Transgression à Marseille : recruter des profs plus « librement » ?
« Cette ambition pour la jeunesse, c’est d’abord et avant tout le combat pour l’éducation. (…) Si nous ratons l’éducation des enfants, aucune chance de réussir leur vie. Aucune chance ! » (Emmanuel Macron, le 2 septembre 2021 à Marseille).
La venue à Marseille du Président de la République Emmanuel Macron pendant trois jours, du 1er au 3 septembre 2021, a eu l’effet escompté. Tout le monde parle de précampagne du Président sortant et c’est probablement vrai. Mais dans un autre sens, son mandat a encore neuf mois et il ne va pas rester immobile et paralysé de peur d’être considéré en campagne. D’ailleurs, certains l’ont dit en campagne permanente, ce qui peut-être vrai aussi, c’est l’une des tares du quinquennat (qui existait déjà avec le septennat !).
En outre, il ne se serait pas déplacé à Marseille qu’on aurait dit qu’il ne se souciait pas de la deuxième ville de France, qu’il l’avait abandonnée, qu’il préférait promettre des millions en Polynésie française (ce qui n’est pas incompatible), etc.
Bref, Emmanuel Macron est allé à Marseille, et il a eu un certain courage à "affronter" physiquement, je n’aime pas le mot "affronter" mais c’était un peu le cas, la population marseillaise. Il y aurait un réel intérêt à virer toutes les caméras pendant ce genre de visite, car elles pervertissent le dialogue, car les visites présidentielles sont manifestement devenues la foire à la saucisse, c’est à celui qui se fera le plus remarquer pour y placer sa question ou son inquiétude, toujours respectable et réelle, au Président de la République, devant les amis, devant les médias et dans les réseaux sociaux.
Le jour d’après, Emmanuel Macron a prononcé un important discours, appelé "Marseille en Grand", qui expose ce que l’État va apporter à Marseille (on peut le lire dans son intégralité ici). Privé de soleil au moment où il a évoqué le recrutement des enseignants, le Président a dû subir la pluie et la désertion de son public, jusqu’à la fin de l’averse. Il devait alors meubler en tenant son parapluie, avant de reprendre son discours. Moment de solitude.
Mon sujet ici ne concerne pas Marseille même si ce sujet est important. Le maire de Nice, Christian Estrosi, et aussi numéro deux du conseil régional de PACA (on l’oublie un peu vite), expliquait le 1er septembre 2021 que Emmanuel Macron fait à Marseille ce que Nicolas Sarkozy a fait à Paris il y a une douzaine d’années (le Grand Paris), à savoir investir pour redynamiser l’agglomération parisienne (ceux qui vivent à Paris ou à proximité s’aperçoivent depuis une année le nombre de grands travaux qui congestionnent actuellement la circulation). Ce qui est décidé aujourd’hui pour Marseille ne sera certainement pas visible avant l’élection présidentielle prochaine.
Le sujet de cet article est l’éducation. Ce n’est pas un hasard que le Président de la République se soit exprimé sur le sujet le jour même de la rentrée scolaire. Depuis plusieurs années, on dit en lieux communs que l’école n’est pas satisfaisante, et les évaluations internationales ne classent pas la France à un rang honorable, alors que la dépense publique par élève est parmi les plus élevées au monde.
C’est là le talent politique d’Emmanuel Macron : prendre appui sur une situation très dégradée des écoles marseillaises, et proposer des expérimentations. La méthode paraît meilleure qu’une loi de type loi Savary qui systématisait tout idéologiquement. Il s’agit de tester une autre manière de faire que celle en cours à l’Éducation nationale. Bien entendu, ces expérimentations ne pourront pas démarrer avant la rentrée scolaire prochaine, en septembre 2022, dans le cas le plus rapide. Donc, après l’élection présidentielle. C’est donc, pour le Président sortant, un bon moyen de tester son futur projet présidentiel, et sur l’école, il y a forcément des choses à faire.
L’un des problèmes est le système de points pour les affectations des enseignants. Cela dépend de l’ancienneté dans le poste, de l’ancienneté dans l’établissement, du nombre d’enfants, de l’âge, etc. Et les vœux de mutation des enseignants sont plus ou moins suivis selon que le nombre de points est élevé ou pas. En clair, les enseignants les plus chevronnés, les plus expérimentés, ont suffisamment de points pour quitter, le cas échéant, des établissements que je dirais "difficiles", pour enseigner dans des établissements prestigieux, tandis que ceux qui ont le moins de points, les moins expérimentés, les plus jeunes, les moins assurés professionnellement (et même sur le plan affectif), sont affectés dans les zones éducatives difficiles.
Or, c’est l’inverse qu’il faudrait : il faudrait les meilleurs enseignants dans les zones difficiles, mais ces zones ne sont pas très attractives, malgré une prime que l’État propose depuis quelques années.
D’où la proposition d’Emmanuel Macron que les établissements eux-mêmes choisissent leurs propres enseignants. Évidemment, les réactions des syndicats enseignants ont été unanimes, vent debout contre ce qui serait un détricotage du statut de la fonction publique, une transgression par rapport au tabou des fonctionnaires. Du reste, les laboratoires scientifiques non plus ne recrutent pas ses propres chercheurs qui sont recrutés sur concours national. C’est étonnant quand on doit avoir un programme de recherches et constituer des équipes.
Il n’est pas étonnant que l’ensemble des enseignants d’un même établissement ne forme pas nécessairement un tout pédagogique allant dans le même sens, mais une multitude d’individualités, toutes, je n’en doute pas, animées par la bonne volonté et la conscience professionnelle. Pour Emmanuel Macron, cela ne lui paraît pas inconvenant que le chef d’établissement choisisse lui-même ses enseignants susceptibles de tous adhérer à son projet pédagogique.
À ce niveau de la réflexion, et avant de présenter précisément les propositions présidentielles, il convient de formuler plusieurs remarques.
La première, c’est que le principe proposé existe en fait, mais sans le dire explicitement : beaucoup d’établissements avaient recours à des "maître auxiliaires" que la gauche arrivée au pouvoir avait titularisés (au grand mécontentement de ceux qui avaient dû préparer leurs concours, parfois au prix de leur santé ou de la quiétude familiale), et encore aujourd’hui, de nombreux vacataires sont choisis "sur CV" pour suppléer le manque de profs.
La deuxième remarque est que c’est une mesure réellement révolutionnaire puisqu’elle remet toute la fonction publique en question, même s’il s’agit ici de l’Éducation nationale : pourquoi ne pas le faire aussi pour les chercheurs, les infirmières, les policiers, etc. ? Les syndicats sont malins et ont bien vu le danger global que représente la très modeste expérimentation proposée.
La troisième remarque, c’est que malgré cette transgression révolutionnaire, rien ne dit que ce genre de réforme puisse être confrontée à une opposition frontale comme cela a été pour la réforme des retraites. Ainsi, j’en veux pour preuve l’excellente réforme de Valérie Pécresse en été 2007 sur le financement et l’autonomie des universités (loi n°2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités, dite loi LRU), que la plupart des enseignants-chercheurs avaient condamnée pour le principe à l’époque. Ceux-ci voient depuis une dizaine d’années tout l’intérêt économique pour leurs laboratoires (en particulier, des initiatives comme l’IHU Méditerranée Infection n’auraient jamais vu le jour sans un partenariat public-privé).
La quatrième remarque, c’est que la sortie des salaires de la grille salariale est en elle-même porteuse de révolution et demandera de nouveaux moyens financiers de l’État. En clair, si on veut recruter les meilleurs enseignants pour les zones les plus difficiles, il faudra leur proposer des salaires attractifs.
On comprendra donc que les réactions syndicales soient : "il veut privatiser l’enseignement", ce qui ne serait en fait pas du tout le cas puisque les programmes seront toujours nationaux et de provenance gouvernementale. Dans cette réflexion, ceux qui ont le plus à y gagner sont les enseignants, qui restent sous-payés (malgré une revalorisation remarquable sous le gouvernement de Michel Rocard), il y a des différences allant jusqu’à 30 000 euros en fin de carrière par rapport à des collègues d’autres pays européens. Et les autres gagnant sont bien sûr les écoliers.
Venons-en précisément à la proposition d’Emmanuel Macron.
Le principal élément, c’est qu’il y a un devoir d’innovation. Même si personne ne met en doute la compétence des acteurs de l’éducation, tout le monde veut que cela change, le statu quo n’est pas possible. Alors, il faut changer, trouver d’autres méthodes. Et à Marseille, la situation est tellement catastrophique que si on se plante, cela ne peut pas être pire quand même. C’est en tout cas un peu la tonalité du discours présidentiel : « La réponse pour réussir ce combat éducatif, c’est au fond et c’est l’esprit de l’ambition que je veux vous proposer à chaque fois, faire plus, innover et faire de Marseille un laboratoire, et le faire avec des exigences, c’est-à-dire un contrat de confiance où chacun fait sa part. ».
Le diagnostic présidentiel est sans ambiguïté dans sa lucidité : « Faire plus, c’est acter qu’à Marseille, nous avons 174 écoles de la vie qui sont considérées dans un état de délabrement tel que l’apprentissage y est devenu impossible. Il n’y a pas d’autres territoires de la République où il y a une telle concentration de difficultés sur le bâti scolaire. ».
Dans ce diagnostic, il y a aussi « un problème avec vos personnels municipaux, et vous avez trop de grèves », ce qui conduit le Président à être exigeant dans l’aide de l’État : « L’État ne vient pas investir pour en quelque sorte que certains viennent prélever leur dîme. Pardon d’être très franc. Comme je suis très ambitieux avec vous, je vous le dis, et donc en même temps qu’on investit, monsieur le maire, moi, j’attends de vous que vous réformiez, je sais que vous en avez l’envie. Et on aura aussi cette exigence dans le suivi, parce qu’on ne va pas se substituer à un système qui n’arrive plus à se financer parce qu’il s’est construit une mécanique qui n’avance plus, par des petits arrangements, par des faiblesses. (…) Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de courage. ». Le discours présidentiel est d’une limpidité biblique.
L’argent n’est donc pas la seule condition. Emmanuel Macron veut trouver d’autres moyens pour recruter "l’équipe pédagogique" : « On doit pouvoir aller plus loin. Et dans les quartiers où la situation est la plus difficile, qu’est-ce qu’on doit pouvoir faire ? En fait, donner plus de liberté en même temps qu’on donne plus de moyens. Il faut qu’on ait des directeurs d’école à qui on permet d’avoir un peu plus d’encadrement. Il faut que ces directeurs d’école, ils puissent choisir l’équipe pédagogique. (…) Les parents me disent : à tel endroit, les profs ne viennent plus, etc. Ça arrive parce qu’il y a des gens qui sont trop fatigués de travailler trop longtemps dans des quartiers difficiles et c’est vrai. Et donc, on doit permettre aussi à nos enseignants d’être relevés parfois quand ils sont dans des quartiers difficiles. On doit surtout permettre aux enseignants de choisir ces quartiers et les projets pédagogiques qui vont avec Ce n’est pas assez le cas aujourd’hui. Et donc, c’est beaucoup plus que les postes à profil, le problème est beaucoup plus grave, c’est de vraiment permettre, de faire un laboratoire de liberté et de moyens, un projet pédagogique qui est adapté aux élèves. » (Note en passant : je ne crois pas qu’il y ait des projets pédagogiques qui ne soient pas adaptés aux élèves).
Il a poursuivi ainsi : « On doit permettre peut-être (…) d’avoir une équipe qui n’est pas simplement faite d’enseignants, mais de pouvoir d’abord choisir les enseignants qui y sont, être sûr qu’ils sont pleinement motivés, qu’ils adhèrent au projet, ce qui est, je crois, normal parce que c’est dur, et de pouvoir aussi y associer des acteurs extrascolaire qui partagent l’objectif. ».
Une méthode radicalement différente : « Le système a beaucoup bougé, nos enseignants font un travail extraordinaire et sont très engagés, et je les en remercie. On doit aussi continuer de mieux les rémunérer (…). Si on veut aller plus loin et plus vite, le rythme pour ces quartiers, doit être beaucoup plus fort. Et donc, je veux ici qu’on puisse en quelque sorte innover et mettre en place, à côté de ces investissements dans les bâtiments, une méthode radicalement nouvelle pour l’éducation de nos enfants. Inventer ici l’école du futur. (…) Il faut le faire dans les endroits qui sont les plus en difficulté parce que c’est là où on doit mettre très vite beaucoup plus de moyens et avoir des équipes motivées. ».
La mesure concrète : « Je veux qu’on puisse le commencer très vite ici et donc, que ces 50 écoles, on puisse les définir avec les élus, les familles, les parents d’élèves, les associations et évidemment, nos enseignants, qu’on les définisse dans les prochains mois et qu’on puisse lancer ce projet dans les premières écoles, où on pourra donc adapter, repenser les projets d’apprentissage, les rythme scolaires, les récréations, la durée des cours, les façons d’enseigner, et qu’on puisse commencer dès la rentrée 2022-2023. Et évaluer ensuite ces résultats et, s’ils sont concluants, les généraliser. Et on fera cette même innovation dans plusieurs autres quartiers de la République. ».
En d’autres termes : « Au fond, l’idée est simple : donner plus de liberté pour obtenir plus de résultats. Et je suis convaincu que c’est ainsi qu’on y arrivera. ». L’ambition présidentielle sur le terrain éducatif est donc très forte (sur les autres terrains aussi, lire le reste du discours), faire que les directeurs d’école recrutent eux-mêmes leur équipe pédagogique dès la rentrée 2022, et généraliser la mesure en cas de réussite, auquel cas, Marseille sera le nouveau modèle éducatif.
Dans ce très long discours, il y a beaucoup d’autres mesures tout aussi importantes. Mais je pense que la proposition de la liberté de recrutement fera date et on en parlera encore longtemps. Le fait d’ailleurs de placer cette problématique sous l’angle de la liberté est une donnée intéressante, cela veut dire que tout ce qui vient de l’État semble contraindre (notons que la technocratie qu’on reproche à "Bruxelles" est aussi importante voire plus prégnante en provenance de l’État).
Recruter un enseignant comme n’importe quel salarié dans une entreprise, pourquoi pas si c’est pour qu’il y ait une adhésion mutuelle au même projet ? Après tout, un humain, directeur d’école, est mieux placé qu’un froid robot du ministère pour s’occuper des ressources humaines.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 septembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Transgression à Marseille : recruter des profs plus "librement" ?
Discours du Président Emmanuel Macron le 2 septembre 2021 à Marseille (texte intégral et vidéo).
L’école publique gratuite de Jules Ferry.
Alisha, victime d’un engrenage infernal.
Genrer la part du Lyon ?
Daniel Pennac, ministre de l'éducation nationale.
René Haby.
Le handicap et l'école.
La féminisation des noms de métiers et de fonctions.
Les écoles ne sont pas des casernes.
La laïcité.
La réforme du baccalauréat.
Prime à l’assiduité.
Notation des ministres.
Les internats d’excellence.
L’écriture inclusive.
La réforme de l’orthographe.
La dictée à l’école.
La réforme du collège.
Le réforme des programmes scolaires.
Le français et l’anglais.
Le patriotisme français.
Jean-Michel Blanquer.
Jean Zay.
Vincent Peillon.
Alain Devaquet.
Alain Savary.
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