Suicide d’une instit : l’Education nationale comme symptôme d’une France en décomposition
Valérie
Cruzin, 39 ans, enceinte de six mois, s’est suicidée le 4 mars 2008, donnant à cette
occasion la mort à un enfant à naître. Elle était institutrice de maternelle, en
poste depuis un an et demi dans la ville de Pauillac, située dans une région
connue pour être austère, le Médoc. Un geste grave qu’on ne peut comprendre et
qui a surpris la presse au point que la nouvelle divulguée le 28 mars dans
Sud-Ouest soit reprise par les médias nationaux. Sans doute, les proches se
sont donné un délai pour rendre public un fait aussi tragique, le temps de
digérer et de reprendre des forces pour répliquer car dans cette affaire, une
plainte a été déposée contre des parents d’élèves pour diffamation suite à des
lettres adressées au rectorat et même au domicile de la victime. Cette
institutrice était semble-t-il connue pour des problèmes relationnels. C’est ce
qu’annonce André Mercier, inspecteur d’académie jouant son rôle de contre-feu
face à l’accusation des proches contre une hiérarchie qui n’aurait pas soutenu madame Cruzin, victime d’une fronde émanant de parents et de membres de cette
école maternelle, dont quelques agents dépendant des services municipaux. La
dépêche de Sud-Ouest fait état notamment d’une réunion plutôt sévère, sorte de
tribunal tenu à la rentrée 2007 pour « recadrer », comme on dit,
l’intéressée, avec la présence de deux élus municipaux (au passage, merci la
politique de proximité et le cafouillage politico-administratif, avec des
agents ayant deux hiérarchies). Un climat qui s’est détérioré de mois en mois.
Une affaire de greffe anthropologique comme on en connaît dans les annales,
dans des régions, disons, frustes, locales, de terroir comme on dit. Des
histoires inspirant des téléfilms, en France et plus souvent aux Etats-Unis.
Une configuration idéale pour une analyse à la René Girard. Le bouc émissaire
devenu prétexte à un lynchage collectif d’une communauté de terroir. Et comme madame Cruzin était dans un profil à tendance dépressive, l’irréparable a eu
lieu. Alors qu’elle était en poste depuis plus de dix ans sans antécédents,
décrite comme entière par une de ces anciennes collègues d’Eysines où elle
enseigna six ans sans se faire remarquer. Une affaire bien embrouillée.
Quand
un flic flingue un type et que la presse s’empare du fait divers, et qu’on
soupçonne quelque bavure, les autorités lancent la formule canonique :
« la victime était connue des services de police ». C’est ce qu’on
appelle du déminage médiatique très conventionnel. Valérie Cruzin suicidée, et
une sorte de bavure de la hiérarchie qu’on soupçonne, non pas de l’avoir
abattue, mais d’une non-assistance à institutrice en danger. Et la formule
canonique aussi téléphonée qu’on se demande si elle n’aurait pas été enseignée
aux futurs administrateurs pour communiquer en cas d’urgence avec la presse.
Rien sur le plan professionnel, affirme André Mercier, inspecteur d’académie
mais « nous avions été alertés de ses difficultés relationnelles avec
d’autres enseignants, le personnel de l’école, les parents ». Pour parler
ouvertement, cette dame était connue des services du rectorat. Comme on dit
connu des services de police. Que s’est-il passé réellement ? Nous ne le
saurons sans doute jamais. D’ailleurs, comme on s’en doutait, les journalistes
ont tenté de faire parler quelques parents et quelques professionnels de cette
école maternelle mais en pareil cas, on se doute bien que les faits étant si
graves et si médiatisés, l’omerta règne et personne ne voudra s’exprimer.
Pourtant, on a bien deviné la situation. Et malgré ce qu’on pressent dans
les tenants et aboutissants, une affectation mal préparée, un atterrissage
douloureux, comme pour beaucoup d’enseignants mutés ou nommés. Cas de Mme
Cruzin qui avait demandé sa mutation à Pauillac, ville natale de son mari. La morale imposerait qu’on prenne position
contre cette hiérarchie qui n’a pas mis les moyens nécessaires pour éviter le
drame. Qu’en penser ? Lire cette parenthèse***.
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Le
marasme règne-t-il à l’Education nationale ? Le suicide de Valérie Cruzin
entre dans ce qu’on pourrait appeler une série de violences exercées à l’encontre
de membres du corps enseignant. Rappelons un autre fait aussi grave. Karen
Montet-Toutain, professeure poignardée par un élève. Et auteure d’un livre où
elle dénonce une hiérarchie qui ne l’aurait pas soutenue. Ces deux événements
méritent d’être associés, bien qu’ils soient différents, d’un côté des parents d’élèves
et une sorte d’ostracisme local, de l’autre un élève intempestif mais à chaque
fois, cette violence contre ces pièces essentielles de la société, les
enseignants, ceux qui forment le citoyen et l’instruisent. L’éducation, la plus
belle conquête de l’homme après le cheval, la quintessence de la république et
de la démocratie. Et une hiérarchie qui paraît ne pas jouer son rôle. Ces cas
sont-ils isolés ? Non, en consultant les témoignages sur le Net, on peut
affirmer que les situations de détresse dans lesquelles sont plongés des
enseignants, notamment des stagiaires, sont répandues ; et toujours, en
dépit des diversités, un dénominateur commun, cette hiérarchie qui ne met
aucune application à soutenir les enseignants en difficulté. Ces choses dites,
on se demandera si cette situation est ancienne, donnant l’impression d’être aggravée
par un phénomène d’exposition médiatique, ou alors si réellement, la situation
du corps enseignant a empiré, suivant de ce fait la dégradation des relations
de travail dans d’autres secteurs, privés notamment, avec des cas de suicides
et un stress jugé en augmentation. Affaire à surveiller de près comme on dit !
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La
synchronie des événements nous amène aux récentes frondes d’élèves, de parents
et de quelques enseignants mobilisés pour obtenir des moyens, ou du moins,
refuser la diminution programmée des postes et donc des moyens. Ce serait faire
preuve d’une mauvaise foi évidente que de relier ces affaires de violences à la
question des moyens pour dispenser l’enseignement. A moins de pratiquer les
amalgames les plus stupides du genre, si un prof est bousculé c’est parce que
la classe est surchargée. A ce compte-là, autant imaginer des classes avec
trois élèves et multiplier par dix le nombre d’enseignants. Il ne faut pas
déconner. Mais ne pas être aveugle non plus et voir ces mobilisations comme un
signe d’une révolte face à un ministère cherchant à faire des économies. Le
mouvement va-t-il s’amplifier ? La réponse la plus certaine étant
négative. Car les établissements ne vivent pas les mêmes situations et la
fronde n’a aucune raison de s’étendre. Quand bien même ce serait le cas, le ministère peut reculer sur les chiffres et proposer quelques postes sauvés du
contingent de la rigueur. Pourquoi le mécontentement ne peut-il s’étendre à la France ?
Parce que la question des moyens ne rassemble pas, ne se lit pas localement
avec un sens commun, et surtout n’a aucune transcription en termes de symbole ou
d’idéologie. Bref, rien à voir avec le CPE, dont l’impact symbolique a porté le
mouvement de grande ampleur que l’on a connu en 2006.
L’EN
voit ses moyens amputés. Mais les situations sont diverses. Certains
établissements subissent plus durement la rigueur budgétaire. Alors que d’autres
problèmes minent le corps enseignants. La violence et le marasme de la société
s’invitent, à travers les parents irascibles, les élèves indociles produits d’une
incapacité éducative parentale et de l’abrutissement médiatique, dans l’enceinte
des établissements. Là est le signe d’une société qui se décompose et surtout s’ampute
car les zones ne sont pas touchées de la même manière. Et une hiérarchie qui
semble avoir démissionné, au service des calculs ministériels mais pas de l’éducation.
Alors que le niveau des élèves de CM2 n’a cessé de baisser, chute brutale après
1990 puis lente dégradation la dernière décennie. Il y a quand même un
problème. Ces élites de l’administration et des IUFM croient que sans elles l’éducation
n’existerait pas et ne pourrait fonctionner. Alors que c’est l’inverse. C’est
parce l’EN existe, fruit d’une longue œuvre de civilisation, que ces administrateurs
sont en poste et au lieu d’être reconnaissants, ils sont devenus des narcisses bureaucratiques
se croyant indispensables au système alors qu’ils ne font rien pour améliorer
la situation ni la préserver. La France se meurt. Les élites l’ont tuée, avec
la complicité des masses !
Et
pourtant, l’espoir est indemne, car nous savons tous, nous gens lettrés et de
plume, que le salut existe et qu’il est porté par l’écriture qui, si elle reprend
ses lettres de noblesse et son impact révolutionnaire, peut mener le combat là
où il doit se situer maintenant, dans les esprits, dans les symboles, dans les
idées. L’écriture donne à voir, à penser, orientant les actions dans la bonne
voie.
***
(Parenthèse décalée. Les esprits affûtés par le sens critique et historiques
verront dans cette affaire l’héritage de Vichy. Ils compareront, toutes
proportions gardées, la hiérarchie de l’EN et ses inspecteurs à la Préfecture
de Papon en une autre époque. Ils verront dans ces lettres de parents d’élèves
des avatars de délation actualisés à la mesure de notre époque. Les lecteurs de
Sartre trouveront sans doute la trace des salauds ordinaires à la Roquentin, et
seront happés par cette nausée qu’on croyait ensevelie dans une autre époque.
Hélas, ce n’est pas le cas. L’esprit de Vichy semble bel et bien présent.
Rémanence d’une sale histoire qui n’ayant pas été soldée, continue à faire des
dégâts, comme du reste le maccarthysme au States. Certains veulent liquider Mai
68. Ils feraient mieux de se pencher sur Vichy. Fin de parenthèse.)
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