Revenir à soi, même si c’est un péché, revenir au pays
Aujourd'hui, quelqu'un qui a dans les 30 ans peut très bien se souvenir de la première fois où il a regardé la télévision. C'est une étape importante de la transformation de ce petit animal de l'espèce humaine que nous sommes originellement, en un humain occidental de notre époque, même si ce n'est pas la seule de ce genre. D'autres étapes importantes de ce genre sont par exemple, la première fois où on voit une statue, un tableau ou un dessin, une photo, ou la première fois où on se voit dans un miroir.
Nous aimons donner du sens aux évènements de notre vie, qui pourtant n'en ont pas ; et nous aimons aussi, quand nous sommes fortement engagés dans une voie, voir dans tel ou tel banal souvenir d'enfance, un signe que nous étions prédestinés à nous engager dans cette voie. S'il fallait placer l'écriture de tous ces billets de blog sous le signe d'un souvenir d'enfance de leur auteur, il faudrait alors sûrement que ce soit la première fois où il a regardé la télévision.
C'était dans les années 1980 et, comme dans une publicité vantant le mode de vie occidental, l'auteur qui avait alors 5 ans, était rentré dans la chambre de ses parents à leur réveil, et ils l'avaient invité à s'installer entre eux dans leur lit. Entre eux il regardait pour la première fois à la télévision, un dessin animé, c'était un épisode d'Ulysse 31.
Personnages principaux d'Ulysse 31, FR3, 1981
Revenir à soi, même si c'est un péché.
Comme le dit si bien le générique de ce dessin animé, « Ulysse revient », sans cesse, parce qu'il ne cesse d'errer partout, comme un mort-vivant ou un refrain. Et c'est parce qu'il y a toujours des gens qui errent qu'Ulysse revient toujours comme un refrain : car c'est toujours dans la rêverie des gens qui errent qu'il revient.
A la Renaissance, il revient dans la rêverie de Du Bellay alors en voyage à Rome, et devient aux yeux de qui se replonge dans ces rêveries, le symbole de l'errance des hommes de la Renaissance, qui erraient dans le vieil imaginaire de l'antiquité gréco-romaine. Les hommes de la Renaissance erraient dans cet imaginaire païen, rempli de joies terrestres, parce que le Moyen-Âge d'où ils voulaient sortir avait trop erré lui aussi, mais d'une autre manière : il avait été excessivement chrétien, trop souvent tourné loin de soi, vers les cieux. Paradoxalement, c'est donc par soif d'un retour à soi, d'un retour à la vie ici-bas, que les hommes de la Renaissance ont commencé par errer loin de leur chez soi, de leur ici.
Mais ils ont fini par s'en rendre compte. Du Bellay a dit dans ses Regrets, poèmes écrits à Rome, que la Rome antique n'était plus qu'une ruine, et qu'il languissait son pays. Puis dans un essai pour la Défense et illustration de la langue française, il a dit que si les artistes français veulent vraiment ressembler aux artistes antiques, il gagneront à s'en inspirer, mais il ne faut pas qu'ils les imitent trop, car rien ne ressemble moins à un artiste qu'un imitateur qui ne fait que reproduire sans créer. Il fallait donc que lui et les autres poètes de la Pléiade fassent vivre leur propre langue, la langue française, comme l'avaient fait avant eux les poètes antiques avec leurs langues antiques.
Après des siècles de domination, dans les sphères intellectuelles, du latin, Rabelais raconte des histoires en français. Après des siècles de domination d'un imaginaire tourné vers la vie éternelle dans le paradis des chrétiens, parmi les anges, les moines pauvres et chastes, et les saints martyrs, les histoires de Rabelais parlent au contraire du corps autant que de l'âme, et des plaisirs de la vie, cherchent à faire rire ; et elles son peuplées par la population que côtoie aussi Rabelais, et son imaginaire parfois très superstitieux ou païen. Shakespeare joue des pièces en anglais, où se côtoient les héros de l'antiquité romaine, les fées, les lutins et les sorcières de l'imaginaire celtique, avec les gens de la population anglaise, même les plus comiques ou vulgaires. Et il raconte comme un nouveau Homère, ou un nouveau Sophocle, les péripéties des héros de l'Histoire de l'Angleterre, son pays. La Fontaine redonnera une nouvelle vie aux antiques Fables d'Esope, exprimant une sagesse très pragmatique et malicieuse, très au fait des défauts humains et des pièges que nous tend la vie, en mettant en scène des animaux doués de parole, ou bien des gens normaux. Montaigne écrit dans ses Essais : « Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains qu'il ne pense seulement pas à soi. ».
Ulysse revient encore à notre époque, dans une chanson de Brassens, poète dont on peut dire que, dans sa vie comme dans son œuvre, il a beaucoup erré. Ce dont Ulysse est le symbole revient aussi au cinéma, par exemple dans E.T. (« E.T. téléphone maison »), ou dans Into the wild, film dont le personnage principal, après avoir beaucoup voyagé en vagabond, finit par se fabriquer un petit chez soi précaire dans une carcasse d'autobus, et par espérer d'en avoir un jour un plus complet, avec une Pénéloppe et un Télémaque.
Et Ulysse revient donc même sous la forme d'un personnage d'un dessin animé, dans une histoire qui se déroule au 31ème siècle, et dans cette grande machine à faire parfois voyager (par des émissions comme Thalassa, Faut pas rêver...), mais aussi souvent, cette machine à faire errer les gens, qu'est la télévision. Mais admettons que cette fois, ceci n'a pas grand chose à voir avec cela : Ulysse revient à la télévision seulement parce qu'elle revisite tous les classiques, et non pas parce que l'errance de la télévision la fait rêver d'Ulysse.
Revenir au pays, pour que le dépaysement redevienne une joie.
Ulysse revient, comme un refrain, mais aussi comme quelqu'un qui cherche désespérément à revenir chez lui, parmi les siens. Le voyage a bien sûr des vertus, mais il faut manquer singulièrement de lucidité pour croire qu'il s'oppose à tout enracinement. Le voyage conçu contre tout enracinement n'est plus un voyage mais une errance, comme l'errance d'Ulysse, vécue par lui comme une errance, parce qu'il souffre du déracinement. C'est d'ailleurs pour cela qu'il revient dans les rêveries de ceux qui errent : parce qu'ils ne voyagent plus, mais souffrent comme lui du déracinement.
Cessez donc de souffrir du déracinement, et votre errance redeviendra un voyage, diront alors certains à ceux qui errent. Mais autant dire à celui qui a une rage de dents : cesse d'avoir mal aux dents. Ou à une chatte affolée qui cherche ses chatons perdus : cesse de vouloir retrouver tes chatons. Ce qu'on ressent est parfois moins facile à manipuler que le langage ; l'emprise du langage sur ce qu'on ressent a parfois des limites. Parfois la seule manière de ne plus ressentir ce qu'on ressent est de ne plus rien ressentir du tout, comme quand on reçoit une piqure de morphine, fume de la drogue, boit deux bouteilles de whisky, ou quand on attrape la maladie d'Alzheimer ou se fait lobotomiser.
Il est bien vrai que l'enracinement ne se conçoit pas sans le voyage, comme l'avait si bien vu Simone Weil (auteur de la première moitié du XXème siècle, agrégée de philosophie à 22 ans, élève d'Alain, puis ouvrière chez Renault et ouvrière agricole, chrétienne et socialiste, morte à 34 ans en 1943). Dans L'enracinement (IIème partie, « Le déracinement paysan »), elle dit :
« Par un effet de contraste, une trop grande stabilité produit chez les paysans un effet de déracinement. Un petit paysan commence à labourer seul vers 14 ans ; le travail est alors une poésie, une ivresse, quoique ses forces y suffisent à peine. Quelques années plus tard, cet enthousiasme enfantin est épuisé, le métier est connu, les forces physiques sont débordantes et dépassent de loin le travail à fournir ; et il n'y a rien d'autre à faire que ce qui a été fait tous les jours, pendant plusieurs années. Il se met alors à passer la semaine à rêver de ce qu'il fera le dimanche. Dès ce moment il est perdu. [...]
Il faudrait fournir un aliment à la soif de nouveau qui le saisit. Pour un jeune paysan, il n'y en a qu'un, le voyage. Il faudrait donner à tous les jeunes paysans la possibilité de voyager sans dépenses d'argent, en France et même à l'étranger [...] Cela impliquerait l'organisation pour les paysans de quelque chose d'analogue au Tour de France. On pourrait y joindre des œuvres d'éducation ou d'instruction. Car souvent les meilleurs des jeunes paysans [...] sentent de nouveau vers dix-huit ou vingt ans le goût de s'instruire [...] Le jeune garçon, ayant roulé par le monde plusieurs années [...] rentrerait chez lui, ses inquiétudes apaisées, et fonderait un foyer ».
Rester trop enfermé suscite l'ennui, par lequel on n'est plus en phase avec le monde qui nous entoure, par lequel donc on se déracine. Inversement, si un voyage commence par être un plaisir, au bout d'un moment on peut avoir envie de rentrer chez soi : au moment précis où il deviendrait une errance s'il durait encore trop longtemps, le voyage stimule l'enracinement, en nous faisant mieux sentir le lien particulier qui nous relie à notre chez nous. C'est aussi cela qu'illustre le motif récurrent d'Ulysse, et c'est encore cela qu'illustre, de manière plus violente, la perte définitive d'un être cher, qui nous fait sentir le lien particulier qu'on avait avec lui en coupant brusquement ce lien et nous plongeant dans l'état de deuil, et dans une nostalgie qu'il nous faudra surmonter.
Du Bellay, Les regrets, sonnet XXXI, 1558
L'enracinement ne se conçoit donc pas sans le voyage, et réciproquement aussi, le voyage ne se conçoit pas sans l'enracinement.
D'abord parce que s'il n'y a plus dans le monde de lieux singuliers dans lesquels des gens sont enracinés, si donc le monde est une espèce de soupe uniforme, alors on est partout dans le monde au même endroit, il n'y a plus de passage d'un lieu à un autre, il n'y a plus donc de voyage, comme le dit Régis Debray (auteur contemporain de gauche), dans son Eloge des frontières.
Ensuite parce qu'on ne voyage plus, mais on erre, quand l'éloignement par rapport à notre lieu d'enracinement dure au delà de ce qui est assez long pour nous, et nous fait souffrir de nostalgie. Il n'y a plus alors de plaisir du voyage.
Enfin comme le dit encore Simone Weil (IIème partie), « quand un peintre de réelle valeur va dans un musée, son originalité en est confirmée ». Pour le déraciné, le voyage n'est plus un échange entre son enracinement qui est imprimé en lui, et ce dans quoi il voyage, c'est une simple imprégnation d'un être vide d'enracinements, qui va seulement dans un seul sens, du milieu dans lequel il voyage vers lui, mais pas de lui vers ce milieu. C'est alors un petit peu comme quand nous, occidentaux d'aujourd'hui, écoutons des musiques du monde, comme les musiques brésiliennes, cubaines, africaines, slaves... Nous croyons être principalement en train de voyager en écoutant ces musiques, mais nous sommes des déracinés, et n'avons donc pas chez nous la richesse qu'elles ont : c'est finalement cette richesse que nous n'avons pas que nous aimons écouter, c'est moins pour voyager que nous les écoutons, que pour assouvir notre nostalgie de cet enracinement dont nous ne pouvons jouir, qui nous manque, et que nous trouvons en elles. Le voyage sans l'enracinement cache souvent une triste nostalgie de l'enracinement perdu.
Par leurs définitions, l'enracinement et le voyage apparaissent comme des contraires, et on s'imagine alors qu'ils ne peuvent se concevoir que l'un contre l'autre. Mais finalement, comme le dit aussi Simone Weil (IIème partie, « Le déracinement ouvrier »), loin de s'opposer, « l'enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires ». C'est cela qu'elle avait illustré pour le cas des paysans de son époque, en montrant comment le voyage et l'enracinement forment un système, sont deux parties d'un même tout, parties inconcevables hors de ce tout auquel elles appartiennent. De même par exemple qu'une ampoule électrique est inconcevable sans des piles ou une prise de courant pour l'alimenter en électricité, et que les piles et les prises de courant sont inconcevables sans des appareils utilisant de l'énergie électrique ; de même qu'un pinceau est inconcevable sans peinture, et que la peinture est inconcevable sans rien qui serve à l'étaler sur une surface ; etc, etc... Le système dont parlait Simone Weil, c'était simplement : des lieux singuliers, d'enracinement de ceux qui les habitent, et des voyages allant d'un lieu à l'autre.
Il ne faut donc ni chercher à concevoir l'enracinement contre tout voyage, ni le voyage contre tout enracinement ; mais il faut chercher à les concevoir de telle manière que chacun ne nuise pas à l'autre, et il faut chercher la bonne articulation et le bon équilibre entre les des deux.
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