Nicolas Sarkozy en agent de recrutement des enseignants
Ce qui est intéressant et remarquable à propos de l’École c’est que tout le monde en parle comme si chacun la connaissait parfaitement alors que – y compris au sein de son personnel – rares sont ceux qui en connaissent bien l’histoire et le système de gouvernance.
Nicolas Sarkozy n’a pas échappé à critiquer l’École et son personnel en toute ignorance de ce qu’elle est vraiment.
Selon Nicolas Sarkozy dire qu’il n’y a « pas assez de fonctionnaires » est une « démagogie invraisemblable » notamment en ce qui concerne les enseignants. Pour l’ancien président, le statut des professeurs, avec « 24 heures par semaine [de travail] et six mois de l’année », est coûteux et insoutenable pour les finances publiques : « Le statut du professeur des écoles (...) c'est 24 heures par semaine (...) six mois de l'année (...) Entre les vacances et les week-ends… ». « Alors je sais bien, il faut préparer les cours... Maternelle, grande section ». « Je sais qu'il faut corriger les copies et je sais que c'est un boulot difficile d'être enseignant, mais il faut dire la vérité maintenant, nous n'avons pas les moyens d'avoir un million d'enseignants. ».
Outre le persiflage de mauvais goût et leur teneur désobligeante, ces propos peuvent être analysés suivant trois axes : l’impact sur le recrutement d’enseignants, l’impact sur l’autorité des enseignants et le comportement des élèves et de leurs familles, l’évolution ou la non-évolution de l’École.
Avant d’aller plus loin, il est important de situer la dimension dialectique de ce discours qui n’est pas porté par un inconnu dépourvu d’influence sur le public. Rappelons-nous quelques traits majeurs de l’action politique de Nicolas Sarkozy, comme ministre de l’Intérieur puis comme président de la République. Deux points majeurs ont marqué sa stratégie dans la gestion des pouvoirs que les citoyens lui avaient confiés : le renforcement de l’autorité de l’État notamment à travers celle des enseignants et celle des forces de l’ordre, un deuxième point illustré par le paradoxe que pouvait constituer sa volonté acharnée de diminuer le nombre de fonctionnaires (il a été le président de la République qui a le plus supprimé de postes de policiers). D’ailleurs, en matière de renforcement de l’autorité ce ne fut pas non plus un des moindres paradoxes que de l’entendre traiter les magistrats de « petits pois ». Ce discours s’inscrit dans une philosophie générale de gestion de l’État où la brutalité du langage prend une place prépondérante qui s’appuie, voire se fonde, sur une rhétorique souvent déplacée, inopportune et provocatrice. Souvenons-nous du « tire-toi sale con » adressé à un visiteur du salon de l’agriculture qui refusait de lui serrer la main, « on va les nettoyer avec un Karcher » adressé à des habitants d’un quartier qui avait connu quelques troubles, et le sublimissime « l’Afrique n’est pas encore assez rentrée dans l’histoire » lors d’un discours à Dakar. On a dit de Nicolas Sarkozy qu’il était clivant, c’est sans doute pire. Ces morceaux de discours semblent montrer, en tout cas on peut les prendre comme tels, une stratégie de confortation d’un pouvoir central par la création d’une division profonde des organes de la société et de ses membres.
Ainsi, le discours de Nicolas Sarkozy à propos des enseignants ne détonne pas par rapport à ce qu’il pouvait dire pendant l’exercice de ses mandats, ce qui, rappelons-le, lui a valu de ne pas être réélu à la fin de son quinquennat ni d’être choisi en 2016 par les adhérents de son parti politique comme candidat à l’élection présidentielle de mai 2017, péripéties auxquelles il faut ajouter celles nombreuses avec la justice dans lesquelles il est (ou a été) impliqué[1]. Aussi, compte tenu de cet ensemble d’éléments, nous pouvons (nous devons) nous interroger sur la légitimité de son discours à propos des enseignants. Au-delà de cela, si on ramène ce discours au rapport qu’il entretient avec le milieu stricto sensu de l’École, on peut dire qu’il s’agit là d’un bel exercice de connerie si nous nous appuyons sur la définition que Denis Diderot donnait de la connerie dans l’Encyclopédie[2] : « La connerie consiste à émettre un jugement dans l’ignorance volontaire du contenu de ce qui est jugé, ce qui rend toute compréhension impossible. »
Une fois posés les éléments d’analyse de la pertinence ou plutôt de l’impertinence de ce discours de Nicolas Sarkozy à propos des enseignants, revenons à l’analyse des trois axes que nous citions plus haut.
Ce discours disqualifiant pour la profession d’enseignant, dans un monde où le besoin de reconnaissance notamment par rapport à son travail est prépondérant, ne peut avoir qu’une portée négative sur le recrutement de futurs enseignants. Depuis plusieurs années les concours d’enseignants recueillent de moins en moins de candidats ce qui ne permet pas, malgré des rattrapages, de répondre à tous les besoins exprimés par le ministère. Disqualifier un métier ainsi que le fait Nicolas Sarkozy c’est tout faire pour qu’il ne présente aucun caractère d’attractivité pour les jeunes. À ce phénomène de difficultés de recrutement, en raison des difficultés du métier mais aussi pour la raison de besoin de reconnaissance, nous constatons de plus en plus de démissions d’enseignants en cours de carrière : 508 en 2008-2009, 2978 en 2020-2021 ; le nombre de démissions relativement minimes par rapport à l’effectif global des enseignants n’est pas significatif du malaise repéré, ce qui l'est c’est l’augmentation du nombre des démissions multiplié par presque 6 en 14 ans. Alors, on comprendra que le discours de Nicolas Sarkozy est plutôt de nature à faire fuir vers d’autres métiers.
Dire en substance que les enseignants seraient payés pour peu d’heures effectives de travail c’est dire implicitement qu’ils seraient des fainéants limitant leur travail à leur temps de présence en classe. Dire que les enseignants seraient un luxe coûteux et insoutenable pour les finances publiques c’est-à-dire, au-delà des personnes, que la France dépenserait trop d’argent pour l’éducation, et peut-être même dire que l’éducation ne peut pas être une priorité pour un pays comme la France. La France consacre environ 6,7% de son PIB aux dépenses pour l’éducation ce qui la situe dans la moyenne des pays de l’OCDE. Dire que c’est trop, c’est-à-dire que cette dépense est du gaspillage et, selon Nicolas Sarkozy, que ce gaspillage serait dû essentiellement à la masse salariale constitue un discours relève d’une vision nihiliste de l’avenir du pays. Ce discours comme le précédent fait porter un lourd discrédit aux enseignants. Ajouté au discours précédent, c’est inscrire les enseignants dans une spirale du mépris auquel s’ajoute l’inutilité de l’Éducation nationale cela ne peut qu’entraîner les élèves et les familles à ne respecter ni les enseignants l’institution scolaire. Voilà qui est un paradoxe supplémentaire, voire un illogisme ou un manque de cohérence, pour quelqu’un qui se voulait être le chantre de l’autorité.
Enfin, c’est peut-être un point positif d’une juste réaction, ce discours devrait amener à une vraie réflexion sur l’École et son organisation ; réflexion qui n’a pas eu lieu durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, car ce discours met en évidence à travers le temps travail des enseignants que le système scolaire est organisé sur des bases vieillottes voire désuètes qui ne correspondent absolument pas aux nécessités d’un système scolaire qui répondrait aux besoins de la société. Entendons par là les besoins en termes de contenu et de qualité de formation, mais aussi en termes de management des personnels et de réponse à une organisation de la famille (y compris celle des enseignants) qui a beaucoup évolué ces cinquante dernières années.
Alors que l’École française fonctionne sur les mêmes fondements organisationnels, gestionnaires et idéologiques que lors de sa fondation dans la deuxième moitié du 19e siècle, la société a terriblement évolué. L’École n’a répondu à cette évolution que par des « réformes pointillistes » comme si on s’était contenté de donner du paracétamol pour soigner une gangrène. Sauf avec le Plan Langevin-Wallon, au sortir de la Deuxième guerre mondiale, qui d’ailleurs n’a jamais été totalement mis en œuvre, à aucun moment l’institution scolaire n’a connu de réforme de fond, tout au plus n’ont été mises en œuvre quelques tentatives d’adaptation d’ailleurs souvent plus liées à des modes autant pédagogiques que managériales, sans jamais des besoins de la société soient interrogés.
Si pour beaucoup, jusqu’au milieu du 19e siècle, l’éducation n’a d’autre but que la libération et l’épanouissement de l’homme, que son émancipation, pour d’autres, dans la deuxième moitié du siècle, qui rejettent la philosophie individualiste du 18e, l’éducation doit essentiellement s’occuper de former les opinions et les mœurs, c’est le ferment de l’École de Jules Ferry : former des citoyens, des républicains. Les instructions officielles de l’École primaire de 1945 (reprenant dans l’esprit celles de 1887 et 1923) confirment une finalité utilitariste à l’École : l’éducation devait être « à la fois utilitaire et désintéressée, réaliste et idéaliste » parce que « la plupart de nos élèves devront dès qu’ils nous auront quittés, gagner leur vie par leur travail… » ; aussi était-il rappelé que les aspects utilitariste et humaniste de l’école ne sont que deux aspects d’un idéal unique : « Le travailleur, le citoyen, l’homme ne sont pas trois êtres différents, mais trois aspects d’un même être. Il n’y a pas de véritable éducation, pensons-nous, si l’on ne s’efforce à la fois de cultiver l’être humain et de le préparer à la vie. » On voit se dessiner, au fil du temps mais surtout au fil de la dialectique autour des notions d’éducation et d’école, un contrat. Est-ce que ce contrat est suffisamment clair pour l’individu ? C’est ce qui se joue dans l’application des lois de Jules Ferry[3] : la relation entre l’individu représenté par son père (à l’époque) et la société à travers une institution qui est l’instruction obligatoire. Il y a une partie non négociable : l’instruction, et une partie négociable : les conditions d’accès à l’instruction. La famille a le choix entre l’instruction donnée à domicile, une école privée ou l’école publique. Mais, depuis 1945, que connaît-on des termes du contrat ?
Qui saurait aujourd’hui dire qu’elle est la finalité, quels sont les objectifs de l’école qu’ils soient voulus par la société ou qu’ils soient le désir de l’individu ? L’objectif humaniste est surtout le fait des mots : les fameuses valeurs que chacun se garde bien de définir. Mais, dans la pratique, dans un vécu pragmatique et quotidien, c’est bien l’objectif utilitariste qui prévaut avec son lot d’orientation et d’élitisme, de rejet et d’échec, et surtout le refus de la dimension éducative pour se recentrer sur la seule instruction ce qui est contradictoire au regard de l’évolution de la société où l’individu est « entrepreneur de soi », il est sommé de construire sa vie, sa place dans la société, d’être autonome. À cela s’ajoute la vitesse incroyable à laquelle les techniques, donc les industries et les services progressent et changent. Alors, les institutions, donc l’école, doivent accompagner là où elles s’étaient construites pour fournir des prestations dans une organisation sociale remarquablement formatée et normée. C’est bien ce qu’évoquent D. Vrancken et C. Macquet[4] en écrivant : « « […] les métiers de l’intervention ne sont plus perçus comme détenteurs d’une vérité à révéler. Ils individualisent leurs interventions, restituent les sujets, les aident à élaborer des projets de réhabilitation d’eux-mêmes. L’usager devient un acteur de sa propre guérison, voire un quasi-professionnel ayant à accomplir un travail sur lui-même. »
L’École bien qu’elle ait évolué ne répond plus aux besoins de la société ni à ceux des individus car ses modes de fonctionnement sont dessués. L’organisation du temps et le lieu de travail des enseignants sont une composante majeure dans le dysfonctionnement de l’École et du lieu de travail des enseignants. Cessons de ne nous focaliser sur les « évaluations » nationales et internationales consommatrices de temps de travail des enseignants peu profitable aux élèves pour organiser autrement l’école.
Outre que le discours de Nicolas Sarkozy est une stupidité monstre absolument pas digne d’un ancien président de la République, au moins devrait-il avoir le mérite de devoir susciter la réflexion sur l’organisation du travail des enseignants. Malheureusement, les aspects négatifs de ce discours l’emportent sur le maigre espoir qu’il pourrait susciter la réflexion sur la gouvernance et l’organisation de l’école.
[1] Médiapart en donne une esquisse intéressante
[2] L’Encyclopédie de Diderot, article Connexion, III 889a.
[3] Jean-Jacques Latouille, Les écoles à TULLINS-FURES et les Lois Jules-Ferry (1601- 1890), L’Harmattan.
[4] Vrancken D, Macquet C, la société du travail sur soi. Vers une psychologisation de la société, Belin, 2006
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