Tsunami, les queues de budget des ONG
Ne donnez plus.
Comme téléspectateur, j’étais complètement incrédule devant la décision de Médecins sans frontières de suspendre la collecte de dons, le 3 janvier 2005, seulement huit jours après que le tsunami eut frappé l’Asie du Sud-est.
Le sujet revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec la publication du rapport de la Cour des comptes sur l’utilisation des nombreuses ressources financières collectées par les ONG françaises pour faire face à la catastrophe.
Bonne nouvelle : les ONG ont donc des problèmes de riches. Le paradoxe de la situation est stupéfiant : on se situe dans le cas exceptionnel où une grande cause - en l’occurrence le tsunami - bénéficie de trop de ressources. On a bien dit trop.
On aimerait pouvoir en dire autant du chômage, de l’assurance-maladie, des services publics, du logement, du sida, de l’éducation, du cancer, de la prévention routière, de l’alcool, du Darfour, des famines, de l’environnement, et je m’arrête là.
« Trop » de ressources ?
Trop de ressources. Les dons récoltés dans l’élan de solidarité ont atteint 10 milliards d’euros à l’échelle mondiale, quand 8,75 milliards avaient été estimés nécessaires (1). Soit 1,25 milliard d’euros « en trop » à dépenser.
Trop de ressources pour une cause : cela signifie donc qu’il existe un concept de « justes ressources » pour cette cause, ce qui semble a priori complètement surréaliste. Cet argent, plus que tout autre, ne mérite-t-il pas d’être préservé plutôt que de retourner à la société civile et d’être dépensé en consommation inutile ou d’entrer dans la danse des flux financiers internationaux ?
Le concept de « trop de ressources » suppose que chaque cause fasse l’objet de son propre financement, et non pas que les causes en général fassent l’objet de financements en général. S’il y a trop de ressources, c’est qu’il n’y a pas assez de besoins, ou que les causes ne fonctionnent pas comme des vases communicants.
Mais c’est justement l’un des problèmes soulevés
par le rapport de la Cour des comptes publié mercredi dernier : l’utilisation du trop-plein de ressources financières par les trente-deux ONG françaises ayant récolté des dons à l’occasion de la catastrophe. La lame des fonds, comme « C dans l’air » avait intitulé son émission d’aujourd’hui, dont je recommande le visionnage.
Une polémique qui porte à la fois sur les entrées et sur les sorties
On
le savait, l’élan de générosité avait été sans précédent. En France, ce
sont plus de 320 millions d’euros qui ont été récoltés (2). Dix-huit mois
après le drame, c’est moins d’un euro sur deux qui a été dépensé (42%).
D’où une première polémique : fallait-il continuer les appels aux dons
alors que l’argent affluait massivement ?
Il est nécessaire de se remettre dans le contexte de l’époque. L’émotion avait atteint son comble car tout concourait pour cela : l’ampleur du drame (230 000 morts), son caractère international (sept pays), la période (Noël), les victimes (parfois occidentales), l’origine de la catastrophe (naturelle), et bien entendu... les images.
Car s’il est de bon ton de critiquer aujourd’hui les ONG qui l’ont joué alarmiste, multipliant les appels aux dons visiblement en dépit des besoins réels, faisant dire à Sylvie Brunel (3) sur le plateau de C dans l’air qu’il s’était agi d’un mensonge fondamental, ne doit-on pas aussi invoquer le rôle joué par les télévisions dans l’émotion générale ?
Et ne faudrait-il pas justement se réjouir de ce que les ONG aient récolté autant d’argent ? Y a-t-il une limite à la générosité ? Je ne crois pas. Même si le message des ONG aurait dû être « vous pouvez continuer à donner, on saura quoi faire de votre argent, en Asie du Sud-est ou ailleurs », plutôt que « les victimes du tsunami ont besoin de vous tout de suite ».
Mais c’est aussi l’utilisation de ce « trop-plein » qui fait débat. Que fait-on de la « queue de budget » et va-t-elle être dépensée efficacement ? Ce graphique nous montre l’état des dépenses mesurées par la Cour des comptes :
(Cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Il reste donc 58% de l’argent à dépenser : 52% de ces dons iront à la reconstruction post-tsunami jusqu’en 2010, et 6% seront affectés à d’autres causes, avec l’accord des donateurs (s’ils refusent, on les rembourse, cela arrive, mais comme on le voit sur le camembert, la restitution est - heureusement - proche de 0%).
La polémique sur les dépenses est triple :
1. Peut-on utiliser la queue de budget pour la reconstruction des côtes de l’Asie du Sud-est alors qu’il est probable que les donateurs avaient l’intention de donner pour de l’aide d’urgence ? Cela me semble être un faux débat. Toute catastrophe nécessite d’abord des secours, puis une restructuration. Ne nous plaignons pas d’avoir les moyens de reconstruire.
2. L’utilisation d’une grande partie de cet argent pour la reconstruction ne va-t-elle pas au-delà des besoins vitaux des populations concernées ? Ne fait-on pas du luxe avec de l’argent humanitaire ? Franchement je n’en sais rien, sauf à dire qu’il ne faudrait pas hésiter à transférer de l’argent du tsunami pour d’autres causes, dût-on en demander l’autorisation aux donateurs (qui dans leur immense majorité, acceptent).
3. Les ONG disposant de ces queues de budget, étant par nature plutôt des spécialistes des secours d’urgence, sont-elles qualifiées pour la phase de reconstruction et vont-elles dépenser l’argent efficacement ? C’est la critique émise par Médecins sans frontières, à l’attention en particulier de la Croix-Rouge
qui est l’association qui dispose des ressources inutilisées les plus importantes (4). C’est sûrement un bon point, dont la Croix-Rouge se défend.
Une triple polémique, mais qui ne devrait pas nous faire oublier qu’en la matière, on préfère avoir des problèmes de riches que des problèmes de pauvres.
Le marché de l’humanitaire
Cette critique de MSF à l’encontre de la Croix-Rouge nous rappelle aussi que les ONG sont en concurrence les unes avec les autres : bienvenue sur le marché de l’humanitaire, où il faut capter le regard du donateur et donc du média pour récolter les sommes qui n’iront pas aux autres ONG - pardon, aux concurrents.
Ceci dit, dans la logique que je défends dans cet article - plus on ramasse de dons, mieux c’est - la logique de concurrence est-elle réellement critiquable si elle permet de multiplier les ressources ?
Non, mais à condition que leur utilisation soit pertinente. A condition que les vases communiquent. Qu’on puisse dépenser ces millions d’euros non pas pour des installations de luxe mais pour faire un petit quelque chose pour, par exemple, les 30 000 enfants qui meurent chaque jour de maladies infectieuses, faute de bénéficier d’accès aux soins de base. (5)
Cette polémique invite donc aussi à une réflexion sur l’efficacité de la dépense humanitaire. Marché, quand tu nous tiens...
Vertus et vices de l’image humanitaire
Une
dernière chose a retenu mon attention dans ce débat : le pouvoir de
l’image. J’avais déjà entendu dire que les images des JT en cas de
famine, catastrophe humanitaire, etc., provoquaient instantanément des élans
de générosité bienvenus. L’image toute-puissante était source, certes
d’inéquités (puisque seuls les drames filmés étaient en position de
générer des dons), mais, tout de même, de quelque chose de positif.
Elle permettait de réparer certaines injustices.
Or, au cours du débat de C dans l’air, Sylvie Brunel raconte que le chargé de mission d’Action contre la faim au Sri-Lanka, dans les premières heures du drame, fait le diagnostic du besoin essentiel : la purification de l’eau. Purification de l’eau ? Ca n’intéressera pas les médias, lui rétorque-t-on en France.
Et ACF de lui envoyer des avions remplis de nourriture, inutiles à la population sri-lankaise, mais vendeurs pour les télévisions et donc utiles à l’image d’Action contre la faim.
Voilà peut-être le véritable effet de la concurrence entre les ONG. Il vient nous rappeler que ce n’est pas à l’image de déterminer quelle cause est la plus juste et quelle victime est la plus nécessiteuse.
(1) Source Libération : « Tsunami : les dons ont-ils fait recette ? », 26 décembre 2005
(2)
214 en provenance des particuliers ; 74 en provenance des
entreprises ou des « autres personnes privées » ; 34 de ressources de
l’Etat.
(3) Géopolitologue, ancienne Présidente d’Action contre la faim
(4) 98 millions d’euros, soit 85% des dons qu’elle a reçus à l’occasion du drame
(5) Source Alternatives économiques, "Le tsunami business", février 2005
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