Les maux du monde
Ce billet est une réaction consécutive au supplément Livres du Monde daté du 10 novembre 2006, avec son dossier présentant quelques ouvrages portant sur la « société capitaliste »
Mots du Monde sur Les maux du capitalisme, ainsi se présente le trop léger mais instructif dossier sur les dernières parutions de livres ayant pour point commun de sonder les travers et autres maux dont souffrent nos sociétés, et comme le sous-entend l’intitulé de ce dossier, ce serait le capitalisme qui engendrerait ces « pathologies ». Le Monde des livres du 10 novembre 2006 offre un panorama assez édifiant de l’état actuel des sociétés occidentales tel qu’il est analysé par des intellectuels de formations et parcours distincts. C’est dire si en recoupant tous les éléments de ce dossier on pourrait tracer un tableau presque complet de la crise que vivent les individus au sein des nations européennes. Sous réserve bien entendu que les recensions et critiques soient fiables, résumant la pensée de chaque auteur sans la trahir ni en occulter des points essentiels. Sans oublier que si l’exhaustivité est impossible, la représentativité des courants ne l’est pas, et sur ce point, on est en droit de supposer que des livres importants sont occultés, ne serait-ce que celui de Michel Bounan qui traite de manière originale le pathos contemporain à la lumière du passé. L’intérêt de ce panorama est double. Outre qu’il fournit une vision « multi-oculaire » du présent, il laisse transparaître les approches radicalement nouvelles, ou alors leur absence.
L’état de la pensée sur la société occidentale offre trois types d’approche, semble-t-il. L’une qui relève de l’idéologie, sociologique ou politique ; les deux autres, de l’anthropologie sociale.
Dans la première approche, on notera la présence des frères ennemis, forces idéologiques déjà présentes il y a quarante ans. Dans le camp de « gauche », Pour une critique mélancolique de la gauche, recueil de textes farouchement opposés au capitalisme, sous la direction de Philippe Corcuff et Alain Maillard (Textuel). Rien de bien neuf, juste une actualisation de la vulgate marxiste organisée autour de l’hypothèse d’un capitalisme parvenu à bout de souffle ou alors insupportable, moralement parlant, au point que les forces opposées vont le congédier pour inventer un après-capitalisme. Bref, une vraie rupture, mais aussi une vraie illusion.
De l’autre camp, Raymond Boudon publie Eloge du sens commun (Odile Jacob). On sait où on se situe, au sein d’une approche empiriste, raisonnée et libérale, dans le sillage de Pareto, Weber et bien entendu Aron (que célèbre actuellement Nicolas Baverez). Selon Boudon, la distance entre le politique et les citoyens tient à un relativisme qui désoriente les individus, alors que la démocratie est dominée par les conflits d’intérêt avec comme résultat le triomphe des plus forts. Pour y remédier, il serait bon de reconstruire un sens commun en développant une approche rationnelle des sentiments moraux qui serait partagée et acceptée par tous. Ainsi pourrait être renouvelée la démocratie qui serait guérie de ses tendances à devenir une jungle, terrain de prédilection des forts et autres prédateurs. Le principe de cette pensée est étonnamment simple si on se réfère à la sociologie de Pareto, sa distinction entre les résidus et dérivations en premier lieu. Ensuite, Pareto voit deux modèles extrêmes de société, l’un déterminé par l’instinct, l’animalité, et l’autre par les décisions et conduites raisonnées et logico-expérimentales (voir Les étapes de la pensée sociologique d’Aron, p. 453). Boudon propose de rectifier la jungle économique en l’humanisant et la mettant sous le contrôle d’une morale rationnelle.
Nous voilà donc avec deux pensées idéologiques distinctes ; on positionnera un petit livre qui sera au centre de ce qui devient un triptyque. Frédéric Lebaron, dans Ordre monétaire ou chaos (Ed. du croquant) tente de montrer l’utopie révolutionnaire incarnée par les gouvernants de la BCE dont les décisions économiques reposent sur la croyance en un marché autorégulateur, ce qui, déduction logique, dispense les politiques de mener des politiques économiques. C’est amoral ou immoral, diront les uns. Les autres conviendront qu’il faut remettre de l’ordre moral dans le système (Boudon) ou bien renverser le système (antilibéralisme).
S’il est utile de fournir des théories générales sur le système, pour le changer ou l’améliorer, il ne faut pas négliger l’essentiel. Capitalisme, moral ou amoral, socialisme, démocratie... oui, mais ce sont des hommes qui par leurs actions combinées façonnent ce système, et ce sont les mêmes qui le subissent ou en profitent, avec un cortège de satisfactions et de douleurs. D’où toute une mouvance aux confins de la sociologie, la philosophie et la sociologie.
Le dossier du Monde accorde une place de choix au livre d’Axel Honneth, La société du mépris (La découverte). Il faut dire que lorsqu’on dirige l’institut fondé par Horkheimer et que, par ailleurs, on occupe la chaire laissée vacante par Jürgen Habermas, on ne passe pas inaperçu. Honneth livre une analyse sur le mal être des individus dans nos sociétés contemporaines. Plus que l’individu, c’est le sujet, au sens philosophique, qui est visé, un sujet qui pour se « réaliser » a besoin de trois éléments, l’amour et l’amitié, un système étatique et juridique lui offrant une reconnaissance abstraite mais efficace, et enfin une reconnaissance positive de ce qu’il est dans son « existence culturelle ». C’est ce terme, le plus important, qui fait défaut à un grand nombre, selon Honneth, phénomène dont la genèse est pour une bonne part causée par le capitalisme. Les individus peinent à s’émanciper et à se situer. Se situer, le mot est juste, car il traduit l’interaction entre sujet et monde, entre une conscience constituée par soi autant que par les images exprimées renvoyées par la société, ses membres et ses différentes instances représentatives, les miroirs médiatiques notamment. De cet ensemble résultera la considération ou le mépris, voire l’indifférence. A noter que cette étude, méritant plus que ces quelques lignes de commentaires, complète utilement les analyses menées par Alain Ehrenberg sur la fatigue des individus qui peinent à « agir pour être eux-mêmes », et pourrait-on dire, qui peinent d’autant plus qu’ils sont méprisés ou ignorés.
Quelques-uns avaient annoncé la mort du sujet, il y a quarante ans. Mais non, le sujet est revenu, et disons que s’il en est qui s’accomplissent à travers une puissance d’exister, pas forcément hédoniste, qui sont reconnus, se sont réalisés en amour(s) et matérialités, le grand nombre vit autrement et donc, le sujet ne se porte pas bien, mais au moins, à travers les maux, le sujet existe, comme toujours d’ailleurs. L’homme est double, à la fois volonté et représentation. La société aussi, elle a des efficiences, des ressorts mais aussi des médiations rationnelles et symboliques. Comment les gens agissent et comment se voient-ils ? C’est cette seconde question qui domine dans les essais de Guillaume Erner, La société des victimes (La découverte) et de Gilles Lipovetsky, La société de déception (Textuel) La société serait devenue hypersensible à la souffrance et se complairait dans un consensus compassionnel. Si l’on analyse l’étendue des dons offerts aux ONG et autres associations, les opérations médiatiques, pièces jaunes, Téléthon, enrôlement des people dans nombres d’associations et de jeu télévisuels où ils se donnent pour que les gens donnent, on ne peut que souscrire à ce constat, et comprendre par quels détours le sentiment de déception s’enracine dans les consciences. Cellules psychologiques de mise. Un bémol à ce constat : dans la réalité, les choses sont sensiblement différentes. Les uns marchent dans la rue sans voir les SDF, les autres, jeunes souvent, ont quelque propension à devenir insensibles, quitte pour les plus extrêmes à faire des victimes. Cela dit, nous redécouvrons que l’homme est un animal émotionnel. Au cas où nous l’aurions oublié.
Dernier ouvrage à s’inscrire dans ce panorama, celui de Bernard Stiegler, Télécratie contre démocratie, paru chez Flammarion, sans doute parce qu’il vise un public plus large que ces études plus savantes éditées chez Galilée. Rien de très neuf. Stiegler, comme les autres, trace un diagnostic des maux contemporains. L’approche est intéressante car elle traite à la fois des médiations symboliques et médiatiques, et de l’investissement de l’individu, soit dans un but égoïste, soit dans un horizon participatif, ce dernier étant, comme on s’en doute, en voie de délitement. Et donc, une proposition, renverser cette tendance et réinventer la puissance publique. Si pour Boudon, le capitalisme est devenu le terrain de prédilection de l’amorale prédation, pouvant être corrigé par la rationalité morale et politique, Stiegler verrait plutôt un détournement populiste et se propose de réenchanter la vie à l’ère technologique en développant un nouvel esprit public. La solution serait donc d’articuler l’individuel au social. Ces vœux, nul ne contestera leur bien-fondé, mais a-t-on le moyen de transformer l’individualisme égoïste en un individualisme participatif, et ce projet est-il aussi émancipateur que l’auteur, membre de l’élite publique, veut bien le croire ? Méfions-nous de l’embrigadement, et en fin de compte, d’une récupération de l’action publique au profit des mêmes. Et mieux vaut un égoïste vertueux qu’un agitateur public vicié (cette précision servant à dénoncer quelques penchants manichéens). Sinon, je partage avec Stiegler la recommandation de placer l’enseignement et la culture comme priorités que les politiques doivent mettre devant toutes les autres. Plutôt l’instruction civique, la philosophie, la culture économique que le service civique !
Difficile de faire une synthèse, mais une chose est certaine, la société qui se fera dépendra de la nature des hommes, de la manière dont ils se représentent la société, en s’évaluant, en se positionnant, en interagissant avec un milieu social, en utilisant les objets technologiques, en vivant des émotions, en élaborant des rapports symboliques. Rien de bien neuf, aurais-je envie de conclure. Au bout du compte, une docte perplexité sur la puissance d’action et de représentation des sujets, des doutes, des contradictions. A mon avis, la place de la technique n’apparaît pas, et c’est là qu’un impensé interdit à la société de se projeter dans l’avenir. Car sans connaître quels sont les leviers et ressorts, on ne peut savoir où on peut aller. Restent aussi les questions économiques, importantes mais au bout du compte, si disparités de revenus il y a, c’est que l’homme génère ce phénomène qui, selon Pareto, semble inéluctable et constitutif de la « société naturelle ». Par naturel, j’entends l’homme, la société et la technique. Quand cette inéluctabilité aura été conjurée, avec d’autres, comme la guerre et la domination prédatrice, alors un monde nouveau émergera. L’Occident se sera alors métamorphosé par on ne sait quel miracle.
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