Lévi-Strauss, bientôt 100 ans mais l’indifférence
Lévi-Strauss aura 100 ans le 28 novembre 2008. Pas Oscar, inventeur du "blue-jean" décédé en 1902, mais Claude, anthropologue, ethnologue et philosophe français né par hasard à Bruxelles. Alors que le monde vit des bouleversement sociétaux et environnementaux importants et même vitaux, et alors que "La Pléiade" a publié en début d’année ses œuvres, les consciences les plus éclairées semblent avoir oublié celui qui, pourtant, nous avait alertés...
Claude Levi-Strauss est un petit bonhomme qui ne paye pas de mine avec ses grandes lunettes rondes. Retiré du monde au crépuscule de sa vie, il laisse une œuvre immense et visionnaire. Observateur respectueux des peuplades primitives, il a tenté de nous éveiller sur ce rapport à la nature si particulier qu’elles n’ont jamais oublié, non aveuglées par leur orgueil d’"êtres civilisés".
En 2005, dans une de ses trop rares interventions télévisuelles il sentenciait ainsi notre monde : « Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne - si je puis dire - et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. »
Et pourtant, Claude Levi-Strauss n’a cessé d’alerter sur ce monde actuel et celui à venir. Travaillant sur le langage et la structure sociale des sociétés primitives, l’ancien professeur de philosophie du lycée de Mont-de-Marsan est ainsi allé au-delà de Durkheim et Freud auxquels il reprochait une vision trop occidentale de leurs sciences. Voyageur infatigable, ethnologue, Claude Levi-Strauss est assurément l’un des plus immenses penseurs de l’histoire du monde et des hommes. Son discours à l’ONU contre le racisme dans les années 50 est un modèle ultime de la primauté de l’intelligence sur l’ignorance, donc la bêtise.
Membre de l’Académie française depuis 1973, mais aussi de l’Académie of Sciences (Etats-Unis), de l’Académie britannique, de l’Académie royale des Pays-Bas et de l’Académie norvégienne des lettres et des sciences, ce citoyen du monde a été décoré en Belgique, au Brésil et au Japon. Docteur honoris causa de quinze universités à travers le monde, il semble pourtant que la France l’ait aujourd’hui oublié même s’il a été nommé en 2005 au musée du Quai-Branly.
Faire de 2008 l’Année des peuples et de la nature, rendre hommage à Claude Levi-Strauss par des événements touchant les scolaires, déterrer Race et histoire, Tristes tropiques, Histoire de lynx et toutes ses œuvres si bien écrites, abordables et à l’écho si puissant dans un monde hanté par sa destruction programmée, aurait pu être la première pierre pour, si ce n’est bâtir, au moins réfléchir à ce monde qui s’annonce.
Au début de l’année, Le Nouvel Obs consacrait un numéro à Claude Levi-Strauss, mais, depuis, rien. Un silence oppressant envers celui qui déclarait dès 1955 : « Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. »
Face à un monde "mondialiste", niant les civilisations, les différences de chacun et se repliant sur lui-même dans des réflexes primitifs grégaires (création de micro-Etats dans des grandes nations), la voix de Claude Levi-Strauss ré(ai)sonne dans le vide. Le petit Juif raillé dans les cours d’école de son enfance ("Se découvrir subitement contesté par une communauté dont on croyait être partie intégrante peut conduire un jeune esprit à prendre quelque distance à l’égard de la réalité sociale, contraint qu’il est de la considérer simultanément du dedans où il se sent et du dehors où on le met », déclarera-t-il plus tard), doit quasiment changer de nom lorsqu’il débarque à l’université de New York en 1940 - après avoir demandé à enseigner à Vichy peu de temps avant - lorsqu’on lui a expliqué que les étudiants vont le prendre pour Oscar Levi-Strauss inventeur du blue-jean !
Claude Levi-Strauss va avoir 100 ans. Tout le monde s’en fout. La télévision nous fait croire que découvrir l’autre est faire l’abruti dans un "loft", que se découvrir soi-même est jouer au Robinson sur une île déserte avec ou sans greluches à fort coefficient mammaire ; les émissions sur le monde sauvage sont toutes à la gloire d’un présentateur à l’ego démesuré... dans la presse on se gausse d’inutile, de superficiel, etc. Mais les choses vraies, réelles, dures à entendre, où sont-elles ?
Au crépuscule de sa vie, Claude Levi-Strauss pourra se targuer d’avoir eu raison dans ses œuvres ; d’avoir su donner à voir l’intelligence de ces sociétés primitives qui ont 10 000 ans d’histoire derrière elles, et sans doute plus que nos sociétés occidentales devant elles. Notre monde s’effondre de n’avoir pas su se souvenir de son histoire ; de n’avoir su utiliser le ciment du passé pour construire l’avenir. Et pendant ce temps-là, Claude Levi-Strauss va avoir 100 ans...
Triste topic.
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