La technique est tissée de nature
Il nous faudrait trouver un versant positif au fait que la nature se rappelle à nous par toutes ces transformations d’elle-même qui nous gênent si fortement dans la poursuite de nos activités et même nous menacent dans notre survie collective. Nous nous étions habitués à une nature silencieuse qui endure ce qu’on fait d’elle, ce qu’on lui fait faire, comme un animal docile de ferme ou de cirque et qui soudain ne « répond » plus et même se « dégrade », se dégrade par rapport à l’usage qu’on en a.
La technique nous semblait prométhéenne : elle corrigeait un monde trop difficile, trop périlleux, trop froid, trop dur, trop inconfortable, et le conduisait, guidée fermement par l’intelligence humaine, à une douceur et une durée infinies. A l’orée d’une grande révolution technique, scientifique, industrielle et finalement sociétale, Descartes, explicitement, enjoignait aux hommes de se faire « comme maitres et possesseurs de la nature ». Descartes parle, alors, des artisans. Il n’avait peut-être pas envisagé, sans doute trop peu de gens avait envisagé l’extension des méthodes artisanales aux dimensions de l’industrie… jusqu'à atteindre la taille de la planète. Nous savons faire voler des avions, mais nous n’avons pas calculé ce que ferait au ciel des milliers d’avions allant en tous sens. Nous connaissions et connaissons encore le travail des tanneurs, mais au bout d’un certain nombre de tanneries, l’eau de la rivière est impropre à tout usage et à toute vie.
Nous voyions au niveau local, la « maitrise », les animaux serviables, les moulins à vent, à eau, nous avons cru que cette maitrise était puissance et que cette puissance était valable à toutes les échelles. Nous n’avons pas vu la fragilité de notre condition humaine : tout ce que nous avons créé comme objet technique, a été co-créé avec la nature. Pas de maitrise sur elle, un accommodement partagé. Toutes nos « créations » techniques sont modélisées sur le jardin : nous intervenons pour aider la nature à accomplir sa tâche, et sa générosité, son surplus, nous appartient. Le jardin se régénère. Il n’en est pas de même de tous les éléments naturels qui nous sont utiles. Nous ne créons pas, jamais, nous cocréons… en synergie.
Si nous avons domestiqué le cheval, nous n’avons rien fait pour que le cheval soit domesticable. D’autres animaux semblables, comme les zèbres, ne le sont pas. Nous n’avons pas de « raisons » pour expliquer cette différence de comportement. Tant pis pour les hommes qui n’ont comme animal près d’eux que le lama, indiscipliné et qui porte peu de poids, ne tire pas la charrette… ou le chameau, excellent pour le désert mais malcommode (les Romains n’avaient pas fait venir de chameaux à Rome, ils préféraient les chevaux).
Toute notre technique, notre façon de faire, depuis les petits objets anciens, comme les pots, les haches, le feu, la cuisson, la forge… tout est coproduction des éléments trouvés, qui ne dépendent pas de nous et de l’ingéniosité humaine. Notre astuce, notre intelligence nous fait bâtir des chemins, des stocks, des protocoles, des mécaniques, des systèmes qui rendent efficace et agréable ce donné de la nature. Nous avons franchi la prétention des Babyloniens : Ils eurent l'idée de construire une tour qui atteindrait les cieux par sa hauteur, et leur permettrait ainsi d'accéder directement au Paradis. Nous en sommes là : l’homme augmenté, l’homme bionique, le transhumanisme… nous avons cru que nous aurions l’éternité.
Ce rêve est profondément humain : « Pauvrette ! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi grande que le monde… » nous dit Alphonse Daudet à propos de la chèvre de Monsieur Seguin. Nous connaissons ce sentiment, il nous est cher, il est irrésistible.
Dès le début de la technique, nous avons cru rapidement devoir notre confort, l’amélioration de notre quotidien, la diminution de la pénibilité du travail, l’augmentation de sa capacité… qu’à nous-mêmes… nous avons cru et nous croyons toujours tout devoir à notre intelligence, à notre ingéniosité.
Pourtant, pour faire rouler une voiture, il faut bien que des métaux soient arrivés des étoiles lointaines (notre soleil ne produit pas de métaux)… que les métaux aient solidité, légèreté, qu’ils se laissent manœuvrer par la chaleur pour prendre et garder des formes qu’on leur donne, qu’ils se laissent emboutir ; il faut bien que l’huile lubrifie le métal pour diminuer les forces de frottement et permettre que les surfaces des pièces du moteur glissent l’une sur l’autre, que l’eau passe et capte la trop grande chaleur du métal pour l’évacuer dans l’air, il faut bien que des débris végétaux se soient entassés et aient créé une chimie lente qui prend des millions d’années pour devenir du pétrole etc. Il faut que tous ces atomes et molécules de ces matières dont je viens de parler soient présentes et fonctionnent dans les moteurs selon des capacités diverses que les hommes ne leur ont pas données, qu’il a trouvées toutes faites… Tout ce don de la nature, l’homme l’oublie et ne considère que l’intelligence qu’il a mis à combiner ces éléments ô combien disparates pour rouler en voiture. Il croit maitriser.
Pour l’après confinement, il faudrait porter cette idée que la technique est tissée de nature, qu’elle ne maitrise pas, qu’elle se love dans les possibilités naturelles des animaux, des matériaux, des atomes et des molécules, qu’elle est un arrangement par les humains de ce qui ne dépend pas d’eux.
Avec cette idée de maitrise de la nature, l’homme a tout pris et ne s’est jamais enquis de la restauration que la nature devait faire de ce qu’il lui prenait. Les chevaux se sont renouvelés aisément, le jardin aussi, mais les stocks enterrés ? L’homme n’y a pas songé. Il s’est comporté comme un parasite et comme les parasites le font parfois, il est à deux doigts de tuer sa planète ; les virus le font, qui éventuellement tuent le corps qui leur donne, bien malgré lui, les cellules pour se développer et vivre. On peut voir maintenant ce parallèle.
La technique n’est maitrise que dans un regard local étroit. Réellement, elle est tissage avec la nature de possibilités que cette nature contient. Il nous faut quitter la posture du maitre qui n’est qu’apparence, et tirer les conséquences dans tous les détails de tous les domaines de cette idée du tissage technique, du mélange dans lequel la part de chacun est inséparable de la part de l’autre et que l’une, la technique, sans l’autre, la nature ne saurait exister.
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