Les méandres de la propagande, perspective générale
En 1962, le philosophe Ellul publiait un ouvrage portant ce titre, Propagandes (réédité en 1990 chez Economica) Ce livre fait apparaître pour la première fois le caractère omniprésent, multiforme, de la propagande, tout en montrant deux états de fait, d’une part la complicité entre la propagande et les individus pris comme cible, autrement dit les « propagandés » et d’autre part, le caractère « consubstantiel » de la propagande à la société technicienne. Autrement dit, nous sommes face à un produit de la technique qui modifie notre milieu. Si l’on admet qu’Ellul est l’un des penseurs de la technique les plus importants, alors on accordera un crédit tout particulier à cette analyse de la propagande dont les subtilités nous éclairent plus que d’autres ouvrages récents sur la désinformation, l’empire de la publicité, la domination de l’image, les dérives populistes, etc. A mon sens, la partie qui se développe actuellement a commencé avec l’ère de la technique industrielle, tout en se transformant, se modernisant, avec des étapes liées aux changements d’instruments de communication, des contenus qui y transitent, des opinions et autres phénomènes culturels dont on peut dire qu’ils sont pour une part essentielle un produit du système de la propagande. Ellul, par sa puissance de pensée appliquée à une période déterminante, celle qui conduit de 1900 à 1970, trace un tableau saisissant. La thèse développée par Ellul est parfaitement adaptée à la compréhension de cette télécratie que les sociétés ont produite.
Première question. Qu’est-ce que la propagande et à quoi sert-elle ? Voici quelques éléments de réponses apportées par Ellul dans le premier chapitre consacré aux caractères de la propagande.
« Toute propagande moderne profite de la structure de masse mais exploite le sentiment d’auto-affirmation de l’individu, et les deux actions doivent être menées conjointement, simultanément (...) les auditeurs de radio, les spectateurs de cinéma... reçoivent les mêmes impulsions et impressions, se trouvent axés sur les mêmes centres d’intérêt, éprouvent les mêmes sentiments (...) C’est réellement une masse psychologique, sinon biologique. Les individus sont modifiés par cette existence, même s’ils ne le savent pas (...) C’est cette situation de foule solitaire, ou d’individu isolé dans la masse (...) qui se trouve utilisé en même temps que confirmé par les moyens de communication de masse (...) qui permettent d’atteindre l’homme individuel intégré dans une masse. » (p. 20)
« Il s’agit d’atteindre et d’intégrer tout l’homme et tous les hommes (...) par le mythe qu’elle crée, la propagande, elle, impose une image globale, de connaissance intuitive qui n’est susceptible que d’une interprétation, unique, unilatérale, et qui exclut toute divergence. Et ce mythe prend une telle envergure qu’il envahit tout le champ de la conscience. » (p. 22) « Le but de cette propagande, c’est d’obtenir un acte de l’individu. Il faut l’obtenir avec un maximum d’efficacité et le maximum d’économie. On ne s’adressera donc pas, normalement, à son intelligence, car le processus de la conviction intellectuelle est long, aléatoire (...) C’est très rarement à la suite d’une pure idée que l’individu entreprend d’agir (...), toutefois la participation peut être active ou passive : active si on a pu mobiliser l’homme pour l’action ; passive, si l’individu atteint par la propagande n’agit pas directement mais se fait le supporter de l’action, psychiquement. » (pp. 37-38)
Ces lignes écrites en 1962 constituent une bonne base pour caractériser ce qu’est la propagande et savoir en saisir les tenants et aboutissants dans notre société, pour autant que nous soyons capables de la débusquer. Donc, les questions : comment et pourquoi la propagande ?
Il s’agit d’exercer une influence psychique univoque sur un groupe d’individus. Autrement dit, de réduire du multiple à l’unité. Faire que le groupe agisse comme un seul homme, en ayant une vision commune identique, mais de telle sorte que chaque individu se sente unique. La propagande sert à produire ce que j’ai appelé une entité mixte qui caractérise une certaine cohésion d’un groupe uni dans l’action cohérente et la conscience partagée. Ainsi, « l’esprit de corps » chez Khaldûn ou le ressort chez Montesquieu sont des exemples de mixte. La genèse de « l’esprit de corps » est inhérente à une tribu de nomades qui le produit à partir d’elle-même, naturellement pour ainsi dire, pour répondre à une finalité qui est la solidarité et la pérennité du groupe. Le ressort républicain qu’est la vertu est produit grâce à l’instruction, l’éducation, la transmission, avec comme finalité le bon fonctionnement de la société. Cette vertu est en principe exercée par tous, comme un ressort au service du bien public.
Si la propagande produit également une sorte de ressort commun à un groupe, elle le fait de l’extérieur, comme l’a bien explicité Ellul. Il y a séparation entre le propagandeur et le propagandé. Le groupe ayant fait l’objet d’une propagande obéit et agit comme un seul homme, ou bien supporte cette action, au nom d’une cause qui, le plus souvent, n’a pas été produite ni choisie, mais implantée en lui pour servir un dessein pensé par d’autres. La propagande est aussi l’ancêtre du management, une forme de technique de l’humain pris comme moyen, que l’on formate dans son âme pour qu’il agisse conformément à des directives ; mais en jouant de la ruse de l’affectif. Le propagandé se alors sent reconnu, valorisé, acquérant de ce fait une estime ; et le subtil Ellul l’a bien vu, la propagande joue sur le besoin d’auto-affirmation de l’individu. Les technologies d’influence psychique ne datent pas d’hier. Déjà, Machiavel traçait quelques conseils aux puissants pour gagner l’adhésion des gouvernés, à coup de messages suscitant et la crainte et l’espérance. Ce qui caractérise la propagande à l’ère industrielle, c’est, comme l’explicite Ellul, qu’elle prend racine sur la situation de l’homme laissé à son isolement, dans un contexte de prospérité matérielle et de déclin des anciennes médiations symboliques, valeurs, religions, idéologies, médiations qui permettaient une relative « connivence sociale » à l’échelle des nations (voir Renan, par exemple)
Dans notre monde contemporain, la propagande est omniprésente, multiforme, servant différents objectifs, sans impliquer obligatoirement une nécessité éthique. Si je devais traduire le fond de la pensée d’Ellul, alors je paraphraserais Cabanis en affirmant que la société industrielle fabrique de la propagande comme le foie sécrète la bile. En soulignant, comme le fit Ellul, que la propagande n’est pas forcément liée aux forces totalitaires (nazisme, soviétisme). La propagande est utilisée par les grands groupes industriels équipés en experts dans le marketing, la publicité, le lobbying, le public relation. La propagande peut aussi participer au fonctionnement de la démocratie lorsque la pluralité s’exerce selon des règles d’équité, ou bien de certaines causes comme une recherche médicale financée par l’un des systèmes de propagande le plus abouti, le Téléthon. Cela dit, si on prend le cas des propagandes démocratiques, dans un contexte bipolaire ou multipolaire, il n’est pas certain que ce moyen puisse servir la cause noble d’une société qui se pense dans un horizon. Si on suit le raisonnement d’Ellul, un moyen « détourné » tel que la propagande ne peut pas aboutir à une fin « bonne ». Et là, ça se discute. Parce que cette affaire du Téléthon me pose un sacré problème.
L’emploi exagéré de la propagande traduit bien l’évolution de la société industrielle qui ne se contente pas seulement d’en appeler au libre-arbitre de l’agent économique rationnel mais agit de telle manière qu’en manipulant les esprits, on obtient une coopération d’un groupe d’individus dans une tâche spécifique dont l’efficacité repose sur l’usage ajusté de cet instrument de manipulation. Ici, ce n’est plus l’énergie hydraulique, physique, qui est arraisonnée par la centrale sur le Rhin (image célèbre de Heidegger) mais l’énergie psychique des individus ; qu’il s’agisse d’acheter, d’adhérer à un parti, de voter, d’informer, de participer à une cause. Et tout ce processus se fait avec la complicité des propagandés. Affaire à suivre...
Décidons alors de faire de la propagande un des thêmata essentiels orientant le journalisme indépendant et le champ analytique citoyen, à l’instar des thêmata gouvernant les pratiques scientifiques (selon la thèse de Gerald Holton). La propagande est dans l’actualité, celle de la campagne politique pour 2007 avec ses activistes du Net, du Téléthon qui arrive, des récentes productions sur la planète en péril. La propagande est aussi présente dans le champ intellectuel de ces derniers mois, en filigrane dans le récent texte de Bernard Stiegler sur la télécratie, et explicitement dans un recueil de textes consacrés à Ellul, sous la direction de Patrick Troude-Chastenet.
Si, comme on le pressent, la propagande consiste à mettre une prothèse rationnelle aux individus, autrement dit des œillères mentales lui imposant de voir le réel d’une certaine manière, alors, sous réserve que ce dispositif soit néfaste à l’avancée humaine vers la civilisation, avec l’avènement de la liberté, tâchons d’assumer l’héritage d’Ellul, avec joie, responsabilité, compétence, enthousiasme, élégance... Le bonheur d’être subversif et de conjurer cet empire qui fait de l’humain une matière modelable au service d’intérêts souvent privés et particuliers.
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