Les Sciences humaines contre l’amour
Quelque charabia à propos du recours aux analyses impersonnelles pour créer du lien.
Freud et Durkheim (pour faire court) ont enfanté un hydre à deux têtes, la science humaine. Pour faire encore plus court, l’une de ces têtes s’intéresse à l’individu, c’est la psychologie. La seconde s’intéresse au(x) collectif(s), c’est la sociologie. Le problème de cette science humaine, c’est qu’aucune d’elles ne s’intéresse à l’humain. Elles s’attaquent à leur objet comme à un problème à résoudre. Pour comprendre la plaie, voir ce qu’il y a dedans, il faut agrandir la blessure, pas la cicatriser.
Le 20ème siècle a été absolument terrible de cruauté analytique. Tout a été décortiqué, épuisé, toute précision était nécessaire, toute stérilité était requise. Il fallait aller plus vite et plus fort, fabriquer de nouveaux moteurs était une course en soi. Les chars d’assaut ont remplacé les chevaux ; la mandoline fut coupée au fil du front. Hiroshima et Nagasaki ont été des portes ouvertes sur rien d’autre que des chairs ouvertes et des espaces à délaisser. Pour comprendre quoi pouvait bien concevoir ces moteurs à explosions, la curiosité du genre humain a enfanté la science humaine. La question n’était pas de comprendre qui. Que ce soit en psychologie ou en sociologie, la généralisation est une nécessité. On se fout pas mal des personnes.
Contre la science, il y a l’art. Les musiciens psychédéliques des années 60 ont chanté l’amour à un degré d’intensité tel qu’il ne pouvait que masquer la grande angoisse de la jeunesse vis-à-vis des traumatismes de leurs parents pendant la guerre et des technologies potentiellement annihilatrices qui s’y sont manifestées - sous la forme de champignons. L’amour n’a pas suffi. Seul un retour à l’analyse était possible. Comprendre quoi, encore. Qui devenant quoi, objet de verbalisation infinie, jamais résolu avant d’être éteint. Tant de spécialistes à entendre. Plus aucune velléité de science. Une pratique qui tourne à vide.
Je me suis toujours méfié instinctivement des psys. Quelqu’un de qui je n’ai pas été proche autrement que parce que j’aimais sa fille à la folie m’a indiqué une fois que ça marche sur la frustration, ce qui m’a dévoilé pourquoi (depuis, je me méfie également des belles-mères). En fait, il faut revenir pour reprendre la parole, et être au centre. Être au centre, c’est ne toucher aucune des parois du cercle, c’est être nulle part, et donc n’entretenir aucune relation. J’ai compris par trois expériences personnelles à quel point le conseil « vas chez un psy » ne cache au fond qu’une paresse d’aimer. A la demande d’intimité ne peut plus répondre que le besoin de l’écarter. Nous sommes trop intimes avec nous-mêmes par les autres, et pas assez avec les autres par nous-mêmes. Prendre soin de soi nous consume trop.
Rire et faire l’amour, c’est un beau programme. Mais il nous faut pleurer aussi. Or, la compassion ne fait plus partie de l’amour. Nous la déléguons à des spécialistes, et après nous nous plaignons que les relations que nous entretenons avec nos proches manquent de densité. La société qui en découle en coule, ne fait plus société, n’engendre que des individus sourds les uns aux autres, qui revendiquent une empathie virtuelle par le biais des réseaux en ligne. Dès lors que la compassion se monnaye comme le sexe, que la satisfaction des besoins spirituels est au même tarif que celle des désirs corporels, il n’y a plus de raison d’établir un contact. Parler et jouir, deux faces de la même pièce (d’argent, de théâtre). Rappelez-vous le Marquis de Sade.
L’humanité de façade peut donc se cacher derrière un masque, se simuler sa mansuétude face à ces personnes âgées qui meurent d’une maladie bénigne, qui meurent de la mort de leur vieil âge. Elles seront enterrées, comme il se doit, dans le silence, et pour un coût moyen à ce jour de 3500€ par tête. On les pleurera une dernière fois, dans ces églises, ces temples, ces mosquées que les anciens nous ont laissés pour nous faire croire que nous avons été pieux et que nous pouvons l’être de nouveau. Une fois de temps en temps, en fait.
Nous sommes en cette année 2020 après Jean-Claude (Van Damme) 7 794 799 000 êtres humains sur ce minuscule bout de Terre. Si l’attention et la reconnaissance sont les biens les plus estimés sur une planète où vous mesurez votre succès en nombre de likes sur Facebook et Twitter, la lutte, qui est déjà rude, va s’amplifier avec les années. Nous n’aurons jamais vu autant de gens qui s’aiment les uns les autres. Et comme pour tout le reste, il y aura des plus en plus pauvres et des plus en plus riches. Les plus pauvres parleront à leurs amis de leurs échecs, si les mots ne leur manquent pas. Les plus riches n’auront pas le temps, ils devront vérifier l’état du yacht avec l’épouse rencontrée au rallye de leur jeunesse. Ceux au milieu, les malchanceux, iront chez le psy, pleurer leurs divorces, pleurer leurs morts, pleurer leur mort prochaine.
Afin d’achever ce texte sur ce paragraphe apocalyptique et m'en procurer un peu de plaisir, j’ai succombé à la sociologie de bas-étage. A l’observation lointaine et inexacte. A la théorie. A l'imagination. Au masque, il va falloir ajouter le bandeau.
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