Le philosophe Alain et le « repli sur soi »
On sait que Victor Hugo a fait aux français cette proposition saugrenue, de consacrer leur fête nationale du 14 juillet, à la célébration de l'humanité toute entière, plutôt qu'à la célébration du lien affectif particulier, qui devrait les unir eux et eux seuls au sein d'un même peuple. La lecture des Propos sur le bonheur du philosophe Alain, peut nous inspirer la croyance que de toute façon, le jour de leur fête nationale, les français ne pourront pas mieux célébrer l'humanité, qu'en célébrant leur appartenance à un même peuple.
Comment, en effet, ceux qui partagent en héritage un même territoire, de mêmes infrastructures et de mêmes savoirs-faire, et qui sont les membres d'une même communauté politique, peuvent-ils mieux célébrer la solidarité, qu'en s'engageant de manière collective et solidaire dans une relation au reste du monde ? Comment ceux qui partagent un même espace de vie commune, peuvent-ils mieux célébrer l'amitié, qu'en inscrivant dans leurs mémoires des gestes d'amitié qu'ils se seront adressés les uns aux autres ? Comment peuvent-ils mieux célébrer l'épanouissement culturel, qu'en faisant vivre une culture qui soit la leur ? Et si les membres d'un même peuple veulent faire vivre cette solidarité particulière, cette amitié particulière, et cette culture particulière, qui sont malgré sa modestie, le plus fidèle hommage qu'ils pourront faire à la déesse humanité, ne faut-il pas aussi simplement que rien ne les dissuade de célébrer ces choses, aux moments qui ont été prévus pour cela ?
En somme, on pourrait dire au sujet des peuples, tout ce que dit Alain au sujet des individus, dans les deux courts textes qui suivent. Un individu ne pourra mieux célébrer l'humanité, qu'en parvenant à être lui-même un homme heureux, dit un peu Alain dans ces textes. On pourrait dire de même qu'un peuple ne pourra mieux célébrer l'humanité, qu'en cultivant ces choses particulières qui sont les siennes, qui font de lui un vrai peuple, et qui font le bonheur de ses membres, et un peu aussi leur humanité.
Propos sur le bonheur n°89 : Bonheur est vertu
Il y a un genre de bonheur qui ne tient pas plus à nous qu'un manteau. Ainsi le bonheur d'hériter ou de gagner à la loterie ; aussi la gloire, car elle dépend de rencontres. Mais le bonheur qui dépend de nos puissances propres est au contraire incorporé ; nous en sommes encore mieux teints que n'est de pourpre la laine. Le sage des temps anciens, se sauvant du naufrage et abordant tout nu, disait : « Je porte toute ma fortune avec moi. » Ainsi Wagner portait sa musique et Michel-Ange toutes les sublimes figures qu'il pouvait tracer. Le boxeur aussi a ses poings et ses jambes et tout le fruit de ses travaux autrement que l'on a une couronne ou de l'argent. Toutefois il y a plusieurs manières d'avoir de l'argent, et celui qui sait faire de l'argent, comme on dit, est encore riche de lui-même dans le moment qu'il a tout perdu.
Les sages d'autrefois cherchaient le bonheur ; non pas le bonheur du voisin, mais leur bonheur propre. Les sages d'aujourd'hui s'accordent à enseigner que le bonheur propre n'est pas une noble chose à chercher, les uns s'exerçant à dire que la vertu méprise le bonheur, et cela n'est pas difficile à dire ; les autres enseignant que le commun bonheur est la vraie source du bonheur propre, ce qui est sans doute l'opinion la plus creuse de toutes, car il n'y a point d'occupation plus vaine que de verser du bonheur dans les gens autour comme dans des outres percées ; j'ai observé que ceux qui s'ennuient d'eux-mêmes, on ne peut point les amuser ; et au contraire, à ceux qui ne mendient point, c'est à ceux-là que l'on peut donner quelque chose, par exemple la musique à celui qui s'est fait musicien. Bref il ne sert point de semer dans le sable ; et je crois avoir compris, en y pensant assez, la célèbre parabole du semeur, qui juge incapables de recevoir ceux qui manquent de tout. Qui est puissant et heureux par soi sera donc heureux et puissant par les autres encore en plus. Oui les heureux feront un beau commerce et un bel échange ; mais encore faut-il qu'ils aient en eux du bonheur, pour le donner. Et l'homme résolu doit regarder une bonne fois de ce côté-là, ce qui le détourne d'une certaine manière d'aimer qui ne sert point.
M'est avis, donc, que le bonheur intime et propre n'est point contraire à la vertu, mais plutôt est par lui-même vertu, comme ce beau mot de vertu nous en avertit, qui veut dire puissance. Car le plus heureux au sens plein est bien clairement celui qui jettera le mieux par-dessus bord l'autre bonheur, comme on jette un vêtement. Mais sa vraie richesse il ne la jette point, il ne le peut ; non pas même le fantassin qui attaque ou l'aviateur qui tombe ; leur intime bonheur est aussi bien chevillé à eux-mêmes que leur propre vie ; ils combattent de leur bonheur comme d'une arme ; ce qui a fait dire qu'il y a du bonheur dans le héros tombant. Mais il faut user ici de cette forme redressante qui appartient en propre à Spinoza et dire : ce n'est point parce qu'ils mouraient pour la patrie qu'ils étaient heureux, mais au contraire, c'est parce qu'ils étaient heureux qu'ils avaient la force de mourir. Qu'ainsi soient tressées les couronnes de novembre.
5 novembre 1922
Propos sur le bonheur n°92 : Du devoir d'être heureux
Il n'est pas difficile d'être malheureux ou mécontent ; il suffit de s'asseoir, comme fait un prince qui attend qu'on l'amuse ; ce regard qui guette et pèse le bonheur comme une denrée jette sur toutes choses la couleur de l'ennui ; non sans majesté, car il y a une sorte de puissance à mépriser toutes les offrandes ; mais j'y vois aussi une impatience et une colère à l'égard des ouvriers ingénieux qui font du bonheur avec peu de chose, comme les enfants font des jardins. Je fuis. L'expérience m'a fait voir assez que l'on ne peut distraire ceux qui s'ennuient d'eux-mêmes.
Au contraire, le bonheur est beau à voir ; c'est le plus beau spectacle. Quoi de plus beau qu'un enfant ? Mais aussi il se met tout à ses jeux ; il n'attend pas que l'on joue pour lui. Il est vrai que l'enfant boudeur nous offre aussi l'autre visage, celui qui refuse toute joie ; et heureusement l'enfance oublie vite ; mais chacun a pu connaître de grands enfants qui n'ont point cessé de bouder. Que leurs raisons soient fortes, je le sais ; il est toujours difficile d'être heureux ; c'est un combat contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes ; il se peut que l'on y soit vaincu ; il y a sans aucun doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l'apprenti stoïcien ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d'avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c'est qu'il est impossible que l'on soit heureux si l'on ne veut pas l'être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire.
Ce que l'on n'a point assez dit, c'est que c'est un devoir aussi envers les autres que d'être heureux. On dit bien qu'il n'y a d'aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée ; car le malheur, l'ennui et le désespoir sont dans l'air que nous respirons tous ; aussi nous devons reconnaissance et couronne d'athlète à ceux qui digèrent les miasmes, et purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n'y a-t-il rien de plus profond dans l'amour que le serment d'être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l'ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que l'on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j'entends celui que l'on conquiert pour soi, est l'offrande la plus belle et la plus généreuse.
J'irais même jusqu'à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d'être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l'œuvre d'hommes qui n'ont jamais su être heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l'être. Quand j'étais enfant, j'appartenais à l'espèce des poids lourds, difficiles à vaincre, difficiles à remuer, lents à s'émouvoir. Aussi il arrivait souvent que quelque poids léger, maigre de tristesse et d'ennui, s'amusait à me tirer les cheveux, à me pincer, et avec cela se moquant, jusqu'à un coup de poing sans mesure qu'il recevait et qui terminait tout. Maintenant, quand je reconnais quelque gnome qui annonce les guerres et les prépare, je n'examine jamais ses raisons, étant assez instruit sur ces malfaisants génies qui ne peuvent supporter que l'on soit tranquille. Ainsi la tranquille France, comme la tranquille Allemagne, sont à mes yeux des enfants robustes, tourmentés et mis enfin hors d'eux-mêmes par une poignée de méchants gamins.
16 mars 1923
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