescrites ont le plus souvent été mal conçues ou mal maîtrisées, ce qui a engendré des difficultés – voire des souffrances – de plus en plus visibles chez les enseignants : depuis la fin des années 1990, on assiste à une multiplication des associations de professeurs ou groupes de réflexion visant à défendre les contenus disciplinaires enseignés ou à sauvegarder les acquis. Plusieurs grands syndicats et plusieurs fédérations de parents d'élèves sont aujourd'hui très critiques quant à la situation scolaire, sans qu'il y ait malheureusement consensus sur les causes des difficultés et sur les remèdes à apporter ; les attentes vis à vis de l'école n'ont peut-être jamais été aussi pressantes, même s'il convient assurément de se méfier des attitudes consuméristes qui peuvent s'exprimer ici ou là.
L'un des problèmes essentiels des réformes est qu'elles ont le plus souvent été conduites en fonction d'objectifs budgétaires ou de gestion des flux mais, en dehors peut-être de la réforme dite des « mathématiques modernes », non exempte elle-même de sérieux reproches, jamais pensées pour améliorer la qualité des contenus enseignés, la prise en charge des élèves ou la formation des professeurs. Chaque fois qu'une grande réforme intervient, il faudrait que des évaluations précises soient conduites pour en mesurer les effets sur le terrain – non pas seulement en termes d'évolution des flux mais surtout en termes des connaissances de base acquises et maîtrisées par les élèves, et de qualité de l'environnement de travail et de formation des professeurs ; les réformes devraient d'ailleurs être systématiquement précédées d'expérimentations à petite ou moyenne échelle, organisées de manière institutionnelle. Or ces études, qui demanderaient un suivi rigoureux et au long terme par des experts indépendants, sont au mieux restées l'apanage de quelques spécialistes isolés, et en tout cas la rétroaction nécessaire n'est intervenue que rarement. Ce n'est guère qu'avec l'émergence d'un échec scolaire massif et après la publication de comparaisons internationales défavorables comme PISA au milieu des années 2000 que notre institution éducative a enfin consenti à admettre l'existence de problèmes majeurs. Pour être juste, on observe un fort « mimétisme » des choix éducatifs opérés par les différents pays occidentaux, en particulier en Europe, et les mêmes causes ayant tendance à produire les mêmes effets, on observe des évolutions défavorables similaires dans de nombreux pays européens : régression des savoirs fondamentaux dans les premiers et seconds cycles d'enseignement, baisse des vocations scientifiques dans l'enseignement supérieur, etc. Afin de corriger la situation, il conviendrait donc sans doute d'étudier plus précisément la performance éducative des pays les plus dynamiques, surtout en Asie (Chine, Corée, Singapour, Inde, …) mais peut-être aussi en Europe (Finlande) ou en Amérique (Canada).
Notre association, le GRIP, mène depuis 2006 une expérimentation scolaire originale, soutenue par le Ministère de l'Éducation Nationale et la Direction Générale de l'Enseignement Scolaire (DGESCO). Cette expérimentation intitulée SLECC « Savoir Lire Écrire Compter Calculer » couvre l'ensemble des niveaux scolaires de la maternelle jusqu'à la fin du primaire. S'adressant à tous les élèves, en particulier dans plusieurs classes situées dans des zones socialement peu favorisées, SLECC nous a permis de faire de multiples observations qui devraient appeler à des changements importants dans l'organisation des études primaires ; une grande prudence est néanmoins nécessaire dans la mesure où nos observations n'ont été faites pour l'instant qu'à une échelle réduite et sans le relais et le suivi institutionnel organisés qui auraient permis d'atteindre des résultats optimaux, et également d'aller plus loin dans leur analyse et leur évaluation.
L'objectif principal de l'expérimentation SLECC est de délivrer à tous les élèves un enseignement renforcé, s'appuyant sur des progressions scolaires systématiques et des enseignements structurés, en profitant de toutes les synergies possibles entre les différents contenus enseignés : par exemple dessin-graphie-écriture-lecture, manipulation concrètes et apprentissage du calcul, résolution constante de problèmes en lien avec le calcul écrit et la rédaction explicite du raisonnement, apprentissage de la langue en liaison étroite avec la grammaire, manipulation de grandeurs physiques et calculs quantitatifs en relation avec l'apprentissage d'éléments de science … . Les éditions du GRIP ont mis en chantier des collections de manuels qui vont souvent largement au delà des programmes scolaires actuels, en particulier en calcul et en grammaire ; les classes SLECC ont pu les tester avec succès et les valider sur le terrain pour un usage auprès du plus grand nombre.
À la lumière de cette expérimentation, notre conclusion est que le potentiel des élèves est aujourd'hui fortement sous-exploité, et que les programmes scolaires et l'organisation actuelle des études induisent des contenus inadaptés et des méthodologies sous-efficientes. La progression dans le temps joue un grand rôle : pour devenir un musicien ou un sportif de bon niveau, une pratique précoce (raisonnable) est à l'évidence un facteur très favorable. Or les programmes scolaires actuels ont tendance à rejeter trop tardivement beaucoup de savoirs fondamentaux, en particulier écriture et premiers éléments du calcul. Ces connaissances peuvent s'acquérir dès l'école maternelle pour une grande partie des élèves, mais nécessitent également une consolidation constante et donc des répétitions plus nombreuses qu'aujourd'hui. Ainsi, dans l'expérimentation SLECC, « l'écriture-lecture » est mise en œuvre dès la fin de la maternelle, l'écriture est concomitante avec la lecture, et la précède presque. L'enseignement procède de manière systématique, de sorte que la démarche exploratoire des élèves ne requiert à tout moment que des pas raisonnables à franchir, sous forme d'affermissement et d'extrapolation des connaissances déjà acquises ; la pratique d'exercices d'application est constante. On ne demandera pas aux élèves de réinventer tout seuls ce que la science et l'ensemble de la communauté savante ont mis des millénaires à découvrir, le maître et les outils de travail mis en place sont là pour les guider constamment, avec des objectifs bien circonscrits dans la plupart des cas. Cette approche pragmatique et très progressive a déjà l'avantage de placer les élèves dans une situation rassurante, mais son bénéfice est surtout de niveler en grande partie les handicaps pouvant résulter de milieux familiaux ou sociaux moins propices à impulser une acquisition des connaissances hors de l'école ; le système éducatif actuel nous paraît ainsi se reposer beaucoup trop sur des implicites culturels qui ne sont pas nécessairement accessibles à tous les élèves, en particulier dans les milieux défavorisés ou issus de l'immigration.
De manière générale, le « menu » offert par les programmes nous paraît pauvre dans de nombreux domaines. En primaire, des connaissances précises en sciences, en histoire et en géographie doivent être plus largement présentes, et donc enseignées de manière explicite, à la fois parce que celles-ci tissent le lien avec notre société, mais aussi parce qu'elles fournissent la trame sur laquelle se construira la capacité de langage, de réflexion et de communication de l'élève. Les progressions scolaires souffrent parfois de graves lacunes ou incohérences. Le calcul (non pas la pratique désincarnée des opérations, mais le calcul en lien étroit avec les manipulations et le raisonnement) est ainsi aujourd'hui négligé depuis les premiers niveaux scolaires ; il s'agit pourtant d'un enseignement très structurant pour appréhender l'ensemble des sciences. Il est désolant de constater par exemple que la réduction des fractions au même dénominateur via le ppcm n'est consolidée qu'en fin de troisième, alors qu'il s'agissait autrefois d'un savoir-faire abordé dès le primaire. Avec la quasi-disparition de la géométrie élémentaire, pourtant source de raisonnement très riches propices à l'enseignement de la démonstration, les programmes de mathématiques du collège se sont d'ailleurs largement « primarisés ». Dès lors, il n'est pas étonnant que chaque réforme conduise à repousser toujours plus loin les échéances : la seconde générale indifférenciée introduite à la fin des années 1980 ne nous semble être qu'un avatar malheureux de la primarisation du collège, ressentie aujourd'hui comme nécessaire uniquement parce que les élèves arrivent au lycée très immatures et très démunis en termes de savoirs fondamentaux. Dans ces conditions, l'enseignement supérieur ne peut plus jouer son rôle, sauf pour une élite[1] de plus en plus étroite : il est devenu impossible de faire accéder à des connaissances spécialisées solides un public qui entre à l'université avec des bases aussi fragiles. Pour ceux des élèves qui peuvent éventuellement encore y parvenir (classes préparatoires scientifiques par exemple), le régime très indigeste qui s'imposerait décourage de la science un nombre toujours plus grand d'étudiants au potentiel élevé.
Un autre aspect très important est que le champ de la connaissance est devenu aujourd'hui extrêmement vaste. À un niveau un tant soit peu spécialisé, il n'existe pas de corpus de connaissances bien délimité que chaque citoyen doive maîtriser : les besoins dépendent à l'évidence des centres d'intérêts privés ou professionnels de chacun, et l'offre éducative devrait en tenir compte, en particulier au niveau de l'enseignement secondaire et de l'université, pour proposer des parcours suffisamment diversifiés, adaptés aux différents profils d'élèves, une fois que les savoirs fondamentaux sont acquis, en fonction de la maturité acquise. En amont, dans l'enseignement primaire, il paraît légitime qu'une même trame éducative soit proposée à tous les élèves, mais il faut composer ici avec des rythmes d'acquisition qui peuvent varier sensiblement d'un élève à l'autre. Il est donc important que l'enseignement procède par « progression concentrique », c'est-à-dire avec un élargissement progressif des connaissances incluant une part substantielle de répétition. Les redoublements ont été décriés de divers côtés, mais la politique systématique de non redoublement largement imposée par les ministres successifs – en particulier sur des critères gestionnaires – se traduit souvent par un abandon éducatif des enfants n'ayant pas les bases nécessaires. Ces élèves iront alors grossir l'échec scolaire au collège, car ce ne sont pas quelques heures de soutien délivrés ici et là qui peuvent résoudre la difficulté des élèves ayant complètement perdu pied. Il est clair aussi qu'une école qui réduit ses objectifs à la socialisation des élèves plutôt qu'à une instruction en profondeur n'est pas en position d'organiser des redoublements efficaces !
Dans ce contexte, nous préconisons des évolutions structurelles importantes :
- Abaisser l'âge de la scolarité obligatoire à 5 ans, en créant un cycle préparatoire en deux ans (CP1 et CP2), qui permettrait d'asseoir plus tôt les enseignements fondamentaux, en particulier écriture-lecture et bases du calcul.
- Créer des niveaux scolaires intermédiaires permettant de remplacer les redoublements par des « chevauchements » par demi-années, susceptibles d'adapter le rythme de progression aux besoins des élèves, en maintenant à tout moment un niveau d'exigence élevé. En même temps cette mesure permettrait de favoriser une progression plus rapide des élèves à fort potentiel. L'âge normal de sortie de l'enseignement primaire pourrait ainsi être compris entre 10 ans et 12 ans (sans interdire non plus des écarts plus importants, dans des cas plus rares devant alors faire l'objet d'un examen approfondi par les équipes éducatives).
- Dès le collège, ouvrir progressivement des voies diversifiées permettant par exemple de valoriser les aptitudes manuelles, techniques, sportives ou artistiques, en particulier pour ceux des élèves qui ont besoin de plus de temps pour acquérir des connaissances abstraites. Ceci n'empêche naturellement pas de garder l'idée d'un « collège commun », et d'encourager les passerelles entre les différentes voies.
- Ces mesures ne trouveraient véritablement sens qu'avec des programmes et progressions scolaires revus et fortement consolidés, en même temps qu'un renforcement des exigences et de l'orientation.
Des évolutions au moins aussi importantes paraissent nécessaires au niveau du lycée, dans toutes ses déclinaisons (voie générale, technologique, professionnelle). La réforme Descoings-Chatel avec des horaires d'enseignement de sciences globalement encore réduits et une filière générale peu diversifiée, ne fait hélas que consacrer le recul de l'ambition des programmes. Comme toutes les réformes engagées depuis la réforme Chevènement de 1985, celle-ci prétend offrir à tous les élèves un corpus commun de connaissances, mais aboutit en fait à ne proposer qu'un saupoudrage de savoirs très superficiels. Même si l'enflure verbale de certains documents d'accompagnement des programmes peut faire illusion, le contenu réel de mathématiques, par exemple, est encore en forte baisse dans cette n+1-ième réforme. Le mécanisme des enseignements optionnels se surajoutant à un tronc commun ne règle en rien le problème de l'hétérogénéité des classes[2], bien au contraire, et il s'avère de plus peu propice à une bonne structuration des progressions de programmes dans les disciplines « très verticales » comme les mathématiques. Il est évident qu'un élève de Terminale S d'aujourd'hui, avec 5h30 de mathématique et 5h de physique-chimie par semaine, n'a, en ce qui concerne les sciences, strictement aucune possibilité de se hisser au niveau d'un élève de Terminale C des années 1970–1985, qui bénéficiait quant à lui de 9h de mathématiques et de 7h de sciences physiques, tout en disposant d'acquis antérieurs bien supérieurs en moyenne. Pour en revenir à ces conditions favorables, qui sont celles aujourd'hui de grands pays comme l'Inde ou la Chine, encore faudrait-il que les cycles d'enseignement situés en amont donnent aux élèves une maturité suffisante au moment de l'entrée au lycée. Ceci vaut bien sûr dans toutes les disciplinaires scolaires, particulièrement celles où l'élève sera amené à s'engager davantage.
Nous préconisons ici encore d'élargir l'offre éducative afin que celle-ci s'adapte aux besoins les plus divers des élèves. Rien n'interdit de continuer à proposer des voies de lycée qui se spécialisent moins précocement, mais il paraît tout à fait contre-productif de maintenir une fraction substantielle de la population scolaire, en particulier les élèves dont le potentiel est plus élevé que la moyenne, dans un système qui bride constamment leur progression. Le système de tronc commun a peut-être la faveur des gestionnaires mais il a surtout le défaut majeur et rédhibitoire de rendre l'hétérogénéité ingérable. Une politique éducative aboutissant à optimiser le savoir de chaque élève et à en mesurer objectivement le contenu aux différentes étapes paraît donc s'imposer. Dans ce cadre, le baccalauréat pourrait n'être qu'un élément parmi d'autres du dossier scolaire, puisqu'il ne mesure plus aujourd'hui qu'un seuil minimal de connaissances. L'enseignement supérieur serait alors bien davantage en mesure de prendre le relais, en offrant lui aussi des modulations adaptées au niveau et aux objectifs de chaque étudiant.
En conclusion, la refondation d'un système éducatif ambitieux est aujourd'hui une nécessité. Un écueil qui est à éviter absolument est la tendance générale des systèmes éducatifs occidentaux à sous-estimer la capacité des êtres humains à l'apprentissage des connaissances fondamentales – même s'il est certain que leur médiocre performance générale n'aide pas à apprécier les élèves à leur juste valeur ! Les élèves n'ont certes pas tous les mêmes rythmes de progression, les mêmes goûts ou les mêmes objectifs ; l'enseignement devrait en tenir compte bien davantage, par exemple à partir du collège, pour valoriser toutes les aptitudes, qu'elles soient manuelles, physiques, artistiques ou plus abstraites ; un « collège commun » offrant des voies d'enseignement diversifiées et toutes très exigeantes serait le bienvenu. Un autre lieu commun pour faire face à la crise de l'enseignement est de proposer une orientation des cursus plus directement liée aux applications et aux besoins professionnels. Or vouloir piloter l'enseignement par la seule considération des besoins professionnels à venir de l'élève est faire fi de la curiosité fondamentale de l'être humain : le but premier d'un enseignement de qualité devrait être d'aiguiser cette curiosité, en proposant à l'élève des outils de pensée fondamentaux aptes à lui donner les clés de la compréhension de notre univers et d'une réflexion critique sur notre société. En ce qui concerne la crise des vocations scientifiques, il est évident qu'un enseignement général quasi-uniforme de bas niveau, axé sur l'apprentissage de recettes et de techniques utilitaires n'est pas de nature à éveiller l'intérêt des élèves. Là encore il convient d'offrir à ceux qui le souhaitent et le peuvent un enseignement très riche liant théorie et pratique, d'une façon aussi précoce que possible. La prise en compte pragmatique et efficiente de tous ces besoins est plus que jamais l'enjeu des réformes à venir.
[1] Il paraît clair que l'élite dont il s'agit est constituée de la petite minorité d'élèves qui peuvent échapper aux conditions d'enseignement subies par la majorité, à savoir les enfants bénéficiant d'apports extérieurs au système éducatif (apports familiaux, cours privés,...) – d'où malheureusement une prédétermination sociale de plus en plus grande de la réussite scolaire.
[2] Cette hétérogénéité résulte bien entendu en premier lieu de la réduction des exigences en amont, et d'une pratique devenue beaucoup trop laxiste de l'orientation, dans un contexte général d'offre éducative étroite et inadaptée.
16 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON