Le relais est coupé
L’impossible accord avec moi-même
Après trois années de bénévolat hebdomadaire dans un restaurant social, j’ai donc renoncé à poursuivre l’aventure pour des raisons qui me sont naturellement très personnelles et fort compliquées à exprimer clairement. Je ne vois d’autre manière de le faire qu’en prenant le temps de coucher sur le papier ce qui m’empêche de poursuivre une action pourtant nécessaire, utile et éminemment humanitaire.
Vous avez pu lire au fil de mes indignations un certain nombre de textes décrivant le rapport étrange qui se noue entre l’alimentation et l’humain en ce restaurant social sans lequel, des personnes à la rue, des familles en difficultés, des migrants qui arrivent ne pourraient manger. Mes colères n’étaient nullement tournées contre la structure et ses merveilleux bénévoles tout autant que ses salariés dévoués mais essentiellement contre un système absurde à mes yeux qui n’a jamais cessé de me révolter.
Je dois naturellement expliquer un point de vue qui sans doute choquera les bonnes consciences, les gens qui pensent que faire le bien ne doit pas s’accompagner de considérations économiques, écologiques, philosophiques. J’admire d’ailleurs ceux qui continuent d’agir simplement poussés par le désir d’être utiles en dépit d’un contexte qui devenait de plus en plus insupportable à votre serviteur, petit bourgeois privilégié, incapable de penser le monde en dehors de sa bulle.
Chaque jour ou presque cette association reçoit les surplus de la grande distribution. Des arrivages qui souvent ont de quoi retourner le cœur et la conscience d’un tenant de l’alimentation saine, locale et naturelle. Que la société ait dans sa grande générosité décidé de ne plus gaspiller est louable, qu’elle permette ainsi à ces fossoyeurs de l’agriculture de s’enrichir encore en dépit de l’immonde gaspillage dont ils sont responsables me devint au fil du temps totalement indigeste.
Emballages, sur-emballages, dates souvent dépassées, gestion des flux démente et souvent impossible, nécessité de trier, de jeter, de détruire parfois ce qui, faute d’un suivi impossible, devenait totalement impropre à la consommation. Quant à la qualité des produits, seul le diable sait comment ces fruits, ces légumes, ces viandes ont été produits, plantés, conservés, transportés. Le pire du consumérisme délirant étant présent dans ces monceaux de bidoche et de produits du monde entier.
C’est donc là, le paradoxe le plus douloureux à mes yeux. Les reliquats du grand commerce mondialisé servant à nourrir ceux-là même qui se sont trouvés chassés de leurs pays par l’impossibilité d’y vivre correctement. Chacun sait la part de responsabilité de ce flux délirant des produits agricoles qui affame les gens des pays producteurs pour engraisser les peuples des nations qui se prétendent civilisées.
Quant à la qualité de tous ces rebuts, il n’était qu’à mesurer les monceaux de déchets que nous produisions chaque jour pour comprendre qu’il y avait bien plus à voir qu’à manger sereinement. L’épluchage devenant une activité à la louche, contraignant les bénévoles à tailler gros, à éliminer le plus douteux, à couper au carré pour gagner du temps et sauver l’essentiel pour des produits qui n’avaient aucun rapport avec ceux que j’achète auprès de mes producteurs locaux.
Tout cela me restait à la fois sur l’estomac et dans la conscience. Je participais sans pouvoir faire autrement, à une éducation à la malbouffe en dépit des prodiges de nos amies cuisinières dont le talent n’est pas à remettre en cause. Ce n’est pas le goût qui est en cause mais la qualité du produit initial, « généreusement donné » par des marchands de misère. Chaque mardi matin, je déplorais ces viennoiseries insipides remplaçant le pain, indication illusoire pour ces gens, de nos habitudes alimentaires. Qui mange des croissants tous les jours ? Sûrement pas moi en tout cas qui devais être le seul à m’étrangler devant ce petit déjeuner spongieux faute d’argent pour acheter du pain et repousser ces produits douteux.
J’ai souvent émis des réserves aussi sur ce principe de ne rien refuser à ces pauvres gens. La misère ne justifie pas pour autant de les laisser se gaver. Le bol alimentaire délirant que je constatais le plus souvent me poussait à penser que non seulement on leur proposait des produits incertains mais de plus, en se refusant le devoir de restreindre leur consommation effective, on les mettait en danger de surpoids, paradoxe étrange pour ceux qui ont faim.
Corollaire de ce comportement, de cette folle appétence que je ne pouvais que constater, le gaspillage reprenait ses droits en fin de repas avec des quantités hallucinantes de rejets à la poubelle. Les exclus de la galette jetant encore plus que ceux qui naissent la bouche pleine. Où se trouve alors la dimension éducative de la chose ? De quel droit s’indigner d’un comportement somme toute naturel chez l’humain ? J’avoue que j’étais à chaque fois en pleine contradiction.
Et ce qui me choquait le plus, moi l’ancien éducateur, c’est la relation que nous n’établissions pas avec nos bénéficiaires. Nous les bénévoles, les nantis sans doute, nous devenions pour beaucoup d’entre-eux des larbins, des serviteurs pour lesquels ils n’avaient guère de considération. Je suis persuadé qu’établir une simple relation de client avec eux n’est pas de nature à leur rendre service.
Je pense tout au contraire que dans un restaurant social, les taches doivent être partagées, que le bénéficiaire doit mettre la main à la pâte, participer d’une manière ou d’une autre à la chaîne d’activités qui a conduit au service qui lui est proposé. Cela changerait naturellement les rapports des uns aux autres.
Je sais que les locaux rendent difficiles cette exigence. Je sais que les responsables et les bénévoles font de leur mieux. Moi, je ne pouvais plus, revenant à chaque fois totalement révolté par ce que j’avais vu, entendu, remarqué. Je suis sans doute un imbécile égoïste, je veux bien vous l’accorder, mais ce n’était tout simplement plus possible pour moi !
Franchement leur.
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