Loi « post-charlie » sur le renseignement : troquer sa liberté contre plus de sécurité
Peu après les attentats du 11 septembre 2001, l'administration Bush a fait passer en force le Patriot Act, consacrant des pouvoirs que peu avaient compris, sans vrai débat ni examen juridique, ”. Le Premier ministre Manuel Valls prétend que le projet de loi français n'a rien à voir avec le Patriot Act, mais autoriser une surveillance d'une telle portée nécessite une réflexion approfondie, plutôt qu'un passage précipité au Parlement.
Loi sur le Renseignement : pourquoi vous avez tort de ne pas vous y intéresser
Vous n'êtes pas juriste, vous n'êtes pas geek et vous ne comprenez pas pourquoi le débat sur les moyens de lutter contre les terroristes vous concerne ? Cet article est pour vous. Promis, vous ne verrez plus le projet de loi de la même façon.
La mobilisation des organisations de défense des libertés civiles contre le projet de loi sur le renseignement est inversement proportionnelle à l'intérêt du grand public pour le sujet. Les voix, de plus en plus nombreuses, qui s'élèvent pour dénoncer un système de surveillance de masse proche de celui de la NSA, sont en effet inaudibles. A cela, plusieurs raisons : le caractère très technique du débat, du point de vue juridique et des technologies de surveillance d'internet ; l'acceptation par une majorité de Français de la nécessité d'abandonner certaines libertés au profit de davantage de sécurité ; et la présentation du projet de loi comme essentiellement antiterroriste, qui donne l'impression que le "citoyen qui n'a rien à se reprocher" n'est pas concerné.
Comment intéresser les citoyens au débat, même ceux qui n'y connaissent rien en droit ou en technologies numériques ? Voici quelques pistes pour balayer les idées reçues.
Idée reçue 1. Encore un coup de ces activistes du web qui crient au loup pour un oui ou pour un non
Ce jeudi, plusieurs organisations se sont retrouvées pour une conférence de presse commune. Parmi elles : la Ligue des Droits de l'Homme, Reporters sans Frontières, Amnesty International, la Quadrature du Net, le Syndicat des avocats de France, et le Syndicat de la magistrature. Cela commence à faire beaucoup. Mais ce qui est significatif pour ce projet de loi, c'est la mobilisation au-delà du landernau numérique.
Les critiques sont loin d'être professées uniquement par des libertaires et des geeks. Les arguments des détracteurs du projet de loi font appel à des notions de contre-pouvoirs au sens large. "Ce projet organise l'impunité de l'Etat", avance la Ligue des Droits de l'Homme. "Aucune loi de surveillance de masse ne peut être compatible avec le droit international", dénonce Amnesty International. Quant au Syndicat de la Magistrature, il évoque de "potentielles dérives de police politique", un "texte profondément liberticide", et une recherche d'"impunité totale" pour la puissance publique.
Idée reçue 2. Ceux qui n'ont rien à se reprocher sont tranquilles, je ne suis pas concerné
Comme une partie des nouvelles dispositions introduites par le projet de loi est réservée à la prévention du terrorisme, on peut se dire que le citoyen lambda n'a pas de souci à se faire. Ce n'est pas demain que les services secrets installeront un micro chez madame Michu, n'est-ce pas ? Quant au nouveau système d'algorithme de détection des suspects, Manuel Valls assure qu'"aucune correspondance privée ne sera concernée". Les services de renseignements n'auront accès qu'aux "données de connexions", également appelées "métadonnées". Ca y est, vous décrochez ? Cela veut simplement dire que l'on n'ouvre pas votre courrier, mais on sait qui vous écrit, à qui vous écrivez, quand, comment, depuis quelle adresse vous postez vos lettres, et avec quel stylo vous les écrivez. Même si vous ne rédigez que les brouillons et que vous ne les envoyez jamais, on peut aussi le savoir.
"Les métadonnées sont tellement complexes qu'on n'a plus besoin de lire le contenu. Si on connaît votre réseau, vos mots de passe, votre historique de navigation sur internet et celui de vos recherches sur cinq ans, cela devient inutile", explique Adrienne Charmet-Alix, de la Quadrature du Net. "Cela revient à un profilage total de vos activités sur internet. Dire que la surveillance de masse est anonyme est faux."
Idée reçue 3. Comme si on pouvait se passer du renseignement... C'est irresponsable, et de toutes façon cela existe déjà
Pour les détracteurs du projet de loi, il ne s'agit pas d'empêcher les services de renseignements de faire leur travail. Personne ne dit que c'est un monde de bisounours. Ce qui manque, c'est un contrôle démocratique.
"La logique de ce texte est que la puissance publique doit pouvoir tout faire, en refusant tout contrôle a priori, explique Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature. La commission de contrôle qui sera créée (la CNCTR, ndlr) ne pourra donner qu'un simple avis. Tous les pouvoirs seront entre les mains du Premier ministre. Si son avis n'est pas suivi, elle pourra saisir le Conseil d'Etat, seulement si elle vote ce recours à la majorité absolue. Si un citoyen saisit le Conseil d'Etat, il ne pourra pas faire appel à un avocat pour se défendre. Quand bien même le Conseil d'Etat invaliderait une procédure, le secret défense prévaudra et on ne saura jamais quelle technique a été utilisée et quels renseignements ont été collectés. C'est une loi qui refuse tout droit de regard indépendant de l'exécutif, donc indépendant du politique."
Idée reçue 4. Il faut faire confiance à l'Etat pour ne pas dévoyer les moyens à sa disposition
N'empêche que tout le monde s'est indigné quand Edward Snowden a révélé les pratiques de la NSA. "Face à l'Etat, on a besoin de garanties, pas de confiance, résume Pierre Tartakowsky de la Ligue des Droits de l'Homme. Il n'y en a pas." "Il ne faut pas s'en remettre à une pratique correcte de l'Etat, quand c'est l'Etat qui peut la faire dériver, poursuit Laurence Blisson. La question n'est pas d'être dans la défiance permanente, c'est qu'une démocratie a besoin de garanties."
S'en remettre aux "lanceurs d'alerte" n'est pas vraiment une alternative. En effet, l'article 7 du projet de loi prévoit que révéler l'existence de mesures - même illégales - employées par les services de renseignement sera... illégal.
Idée reçue 5. Si c'est pour plus de sécurité, on peut bien accepter moins de libertés
En partant du principe que pour vous et moi, seule la surveillance de masse sur internet constitue dans ce projet de loi une atteinte à la vie privée, rien ne dit qu'elle ne soit compensée par une plus grande sécurité. En effet, l'efficacité de la surveillance de masse est le grand point d'interrogation de cette loi. En outre, celle-ci dépendra grandement du budget que l'Etat y consacrera - cela représente une masse énorme de données à filtrer et analyser -, et on ne le connaît pas.
"L'étude d'impact est indigente sur l'efficacité et l'évaluation budgétaire", déclare Adrienne Charmet-Alix. "Les parlementaires reconnaissent eux-mêmes leur ignorance. Ils sont sur le point d'adopter un texte dont ils ne mesurent ni le sens ni l'efficacité. Ils ne comprennent pas ce qu'ils veulent légaliser", s'emporte Laurence Blisson. "L'exemple américain n'est pas très concluant, ajoute Felix Treguer de la Quadrature du Net. L'investissement est la vraie question. N'y a-t-il pas un leurre techniciste à adopter ces technologies ?"
La coalition d'associations qui combattent le projet de loi va avoir très peu de temps pour mobiliser citoyens et députés. Le texte sera examiné en procédure d'urgence, et les amendements, doivent être déposés d'ici à samedi, alors que le texte définitif n'a été présenté que la semaine dernière.
Quelques réactions
- Dinah PoKempner, directrice juridique chez Human Rights Watch :
“ Bien que l'objectif du projet de loi soit de raccrocher les pratiques de surveillance de la France au cadre du droit, c'est en réalité une extension massive des pouvoirs en matière de surveillance qui se drape dans le voile de la loi. La France se doit de faire mieux que ça, surtout si elle veut se distancier des pratiques de surveillance de masse abusives et secrètes des Etats-Unis et du Royaume-Uni, qui suscitent tant de contestations juridiques. ”
“ L'exemple du droit américain montre comment des normes vagues peuvent facilement finir par justifier une surveillance de masse ”, selon DinahPoKempner. “ La très large portée de ce projet de loi contredit radicalement les obligations de la France aux termes du droit international des droits humains, et pourrait servir à légitimer légalement un État de surveillance. ”
Le texte inclut l'obligation pour les opérateurs d’installer des dispositifs secrets, non spécifiés et fournis par l’État, pour analyser les comportements suspects – par exemple des visites sur des sites web faisant l'apologie du terrorisme, ou des contacts avec des personnes faisant l'objet d'une enquête. Cette obligation pourrait potentiellement s'appliquer à un nombre pratiquement illimité de critères, selon HumanRights Watch.
HumanRights Watch a rappelé que de nombreux chercheurs, journalistes, universitaires, avocats et acteurs humanitaires visitent des sites web qui font l'apologie du terrorisme, et échangent avec des personnes liées à des crimes, pour mieux comprendre ces exactions et lutter contre elles.
“ L'ensemble des activités d'organisations indépendantes devrait-il ainsi faire l'objet d'un contrôle et d'une suspicion généralisée ? ” a demandé DinahPoKempner. “ Les gouvernements les plus répressifs pourront remercier la France, qui créée un précédent juridique en forçant les plus grandes entreprises de l'Internet à contrôler non seulement les indices de “terrorisme”, mais aussi les indices d'une dissidence tout juste naissante, ou même d'une pensée indépendante. ”
Deux autres aspects du projet de loi sont inquiétants. Une fois approuvées, les mesures de surveillance – y compris grâce au piratage ou des logiciels malveillants – pourront être prolongées indéfiniment, sans contrôle judiciaire ni signalement à la personne qui en fait l'objet. Les données obtenues grâce à cette surveillance pourront, dans certains cas, être conservées cinq ans, voir même indéfiniment.
- Le Parti Pirate :
Le Parti pirate lance un appel solennel aux députés de la république. Mesdames, messieurs, quelles que soient vos convictions vous avez choisi de représenter le peuple français et de défendre les valeurs de la République. Celles-ci sont contenues dans sa devise : “ Liberté, Égalité, Fraternité. ” La Liberté, donc, voici ce qui est pour le peuple français le bien le plus précieux.
La loi sur le renseignement qui est actuellement débattue à l’Assemblée nationale est un projet délétère et liberticide. Banaliser le recours administratif, c’est remettre en cause la séparation des pouvoirs et la présomption d’innocence. Faciliter la censure sur Internet, c’est fouler aux pieds la liberté de la presse et la liberté d’expression. Et mettre en place les boîtes noires, c’est créer un système de contrôle du peuple incontrôlable par le peuple : l’inverse diamétral de la démocratie.
Mesdames et messieurs les députés, cédant aux sirènes démagogiques d’un discours sécuritaire, certains d’entre vous ont pu, dans la confusion qui a suivi la tragédie du mois de janvier, envisager l’effroyable crime qui consiste à supprimer le premier et le plus beau des mots de notre devise nationale. A ceux-là nous demandons de se reprendre. Qu’est-ce que la France, que sont les Français sans leur liberté ?
Aux autres, qui ont toujours gardé la tête froide, le Parti pirate signifie son soutien et demande de tout mettre en œuvre pour raisonner leurs collègues. Le fait est qu’on ne fera pas reculer le terrorisme avec des lois mais en renforçant les moyens de la justice. De toutes façons, le terrorisme n’est ici qu’un prétexte : pêle-mêle sont désormais concernés les sites de prostitution, pro-anorexie ou critiquant le gouvernement… Jusqu’où iront-ils ? Le contrôle n’est pas le moyen, c’est l’objectif !
Messieurs et mesdames les députés, vous qui avez la charge du destin du peuple français, rappelez-vous au moment de voter pour ou contre la loi sur le renseignement que vous serez comptables devant l’Histoire. Et rappelez-vous également cette devis de Périclès : “ Il n’est pas de bonheur sans liberté ni de liberté sans courage. ”
- Marc Trévidic, juge d'instruction au TGI de Paris, pôle antiterrorisme :
Au micro d'Yves Calvi, le juge antiterroriste Marc Trévidic a dénoncé les risques potentiels de la loi sur le renseignement actuellement en débat à l'Assemblée : "Quand une loi me paraît dangereuse, je suis inquiet". Le texte de loi doit donner un cadre légal aux pratiques, souvent officieuses, des services de renseignement, notamment en matière d'interceptions des appels, des SMS et des mails. Une surveillance extrajudiciaire, avec l’aval du premier ministre, qui prévoirait également la mise en place de "boîtes noires", observant les données de connexion de tous les internautes.
"Il y a une absence de contrôle totale dans cette loi" estime le juge, évoquant le manque de protection des citoyens vis à vis de l'Etat dans le projet de loi. Pour le juge, attaché aux libertés individuelles, cette loi constitue une "arme redoutable" si elle est mise entre de "mauvaises mains". "C'est une loi qui peut être utilisée à mauvaise escient" insiste celui qui a travaillé aux affaires terroristes les plus sensibles.
- Chien Guevara (modestes aboiements de gardien de niche des libertés) :
Sera autorisé « le recueil des renseignements relatifs aux intérêts publics suivants » :
- La sécurité nationale
- Les intérêts essentiels de la politique étrangère et l’exécution des engagements européens et internationaux de la France
- Les intérêts économiques et scientifiques essentiels de la France
- La prévention du terrorisme
- La prévention de la reconstitution ou du maintien de groupement dissous
- La prévention de la criminalité et de la délinquance organisées
- La prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique.
Et éventuellement, modifiés ainsi (merci Monsieur Urvoas) :
- L’indépendance nationale l’intégrité du territoire et la défense nationale (amendement 151)
- Les intérêts majeurs de la politique étrangère et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère (152)
- Les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France (153)
- La prévention du terrorisme
- La prévention de la reconstitution ou d’actions tendant au maintien de groupements dissous (155)
- La prévention de la criminalité et de la délinquance organisées
- La prévention de la prolifération des armes de destruction massive (154).
Je mets au défi quiconque qui lit cet article de me garantir qu'il n'est pas, n'a jamais été, et ne sera jamais concerné de près ou de loin par ces sept sujets (de plus liste extensible annoncée).
Orwell nous avait pourtant prévenu ; il ne nous avait juste pas dit sous quel prétexte Big Brother viendrait nous regarder respirer !
L'article chez lui : Loi « post-charlie » sur le renseignement : troquer sa liberté contre plus de sécurité
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