Ce monde est celui bien artificieux de la haute couture, de ses défilés et de ses gourous exaltés et gesticulants.
Dans cet univers, les mots "maigreur", "décharné", "squelettique", "cadavérique" ne figurent plus dans le vocabulaire usuel. Il sont remplacés par "finesse", "minceur", "filiforme", "pâleur".

Autant dire qu’ici, "anorexie" est un gros mot, tout au plus une pathologie réservée aux ados en mal d’identité.

Pour Karl Lagerfeld, par exemple, qui se défend de n’avoir jamais posé un bout de tissu signé Chanel sur un mannequin anorexique, le corps mode d’aujourd’hui, c’est :
"une silhouette faite au moule, d’une étroitesse incroyable, avec des bras et des jambes interminables, un cou très long et une très petite tête"...

(A se demander, à la relecture de cette définition, si un certain extraterrestre gentil créé par S. Spielberg, n’aurait pas laissé quelques traces indélébiles dans son imaginaire conceptuel...)

En d’autres termes, ces jeunes femmes d’1 m 80 pour 53 kg aux yeux enfoncés dans leurs orbites et au teint blafard, constituent la norme.
Bien entendu, il est hors de question, dans ces prestigieuses maisons, d’exercer un quelconque dictat sur les mannequins vedettes, pas plus qu’on ne pourrait les suspecter de se livrer à une sélection par le poids et les mensurations.

D’ailleurs on se demande bien qui aurait intérêt, dans ce milieu où hypocrisie, snobisme, et nombrilisme sont de véritables fondements, a faire un état des lieux de pratiques que tout le monde connaît et que n’importe quel média d’investigation est en mesure de démontrer depuis des années.

Alors au royaume de la fringue élitiste, on continue de nier avec dédain et aplomb, affirmant que pas de ça chez nous, et que si dérives il y a, il convient d’aller frapper à la porte d’à coté.

Mais qui n’a pas compris qu’au-delà du pitoyable désaveu de cette chapelle enferrée dans ses frasques mondaines et ses peopleries pour jet-seteur désœuvré, la triste réalité prend forme à travers ces filles recrutées de plus en plus jeunes (16, 15 voire 14 ans !...), initiées au plus tôt à la dictature du kg et du cm, et à qui on fait comprendre avec une violence inouïe que leur corps n’a d’autre vocation que celle de s’adapter au vêtement issu du génie créatif du maître, et surtout pas le contraire !

Un véritable asservissement aux caprices de stylistes toujours plus égocentriques et volubiles, qui pousse des jeunes femmes à voler de casting en casting, leurs mensurations en poche, farouchement déterminées à brader leur santé pour les deux kilos qui vont leur permettre de signer un défilé ou une séance photos.

Le tout sous omerta parfaitement hermétique dans laquelle elles se murent en n’hésitant pas un instant à vous jurer qu’elles s’alimentent normalement, qu’elles ne s’impose rien, ne subissent aucune pression et que leur tour de poignet (qui laisserait glisser une gourmette de baptême) est dû à leur morphologie naturelle.

Personne pour dissuader ces fantômes déjà « transparents » de se lancer malgré tout dans des régimes draconiens deux mois avant un défilé important, allant même jusqu’à stopper dans les derniers jours toute alimentation !

Personne pour s’indigner de ces mannequins qui meurent d’épuisement au terme d’une présentation, pas plus de scrupules devant ces corps si décharnés qu’ils ne supportent plus aucun traitement et disparaissent, et encore moins à l’idée de ces milliers de gamines anorexiques qui s’identifient à ces destins parfois tragiques et qui marchent au bord de cette spirale infernale qui leur tend outrageusement les bras.

Dire qu’il serait grand temps de ralentir cette course indigne au canon de maigreur imposé par quelques illuminés de la mode internationale est une gageure. Qui peut décemment soutenir que les excentricités et les exigences farfelues de ces soi-disant créateurs, justifient que l’on laisse perdurer une telle surenchère de l’absurde ?

L’univers fantasmagorique de ces dieux vivants de la fripe n’est-il donc peuplé que de "femmes cintres", qu’il leur soit impossible de concevoir des modèles adaptés à des morphologies qui collent un peu plus à la normalité ?

La réponse est oui à en croire les gens de chez S. Rykiel, qui considèrent "qu’une femme mince porte mieux le vêtement"...

Quant à l’idée de se diriger vers une réglementation qui tendrait à enrayer cette escalade à la minceur, l’argument est implacable : "La mode est un art, appliqué certes, mais un art quand même. On n’a pas le droit de censurer quand il s’agit d’art. La mode vend du rêve, et le rêve se nourrit de l’extrême..."

Dans le même registre, la Fédération française de couture estime que la mode "ne se réglemente pas" et que si des mesures étaient prises dans ce sens, "tout le monde rigolerait".

Fermez le ban !..

Il est bien évident qu’à la lecture d’un tel déballage d’inepties de la bouche même de représentants de la profession, l’idée d’une remise en question sur le modèle de ce qui s’est engagé en

Espagne, n’a pas vocation à voir le jour.
Une rigidité qui, à l’avenir, va les obliger à revoir les copies de leurs grand-messes du prêt-à-porter, et à plancher sur un concept de présentation de collections... en fauteuils roulants.

L’inflexibilité désolante de ces irresponsables bien au chaud dans la bulle de leur petit monde artificiel à paillettes, ne les empêchera pas de se garder d’endosser une quelconque responsabilité dans les dérives à venir de ce phénomène.

Et quand bien même ils auraient fait preuve de légèreté, nul doute que nous sera faite la démonstration que l’art vaut bien quelques sacrifices...


Karl Lagerfeld, le vrai...