Pourquoi l’anticomplotisme est-il en échec et doit y rester partie 2
Le complotisme est donc bien un processus d'empowerment, c'est-à-dire de réappropriation du pouvoir personnel, tant intellectuel que politique. En dénigrant le premier, l'anticomplotisme étouffe le second, repoussant ainsi une possible révolte populaire anticapitaliste.
L'anticomplotisme, expression d'un mépris de classe
Le terme de complotiste résonne souvent comme pouvait résonner celui de bigote ou de bondieusard, on y sent une condescendance semblable envers ceux qui ne réfléchissent comme il se doit. Nicolas Casaux résume ce mépris ainsi
Les anticomplotistes s’empressent de conchier tous ceux qu’ils qualifient de « complotistes », de les traiter de tous les noms, de les dénigrer avec parfois un mépris de classe abject (je ne sais plus quel article mass-médiatique renvoie à un thread Twitter d’une personne affirmant que les complotistes sont des gens « moyens » (ne possédant pas de diplôme supérieur d’éducation, etc.) frustrés et idiots).
Mais, cette condescendance est encore pire aujourd'hui : il y a un siècle, les intellectuels laïcs étaient conscients de la différence de nature entre raison et croyance. Aujourd'hui, les anti-complotistes reprochent aux personnes séduites par les thèses complotistes de ne pas se donner les moyens de réfléchir "correctement". Or, c'est une imposture de suggérer que tout le monde peut faire ce travail de recherches d'informations, de croisement des sources et de constructions d'une pensée personnelle. Rares sont ceux qui en ont le temps après une journée de 8h et plus rares encore ceux qui en ont l'envie, et c'est légitime !
En outre, comme le rappelle Peter Gelderloos, philosophe libertaire,
"Les personnes sur-éduquées des milieux aisés sont intensivement entraînées à n'utiliser l'analyse que pour défendre et améliorer le système existant tout en les rendant tragiquement sceptiques et dérisoires vis-à-vis des idées et des suggestions révolutionnaires."
Oublier que le débunkage et le travail d'enquête sont la mission des médias mainstream, pas des personnes, relève du mépris de classe des classes aisées et éduquées envers le peuple qui ne sait pas penser.
Cela devrait être la mission des médias de fournir des réponses claires et fiables, facilement accessibles, bref de vulgariser. Mais la massification des médias a plus brouillé et noyé la vulgarisation que le contraire : il est aujourd'hui bien plus chronophage et compliqué de vérifier et sourcer les informations qu'il y a 20 ans et c'est loin de n'être qu'une question de volonté. Je ne crois pas qu'il y ait eu de documentaire objectif et grand public sur la chloroquine ou sur tout autre sujet de débats abordés par Hold up Covid...
Les vidéos complotistes produisent pourtant de la connaissance,
Les théories complotistes produisent bel et bien de la connaissance, même si ce processus n'aboutit pas à un savoir vrai. En effet, si l'on reprend les définitions de Patrick Juignet, psychiatre et philosophe
"La connaissance est un rapport actif au monde qui vise à s’en faire une représentation et à l’expliquer." Son résultat est le savoir
Il ne fait aucun doute que Hold up Covid relève bien d'un processus de connaissance et qu'il a activé le rapport au monde d'un nombre impressionnant de spectateurs. La structure même du complotisme, qui laisse une large part à l'interprétation, favorise la connaissance comme processus actif au lieu de vouloir à tout prix imposer un savoir et cela peut expliquer aussi leur succès.
Si "la valeur du savoir dépend de la qualité épistémique du processus qui l'a engendré", la valeur du processus en tant que tel est toujours égale, ce qu'oublient les anticomplotistes...
Alors même qu'ils échouent à susciter ce processus,
Alors même que c'est parfois leur métier !
Enfin, les thèses complotistes, même si elles produisent un savoir faux, s'insèrent parfaitement dans la société de la connaissance de Peter Drucker puisque la connaissance qu'elles produisent est bien une source d'enrichissement... Financier ! Leur audience sur Internet, puis celle de leurs démentis, génèrent un profit substantiel... La connaissance, même si elle produit un savoir faux, produit un argent bien réel grâce aux médias de masse !
L'anticomplotisme fait donc preuve à l'égard du complotisme du même mépris que naguère envers les religieux, refusant de voir que, contrairement au dogmatisme religieux, les vidéos complotistes sont bien des processus de connaissance qui suscitent une réflexion chez leurs spectateurs, un processus qui a une valeur intrinsèque et financière, même si le savoir obtenu est faux. On peut dès lors se demander les raisons profondes d'un tel mépris et surtout d'une volonté si forte de discréditer ce processus
L'anticomplotisme, outil de maintien de l'ordre social
A ce stade de la réflexion, on peut se demander pour quelles raisons le complotisme suscite autant de réactions hostiles, pourquoi il semble si important de l'éradiquer ou au moins le neutraliser alors qu'il produit de la richesse et permet malgré tout l'accès à un certain type de connaissance définie comme mise en réflexion.
Le vrai problème posé par le complotisme, ce ne sont pas ses thèses erronées, ni même son mode argumentatif perçu comme douteux. Non, le vrai problème est son pouvoir de subversion sociale. On trouve dans l'Histoire de nombreux exemples où la croyance en l'existence d'un complot a suffi à provoquer des transformations sociales importantes.
Ainsi, au XVI-XVIIème siècle, la chasse aux sorcières fut justifiée par la conviction que ces femmes "libres" complotaient avec le Diable pour détruire la Chrétienté. Comme l'écrit Nicole Jacques-Lefèvre, normalienne professeur de littérature et spécialiste des sorcières
Les comptes-rendus de procès en sorcellerie et les traités de démonologie, du Marteau des sorcières à Pierre de Lancre, construisent et reproduisent une même fiction, conforme à leurs attentes, de pacte et de complot.
La peur d'un complot a donc produit une forte violence ( 60 000 victimes) pour aboutir à une transformation sociale sans précédent, en l'occurrence la main-mise du catholicisme sur les croyances et la vie quotidienne des Européens de l'époque moderne.
L'exemple le plus frappant du pouvoir de transformation sociétale du complotisme est la Grande Peur : durant l'été 1789, la conviction paysanne d'un complot aristocratique visant à étouffer les prémisses de la révolution conduit le peuple des campagnes à prendre d'assaut les châteaux, comme le rappelle ce Podcast france culture... Il faudra abolir les privilèges pour y mettre fin.
L'égalité s'est donc affirmée à cause de la croyance en un complot, largement relayé par des journaux qui commençaient à peine à être diffusés. Comme l'écrit l'historien Philippe Munch dans son article l’imaginaire du complot et la violence fondatrice : aux origines de la nation française (1789),
La peur du complot a produit la violence qui a elle-même produit un discours justificatif mettant en scène le complot aristocratique."
La peur d'un complot aristocratique a produit la violence de la Grande Peur qui a ensuite produit un discours extrémiste se justifiant... Mais c'est bien cette peur qui est aux origines de notre société actuelle !
Le même enchainement se retrouve à d'autres moments historiques où la croyance en l'existence d'un complot a suscité de la violence et in fine, un important changement social.
A la fin du XIX, dans un contexte de difficile enracinement de la démocratie et de la république en France, les complots sont légion et jouent un rôle important dans la politisation de la société. Ainsi, Léo Taxil qui invente un foisonnant complot maçonnique sataniste (10 000 pages imprimées ! ), a contribué d'une part à déstabiliser le gouvernement de la IIIème République dont de nombreux membres étaient franc-maçons et d'autre part, à faire entrer les catholiques monarchistes dans le débat démocratique. On peut même lire l'affaire Dreyfus à travers cette grille : après tout, croire en l'innocence ou la culpabilité de Dreyfus revenait à croire en l'existence d'un complot militaire visant à l'accuser ou à rejeter la possibilité de ce complot. Or, ce débat complotiste dreyfusards contre anticomplotistes-antidreyfusards est le premier grand débat politique républicain.
Au XXème siècle, le complot réel ou redouté fut aussi une importante force de (non) changement politique, notamment pendant la guerre froide. Que ce complot soit réel comme les complots ourdis par la CIA pour endiguer le communisme en Iran ou au Chili ou un pur fantasme comme le péril rouge du maccarthysme, ce moment de l'Histoire des USA, au début des années 1950, où la croyance en un complot communiste infiltrant les institutions politiques et culturelles conduisit à une purge des élites. L'idée d'un complot suffit à mobiliser des forces sociales et politiques importantes au service d'un projet de société (libéral capitaliste), contre un autre (socialiste ou communiste), et même plus subtilement
"Le maccarthysme, c'est aussi l'arme des républicains pour abattre les démocrates."
André Kaspi
On peut donc bien dire que la croyance en un complot aboutit à un changement sociétal : christianisation des moeurs, fin des privilèges, enracinement de la démocratie ou du capitalisme. Par conséquent, l'anticomplotisme apparaît comme une force conservatrice.
Le projet de société des complotistes de Hold up n'est pas très clair, il n'est même pas sûre qu'ils en aient un mais par contre, le pouvoir de subversion de cette vidéo est évident : elle porte et diffuse une forte critique du capitalisme mondialisé, du néolibéralisme décomplexé.
Discréditer ce discours pour vice de forme, outre que c'est inefficace, aboutit surtout à renforcer ce système, à le soutenir. L'anticomplotisme, sous couvert de vouloir émanciper intellectuellement les complotistes égarés, les maintient en fait à distance de toute critique fondamentale du système capitalo-marchand, en suggérant que, si l'on n'est pas capable de construire sa critique selon les règles... Mieux vaut ne pas critiquer !
Ce discours anticomplotiste est bien au service du maintien de l'ordre néolibéral capitaliste actuel... Et à l'opposé de l'émancipation par la réflexion dont, pourtant il se réclame mais qu'il rend improbable par son mépris de classe.
En conclusion, les méthodes de débunkage échouent à ramener les complotistes Covid dans le droit chemin de la pensée parce qu'elles ne voient pas que leurs arguments formels peuvent s'appliquer à l'immense majorité des discours médiatiques contemporains et qu'elle n'essaient même pas de répondre aux questions existentielles posées par ce documentaire et par la crise sanitaire. Les discours anticomplotistes méprisent la capacité de Holdup à produire de la réflexion, à défaut d'un savoir vrai, et se coupe ainsi de leur cible. Ce faisant, ils se transforment en outil de maintien de l'ordre néolibéral, car, en discréditant les discours, ils réduisent à néant leurs capacités de mobilisation populaire révolutionnaire.
Les clivages autour de Hold up révèle donc les tensions actuelles de la société bien au delà des réactions à la crise COVID et par dessus les clivages politiques habituels. D'un côté, certains continuent à réfléchir selon les modalités issues des Lumières, bien qu'elles soient assez largement mises en échec aujourd'hui par l'émergence de la société de la connaissance et la massification des médias et ne répondent pas aux questions existentielles exacerbées par la crise : les anticomplotistes. D'autres renoncent au savoir vrai pour privilégier la réflexion autonome et la critique individuelle, afin de répondre par leurs propres moyens à ces mêmes questions. Ce faisant, ils sont susceptibles de remettre profondément en cause le système néolibéral actuel, d'abord en idées mais pourquoi pas en actes si s'active le pouvoir subversif du complotisme. Le complotisme est donc bien un processus d'empowerment, c'est-à-dire de réappropriation du pouvoir personnel, tant intellectuel que politique. En dénigrant le premier, l'anticomplotisme étouffe le second, repoussant ainsi une possible révolte populaire anticapitaliste.
C'est pourquoi il est important pourl’émergence du monde d’après qu'il reste inefficace. En revanche, une alliance entre une partie des anticomplotistes, la frange écolo/de gauche, et les spectateurs de Hold up, soit sincèrement convaincus soit simplement ébranlés par ce discours, pourrait constituer le point de bascule vers la sortie du capitalisme.
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