Les beaux et les normaux
Dans notre civilisation de l’image, il y a les riches beaux et les pauvres normaux. On explique aux « normaux » qu’il faut devenir « beaux » comme les « vedettes ». On prend soin de ne pas fournir les codes secrets. On ne dit pas qu’être célèbre est un job à plein temps, on garde les secrets de fabrication...
- Reflets de nuit, Place Maubert
- Place Maubert, Paris 5e, par Natacha Quester-Séméon
À quoi reconnaît-on un riche d’un pauvre ? Allumez votre télé, feuilletez vos magazines. Le riche est bien habillé, avec des couleurs harmonieuses, total look de la fashion victim. Le pauvre est mal coiffé, ses vêtements, mal taillés. Il y a d’autres différences. À quoi reconnaît-on une vedette d’un inconnu ? La vedette a une coiffure et un maquillage impeccables. L’inconnu de la rue a une allure ingrate. On peut appréhender la ligne de partage des eaux troubles. Au journal télé, le costume du présentateur est sur mesure, il est class et maquillé. Son invité de plateau tout autant. D’ailleurs, preuve de sa grande valeur, il a précisément le droit de le rencontrer. Quant aux gens de la rue, visibles dans les reportages, ils sont sans fard, parce qu’ils doivent être réalistes. Ils racontent des histoires, pleurent, s’énervent, tirent la tête. Leur quotidien sert de décor à cette télé picorant leurs morceaux de vie. C’est une poule qui a des dents. Les inconnus vivent les malheurs qui justifient leur passage à la télé, comme témoins à cette heure de grande écoute. Considérez la silhouette d’une vedette et d’un inconnu. La vedette est mince, et si c’est une femme, souvent trop. L’inconnue est ronde. La vedette a les moyens. Pourtant, elle ne paye pas ce qu’elle porte, on le lui prête, ou on le lui donne. Ses muscles sont fermes, elle a son coach particulier pour sa gym quotidienne. Son bronzage donne à sa peau un léger aspect doré, même en hiver. Elle part en vacances dans des coins ensoleillés, faute de temps dans une cabine UV, une séance ou deux par semaine. Sa coiffure est étudiée pour donner l’illusion du désordre calculé, le maquillage faussement invisible. L’inconnue est pauvre et achète aux prix forts ce qu’elle porte, elle mange, elle est pâle, la mine triste. Si c’est une mère au foyer, elle aura un physique déplaisant, et son tourbillon quotidien l’enfermant dans la prison de la figure maternelle. La vedette, si c’est un homme, n’a pas de calvitie. Sa chevelure rayonnante lui procure l’aura de la puissance. Son sourire est carnassier. Son regard séducteur est viril. Les dents trop blanches sont alignées comme des touches de piano. La vedette ne porte pas de lunettes de vue, sauf si elle veut paraître intello ou pro. Elle sourit à demi, son regard irradie, en coulisse, la pharmacie est ouverte 24 heures sur 24. La vedette prend aussi des poses très étudiées, elle connaît son bon profil, ne fronce jamais les sourcils, ça ride le front, ne rit jamais aux éclats. La vedette se donne du mal pour faire croire qu’elle n’est pas susceptible. Elle se prend au sérieux avec élégance et parle d’elle sans complexe, sa vie et ses névroses sont trépidantes, sa personne est passionnante. Sa thérapie scénique. D’ailleurs, les médias ne veulent pas qu’elle parle d’autre chose que de ses états d’âme, de sa vie privée, de ses ruptures, même s’il arrive qu’un réel cœur d’artiste pulse derrière cette photo figée. On ne lui tendra pas le micro pour contester l’industrie du cinéma, du disque ou de l’édition. On ne lui parle pas de ses inspirations, de sa vision du monde. Ni de son humanité, les vedettes ne sont pas humainement ordinaires. Elles ne disent pas ce qu’elles pensent, ça ne fait pas vendre. La condition de vedette est particulière. Elles ont tendance à toutes se ressembler. Peut-être que les chirurgiens esthétiques courus leur font choisir leurs nouveaux nez, front, pommettes, paupières, lèvres sur un catalogue de saison ? « Tenez, voici la collection printemps-été 2006 ». Lorsqu’un chirurgien est trop à la mode, toutes les femmes se ressemblent et tous les hommes aussi, leurs fronts sont tendus comme des cordes, leurs paupières semblent ouvertes à jamais pour ne jamais dormir et peut-être ne pas mourir. Si vous croisez une célébrité dans les rues parisiennes, vous remarquerez qu’elle est retouchée, son visage a été redessiné pour la lumière cruelle de l’objectif, ce gros œil indiscret et féroce. Certains ont des parties du visage momifiées, certains autres totalement plastifiées, on les reconnaît à peine dans leur emballage. On ne veut pas qu’elles vieillissent comme nous. Puisqu’elles ne sont pas nous. Alors, la masse est cruelle avec la célébrité. Elle n’a pas le droit d’être fatiguée, triste, ridée comme les « normaux ». Il faut bien payer le prix de la gloire. La perfection de l’apparence ne s’arrête pas là. Sur les unes de magazines, les photos sont retouchées à tel point que le grain de la peau s’évanouit, que la gomme numérique a effacé toutes les traces que le bistouri n’avait pu ôter. Le vécu est réparé. La peau est retravaillée, repeinte, sa texture modélisée. La lumière est détournée. L’actualité se nourrit aussi de visages anonymes sur les couvertures de magazine. Ce sera la photo-choc d’une catastrophe, d’un instant tragique, le portrait réaliste d’un inconnu. Là, les retoucheurs se contenteront de recadrer la photo pour laisser la place aux titres du magazine, retravaillent les contrastes, accentuent certains recoins du cliché. L’inconnu sera traité tel une matière brute. C’est ce qu’on aime chez lui, cette réalité crue, saignante et cruelle. L’inconnu n’a pas d’agent qui veille à soustraire les mauvaises photos ou à négocier les coups de souris sur la palette graphique. Les stars, elles, ont leur maquilleur, leur photographe, leur chef opérateur, leur coiffeur particulier et aussi, leur agent, leur secrétaire, leur avocat. Une écurie entière au service de cette formule 1, la réalité filtrée. Les photos aussi de paparazzis sont de vraies-fausses. Pour preuve de leur réalisme « vrai de vrai », le grain de la photo est grossier, les silhouettes légèrement floues, les vedettes paraissent moins apprêtées, à certains égards un peu normales, mais pas trop, juste ce qu’il faut. Il m’arrive de croiser des vedettes, toutes ne sont pas productions, certaines ont du charisme et sont plus belles que sur ces gravures de mode, mais elles sont rares. Vous avez remarqué comme on voit rarement, dans la réalité, des hommes et des femmes beaux. Il y a d’un côté, les « beaux », de l’autre les « normaux ». On les appelle même « The beautiful people ». Une belle personne est observée. Elle ne peut qu’être une vedette, ou représentante d’un pouvoir. Cette beauté préfabriquée, et livrée en kit, construit une galerie olympique, des célébrités au-dessus des « normaux ». La télé se nourrit de tout, après avoir créé cette frontière s’amuse à faire passer un inconnu au stade de célébrité et inversement, on adore les vedettes déchues. On peut diffuser l’avant, le pendant, l’après. On passe une séquence et en même temps ses coulisses, son bêtisier, « enclenchez vos magnétoscopes », dit le présentateur. Les images ont le statut d’archives dès le mois suivant. Ces archives historiques jetables, on les repasse pour se rappeler le bon vieux temps. Le vieillissement des carrières éclairs est accéléré, c’est une technologie issue des laboratoires des producteurs multinationaux qui amortissent leur concept sur la planète entière. Pour suivre la transformation de l’inconnu, on nous le montre toujours qui présente mal, il est timide, maladroit, humilié. Au fur et à mesure, la magie des médias l’a transformé en célébrité conquérante. Nouveau look, nouveau poids, nouvelle façon de se tenir, nouveaux amis, nouvelles amours, nouvelle vie, meilleure forcément. Le bonheur est apparent dans ce royaume des reflets aux couleurs saturées, il est même hystérique, expansif, maniaco-dépressif. Si on costumait les beaux et les normaux de la même manière, qui ferait la différence ? On ne pourrait distinguer les uns des autres. Sauf certains, ceux qui sont habités et qui transparaissent naturellement. Quelques pépites se cachent dans cette meute. On explique aux "normaux" qu’il faut devenir "beaux" comme les "vedettes". On prend soin de ne pas fournir les codes secrets. On ne dit pas qu’être célèbre est un job à plein temps, on garde les secrets de fabrication. L’industrie modélise des images toutes faites, inaccessibles, pour que les hommes et les femmes passent leur temps à s’y conformer en rêve, car l’éveil est leur cauchemar. On raconte que l’argent fait le bonheur. Que posséder résoudra tous les problèmes. Que consommer remplira le vide. Que l’amour s’achète et se vend. Que la solitude est un signe de pauvreté. Et le calme synonyme d’ennui. Si vous n’avez personne à qui parler, vous pourrez vous rendre sur un plateau, pour exprimer ce que vous avez à dire à tout le monde, à la France entière. Parce que ceux qui existent sont dans l’image. Sous les lumières, les « normaux » sont un peu « beaux », peut-être parce qu’ils sourient et paraissent un peu heureux, comme s’ils étaient invités à la fête qui a lieu là-bas, dans cette belle maison posée sur les collines verdoyantes qui dominent la mer. Les ordinaires, entre deux stations, montent dans le train de l’extraordinaire, et descendent à la prochaine. On ne donne que des échantillons. Le merveilleux est sous la lumière, il est commercial. Ces « beaux », ces « vedettes » sont les nobles actuels. Chez les Romains, les nobles étaient les personnes très connues, les fameux. Cette société anoblit des familles entières et leurs descendants. Ils n’ont ni le pouvoir économique, ni le pouvoir politique. Ils sont les figures visibles de la société. On a le papa-vedette, on aura le fils et la fille-vedette. Parce qu’ils font partie de notre famille, ils ont grandi sous nos yeux, les petits dans la couveuse de nos écrans. Ils sont aussi à nous, qu’ils le veuillent ou non, c’est idem. Ce système maltraite tout particulièrement les femmes, avec une acidulée perversité. Le symbole de beauté qu’elles sont censées incarner a été conçu dans la tête d’hommes qui n’aiment pas les femmes, se souciant peu de leur souffrance. Elles n’ont pas le droit de manger, ni celui d’exister passé l’âge de trente ans, et encore. Les femmes sont condamnées à chercher à s’y maintenir tout le reste de leur vie. Le botox sera leur meilleur ami, une petite injection analgésique à la pause déjeuner, cela donnera un coup de fouet. Quand se révolteront-elles ? Pendant ce temps-là, les hommes s’en donnent à cœur joie, toujours plus beaux, soignés, ils ne souffrent pas. Ils dominent toujours, gagnant la guerre des sexes, à tous les coups. Peu de femmes peuvent atteindre le niveau de ces figures chimériques façonnées par les hommes. Si elles l’atteignent, elles deviennent des icônes, des championnes, mieux, des Reines. Les critères d’exigence pour une femme sont maintenus si hauts que les autres femmes, majoritaires, semblent être des "hommasses" à côté d’elles. Tandis que les hommes, qui valorisent leur défaut, si sexy, peuvent tranquillement faire accepter tous leurs travers à la société qui les valorise. Ils ont tous les avantages. L’esprit est chassé à coup de représentations javellisées. Dans ce monde creux, les idées sont désertes. Les programmes politiques, déprogrammés. Les Hommes ont soif. Ils ont aussi faim d’autre chose. La révolution n’aura pas lieu. Néanmoins, tout le monde le sent, le redoute ou l’attend comme une libération : le bogue est imminent. La matière combat l’esprit. Elle ne pourra tuer le souffle. Le matérialisme veut étouffer son adversaire, en contrôlant les sources d’inspiration, en maintenant une respiration artificielle, en créant un mouvement simulé d’expiration. Il prend les choses, les expirant seulement. Quant à l’inspiration, le matérialisme n’est pas parvenu à la reproduire, parce qu’il n’a jamais su répondre au pourquoi, là où pourtant, tout commence. L’évolution humaine ne peut ralentir. Un frémissement amorcera la fissure. Il fendillera le mur des certitudes. Parce que le fluide se glissera dans ce monde sous vide, l’appel d’air produira un effondrement. L’esprit n’a pas dit son dernier mot. La matière ne peut pas se porter seule, elle a besoin de l’essence qui la soutient. Le souffle peut tout souffler. Ce vent s’approche de nous, il vient des étoiles. Natacha Quester-Séméon, Paris,
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Reflets de nuit, Place Maubert
Natacha Quester-Séméon
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