À méditer par tous
ceux qui ont des idées à propos de l’école
« Tout l’avenir de
l’intelligence dépend de l’éducation, ou plutôt des enseignements
de tout genre que reçoivent les esprits. Les termes d’éducation et
d’enseignement ne doivent pas être pris dans un sens restreint. On
songe généralement, quand on les prononce, à la formation
systématique de l’enfant et de l’adolescent, par les parents ou par
les maîtres. Mais n’oublions pas que notre vie tout entière peut
être considérée comme une éducation non plus organisée, ni même
organisable, mais au contraire, essentiellement désordonnée, qui
consiste dans l’ensemble des impressions et des acquisitions bonnes
et mauvaises que nous devons à la vie même. L’école n’est pas
seule à instruire les jeunes [et les moins jeunes]. Le milieu et
l’époque ont sur eux autant et plus d’influence que les éducateurs.
La rue, les propos, les spectacles, les fréquentations, l’air du
temps, les modes qui se succèdent (et, par mode, je n’entends pas
seulement celles des vêtements et des manières, mais celles qui
s’observent dans le langage), agissent constamment et puissamment sur
leur esprit.
Mais donnons d’abord
notre attention à l’éducation organisée, celle qui se dispense
dogmatiquement dans les écoles. Je ferai une remarque préliminaire
qu’exige, à mon avis, la caractéristique la plus manifeste de notre
temps. J’estime qu’on ne peut plus traiter une question quelconque
qui concerne la vie humaine sans tenir compte des diverses formes
qu’elle revêt dans l’ensemble du monde civilisé. En toute matière,
notre époque exige de nous ou nous impose un regard plus étendu
qu’il ne le fut jadis. On ne peut plus restreindre l’étude d’un
problème humain à ce qui se passe dans une certaine nation. Il faut
étendre son investigation aux peuples voisins, parfois à des
peuples très éloignés. Les relations humaines sont devenues si
étroites et si nombreuses [que dire de ce qui a résulté depuis, de
ce point de vue, de la mondialisation], et les répercussions si
rapides, et souvent si surprenantes, que l’examen des phénomènes de
tous ordres qui s’observent dans un canton restreint ne peut suffire
à nous renseigner sur les conditions et les possibilités
d’existence dans ce même cercle restreint, mêmes locales. Toute
connaissance est aujourd’hui, nécessairement une connaissance
comparée.
Les hommes de demain en
Europe [et dans le monde], c’est à dire les enfants et les
adolescents d’aujourd’hui, se divisent en groupes forts différents.
Ces groupes seront demain en regard l’un de l’autre, ils seront en
concurrence, en liaison ou en opposition entre eux. Il faut donc bien
observer comparativement ce que nous faisons de nos enfants et ce
qu’en font les autres nations, et songer aux conséquences possibles
de ces éducations dissemblables. Je n’y insisterai pas beaucoup .
Mais je ne puis ne pas rappeler que, dans trois ou quatre grands
pays, la jeunesse tout entière est, depuis quelques années, soumise
à un traitement éducatif de caractère essentiellement politique.
Politique d’abord, tel est le principe des programmes et des
disciplines scolaires dans ces nations. ... mais revenons à la
France et considérons un peu notre système d’éducation et
d’enseignement.
Je suis bien obligé de
constater que ce système, ou plutôt ce qui en tient lieu (car,
après tout, je ne sais pas si nous avons un système, ou si ce que
nous avons peut se nommer système), je suis obligé de constater que
notre enseignement participe de l’incertitude générale, du désordre
de notre temps. Et même, il reproduit si exactement cet état
chaotique, cet état de confusion, d’incohérence si remarquable,
qu’il suffirait d’observer nos programmes et nos objectifs d’études
pour reconstituer l’état mental de notre époque et retrouver tous
les traits de notre doute et de nos fluctuations sur toute valeur.
Notre enseignement n’est pas ... nettement dominé par une politique
[bien qu’ il y tende]. Il est mêlé de politique, ce qui est fort
différent ; et il est mêlé de politique de manière
irrégulière et inconstante. On peut dire qu’il est libre, mais
comme nous-mêmes sommes libres, d’une liberté tempérée à chaque
instant par la crainte de ses excès, mais ravivée dès l’instant
suivant, par la crainte de l’excès contraire. À peine sommes-nous
rassurés par l’énergie qui s’annonce et qui va se montrer, que nous
nous hérissons contre cette démonstration esquissée. ...
Qu’en résultera-t-il
pour la valeur de la culture ? Que deviendront l’indépendance
des esprits, celle des recherches et surtout celle des sentiments ?
Que deviendra la liberté de l’intelligence ? »
Une réflexion de Paul
Valéry qui n’a pas pris un cheveu blanc